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Joanna Bérenger, Junior Minister de l’Environnement : «Reconstruire le pays, c’est aussi repenser notre identité»

La Junior Minister de l’Environnement revient sur les défis politiques et écologiques auxquels Maurice fait face après 57 ans d’indépendance. De la protection des zones sensibles à l’inscription des droits de la nature dans la Constitution, en passant par la reconnaissance du kreol morisien au Parlement, elle plaide pour un changement en profondeur.

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« Nous avons le devoir d’apprendre des erreurs passées », avez-vous déclaré lors de votre intervention sur le discours-programme au Parlement, le 28 février dernier. Justement, si on regarde ces presque 57 années d’indépendance, quelle est, selon vous, la plus grande leçon politique que Maurice doit encore assimiler ?
Comme je le disais dans mon discours, l’histoire nous apprend qu’aucun droit n’est définitivement acquis et qu’aucune liberté n’est à l’abri des abus. Un exemple frappant est le Mouvement socialiste militant (MSM), qui a, entre autres, privé nos concitoyens de leur droit de vote aux élections municipales pendant 10 ans, tout en menant une politique purement « communale ». 

Pourtant, en 1982, c’est avec le projet de sanctuariser la tenue des élections législatives tous les cinq ans et de s’affranchir des carcans ethniques que le Mouvement militant mauricien (MMM) a été porté au pouvoir par une majorité absolue. Le MSM n’a donc rien appris du passé ! 

Quand je dis que nous devons apprendre des erreurs passées, je m’adresse surtout à nos dirigeants et aspirants dirigeants, car notre peuple, lui, a montré à de multiples occasions qu’il était véritablement admirable.

Le MMM prône une politique plus inclusive et participative. Comment comptez-vous faire en sorte que la société civile ne soit pas seulement consultée, mais réellement impliquée dans la prise de décision ?
Il me semble que si la société civile est consultée, c’est qu’elle est impliquée dans la prise de décision. Le tout est d’entendre, pas juste écouter. Nous avons entamé ce processus dès notre première semaine en poste, en organisant un atelier avec les parties prenantes concernées pour discuter des projets de réhabilitation de la côte. 

Ensuite, les ONG sont représentées dans plusieurs comités tels que le comité ESA (environmentally sensitive areas), le comité sur les plastiques, et d’autres. Hier, elles ont été consultées également dans le cadre de la mise en place de l’Observatoire de l’environnement. 

Nous prenons aussi toujours en considération leurs réclamations, propositions ou alertes. Par exemple, le « stop order » sur un projet dans le sud récemment a été émis à la suite d’informations d’ONG fiables et crédibles.

L’inscription dans la Constitution du droit de la nature et des droits écologiques comme droits fondamentaux des citoyens nous obligera à agir dans l’intérêt de l’environnement»

L’île Maurice fête ses 57 ans, mais ses paysages changent rapidement. Quand vous regardez la transformation de notre île depuis l’indépendance, quel est le plus grand gâchis environnemental qui vous vient à l’esprit ?
Ses paysages ont commencé à changer bien avant l’indépendance. Nos forêts endémiques ont été sacrifiées pour faire place d’abord à l’exploitation de la canne à sucre, ensuite à un développement qui n’a pas suffisamment pris en compte nos zones écologiquement sensibles. Aujourd’hui, il ne nous reste que 1 % de nos forêts endémiques en bon état de conservation, et 90 % de nos zones écologiquement sensibles ont déjà été détruites, selon le rapport ESA 2009, alors qu’elles sont essentielles pour nous permettre de faire face à la crise climatique.

Le MSM n’a fait qu’aggraver la situation avec des projets comme Legend Hill, qui a défiguré la montagne de La Tourelle ; les routes B103 et B104 à Chamarel, construites sans étude environnementale, détruisant l’une des rares forêts endémiques restantes et abritant des crécerelles ; le Métro Express, dont l’Environment Impact Assessment a été cachée et qui a sacrifié les camphriers centenaires devant le bazar de Vacoas et la belle promenade Roland Armand à Rose-Hill ; les constructions sur des zones humides, de Bel-Ombre à Baie-du-Tombeau…

Nous réparerons ce qui peut l’être, mais surtout, arrêtons de toute urgence le massacre des ESA et protégeons-les, comme il se doit, à travers une loi-cadre.

Beaucoup voient l’écologie comme une contrainte plutôt qu’une opportunité. Quels emplois verts ou secteurs émergents pourraient, selon vous, redéfinir l’économie mauricienne dans les années à venir ? Maurice pourrait-elle devenir un hub de l’innovation écologique en Afrique ?
Une étude menée en Amérique avance que les métiers qui existeront en 2030 n’existent pas encore aujourd’hui. Formons donc nos jeunes aux compétences qui seront nécessaires demain.  

Des « métiers verts » seront incontournables. Le Transitional Unemployment Benefit, par exemple, pourrait être accompagné de formations à ces métiers dont nous aurons besoin pour prévenir, maîtriser et corriger les impacts négatifs et les dommages à l’environnement.  

Ces métiers verts peuvent inclure des spécialistes dans la construction d’écoquartiers, des électriciens spécialisés dans les panneaux photovoltaïques, etc. Le Skills Master Plan, annoncé dans le programme gouvernemental, devra aller dans cette direction et faire en sorte que les formations de l’Université de Maurice ne soient plus en décalage avec les besoins du marché.  

L’école polytechnique devra aussi être redynamisée en vue d’une formation vocationnelle mieux adaptée.

L’utilisation du kreol morisien est aussi une façon de nous affranchir de notre héritage colonial»

Vous parlez d’inscrire les droits de la nature dans la Constitution. Concrètement, quelles seront les premières actions visibles pour que ce ne soit pas juste une belle promesse sur papier ?
Cette inscription sera à l’agenda de la Constitutional Review Commission, et cela ne sera pas juste un symbole. Avec cet amendement historique, la durabilité ne sera plus une considération secondaire, mais deviendra le socle des politiques publiques. Cela redéfinira notre rapport à l’environnement et fera en sorte que chacun soit obligé de le mettre au cœur des décisions.

La constitutionnalisation du droit à une nature saine et en bonne santé fera en sorte que toutes les autres lois sur notre sol ne puissent s’écarter de ce principe fondamental.

Les jeunes sont de plus en plus engagés pour la planète, mais ont l’impression que leurs voix ne comptent pas. Comment leur donner un vrai rôle dans les décisions écologiques ?
Les ONG sont représentées au sein de différents comités, souvent par des jeunes passionnés par la cause environnementale. Il y a également le National Youth Environment Council, qui regroupe des jeunes de 18 à 35 ans, avec des profils variés, y compris des représentants de diverses ONG. Des moyens sont mis à leur disposition afin qu’ils puissent prendre des initiatives, mais aussi mener des analyses et formuler des recommandations sur les décisions à prendre.

Leur contribution ne s’arrête pas là, bien entendu. Je m’assure de faire de mon mieux pour répondre aux courriels et aux sollicitations des jeunes. Mais ce n’est pas juste une question de dialogue. De nombreux jeunes n’attendent pas qu’on leur « donne un rôle » : ils/elles le saisissent et prennent position, notamment sur les réseaux sociaux. À ceux-là, je leur dis : rejoignez-nous ! Engagez-vous en politique et changeons les choses ensemble.

Vous avez dénoncé l’inaction des gouvernements précédents face aux destructions écologiques. Mais soyons francs : à chaque mandat, on entend les mêmes promesses. Qu’est-ce qui fera que, cette fois, les choses seront réellement différentes ?
Comme je l’ai dit plus haut, l’inscription dans la Constitution du droit de la nature et des droits écologiques comme droits fondamentaux des citoyens nous obligera à agir dans l’intérêt de l’environnement. La révision de l’Environment Act 2024 pour éliminer les incohérences et combler les failles que nous avions déjà dénoncées, la promulgation de l’ESA Act, ainsi que la mise en place du plan pour une économie circulaire avec le tri et le recyclage des déchets sont des objectifs majeurs pour notre gouvernement.

Évidemment, vous pouvez me dire que ce ne sont, pour l’instant, que des promesses – mais je crois que les Mauriciens savent qui sont ceux qui sont sérieux sur l’environnement.

Venons-en à notre langue maternelle, pour laquelle vous avez fait un vibrant plaidoyer. Le kreol morisien reste exclu des débats parlementaires. En 2025, peut-on encore parler d’une indépendance inachevée tant que cette langue n’a pas trouvé sa place officielle dans nos institutions ?
Il nous faut reconstruire le pays après dix ans d’un gouvernement autoritaire, manipulateur, mais surtout diviseur. Et reconstruire le pays, c’est aussi repenser/renforcer notre identité. 
À l’heure où les droits de nos compatriotes sont bafoués, où l’on privilégie les étrangers fortunés pour l’immobilier et exploite les travailleurs étrangers pour les emplois, il est essentiel de réfléchir à ce que signifie réellement être Mauricien(ne) aujourd’hui. Pour le MMM, il semble évident que le premier élément qui devrait permettre de vivre pleinement notre mauricianisme et nous rassembler de nouveau est notre langue, patrimoine commun de notre nation. 

Il nous faudra travailler donc pour plus de reconnaissance du kreol morisien, instrument essentiel pour notre souveraineté démocratique. Et c’est ce que nous faisons, quand, par exemple, nous permettons son enseignement jusqu’au Grade 13 et son utilisation au Parlement.  

Si demain, le kreol morisien était officiellement adopté au Parlement, quel impact concret cela aurait-il sur la vie des Mauriciens, au-delà du simple symbole ?
J’estime que nos lois permettent déjà qu’on parle le kreol. Notre Constitution proclame, à l’article 1, que Maurice est un État souverain et démocratique, et garantit, à l’article 12, la liberté d’expression, toute restriction devant être justifiable dans une société démocratique. 

Le kreol morisien demeure absent des débats parlementaires, au motif que l’article 49 (tout comme les Standing Orders) établit l’anglais comme langue officielle de l’Assemblée, tout en autorisant le français. Mais ce texte n’interdit pas explicitement l’utilisation du kreol morisien ; il ne fait que dire laquelle des deux langues couramment utilisées à l’époque est celle des documents officiels. Mais on l’interprète couramment en ce sens, au prix d’une contradiction avec les articles 1 et 12. Or, en droit, lorsqu’un texte admet deux lectures, on privilégie celle qui concilie plutôt que celle qui exclut. On doit donc pouvoir parler le kreol au Parlement.

Cela permettrait une participation réellement inclusive, puisque les débats parlementaires seraient accessibles à tous les Mauriciens, ce qui n’est pas le cas actuellement. Les Mauriciens s’intéresseraient davantage non seulement aux débats parlementaires, mais, par extension, à la politique en général. 

Mais l’utilisation du kreol morisien va plus loin. C’est aussi une façon de nous affranchir de notre héritage colonial. C’est affirmer que nous, peuple métissé, pouvons utiliser notre langue nationale, produit de cette culture métissée, pour débattre de l’avenir de notre pays, et prendre les décisions pour nous-mêmes. 

Nous nous assurerons que les conditions sont réunies pour permettre l’épanouissement des femmes et aller vers la parité»

Certains estiment que l’anglais et le français garantissent une ouverture internationale et que privilégier le kreol morisien pourrait nous isoler. Que leur répondez-vous ?
Je n’ai pas parlé de privilégier le KM au détriment des autres langues. Il s’agit de rendre les gens libres de parler dans la langue de leur choix, y compris leur langue maternelle. 

Toutes les recherches en psycho-linguistique et en psychopédagogie ont démontré que l’on développe sa capacité de penser dans sa langue maternelle. Quand on maîtrise sa langue – syntaxe, grammaire et vocabulaire –, on arrive à mieux se représenter le monde. Et pour moi, le plus important, c’est que l’on développe sa capacité de penser. 

À tous ceux qui disent que le kreol morisien va nous isoler, je les enjoins à découvrir le système éducatif dans les pays scandinaves, où les enfants apprennent dans leur langue maternelle dès la petite enfance et en primaire. Et vous savez, ces pays se classent parmi les premiers, depuis plus de 10 ans, dans le classement PISA ! Personne ne dit à un Finlandais, par exemple, pourquoi il apprend sa langue maternelle. D’ailleurs, la même question n’est pas posée à un Anglais ou à un Français. 

On voit la langue créole progresser dans la musique, la littérature et même l’éducation. Selon vous, quelle est la prochaine grande étape pour sa reconnaissance officielle ?
Le kreol morisien a fait son entrée dans le cycle primaire en 2012. Cette entrée est le fruit d’un combat depuis notre indépendance, dont le MMM a été à l’avant-garde. 

Aujourd’hui, l’Alliance du Changement veut faire bouger les lignes, à travers la consultation et la concertation, pour que notre langue nationale soit consacrée au Parlement. J’apprends aussi que les Standing Orders ont été traduits, que tout est prêt pour la formation à l’orthographe standard. 

Cette grande étape dont vous parlez se situe plutôt dans le décloisonnement de nos pensées et dans la compréhension que notre langue créole appartient à tous les Mauriciens et qu’elle est le fruit du vivre-ensemble de notre peuple. 

Maurice en 2030 : si vous deviez décrire en quelques mots le pays que vous voulez bâtir d’ici là, que diriez-vous ?
J’aimerais avant tout voir la nation mauricienne consciente et fière de son histoire, de sa langue créole et de sa culture métissée. Ainsi, unis, nous pourrons affronter les épreuves les plus difficiles. Et, avec les réformes proposées, c’est dans cette direction que nous allons œuvrer : à la consolidation de notre nation. 

Aussi, la seule façon de concilier les impératifs sociaux, économiques et environnementaux est de stimuler notre production locale, de miser sur un développement à visage humain, de réduire notre dépendance aux importations, d’ouvrir de nouveaux secteurs d’activité tels que l’agriculture vivrière high-tech, le développement océanique, la conversion énergétique, le tourisme vert. C’est précisément ce à quoi nous allons nous atteler.

Chaque année, on célèbre la Journée des Femmes avec des fleurs et des discours… Mais concrètement, qu’est-ce qui change vraiment, le 8 mars ?
Le 8 mars permet de faire un bilan sur le chemin parcouru et ce qu’il reste à faire. Et il en reste !

Être une femme en politique en 2025, est-ce encore une lutte ou est-ce devenu une évidence ?
Si vous trouvez encore nécessaire de me poser cette question, cela signifie que c’est encore loin d’être une évidence. Pourtant, il faut absolument normaliser la présence des femmes dans la sphère publique. 
Si nous représentons plus de la moitié de la population, pourquoi ne serait-il pas normal d’être représentées proportionnellement dans toutes les sphères de la société ? Les règles du jeu changeront quand nous serons tous convaincus que le progrès pour la femme est le progrès pour la société, et lorsque les femmes seront autant représentées que les hommes.

Beaucoup de jeunes Mauriciennes se demandent si elles doivent « oser » prendre la parole ou « attendre leur tour ». Que leur répondez-vous ?
Rien ne nous est donné sur un plateau. Foncez.  

Quelle est la plus grande hypocrisie de notre société lorsqu’il s’agit des droits des femmes ?
La plus grande hypocrisie, c’est de penser que le problème de l’inégalité est réglé parce qu’il y a eu des lois, un ministère, le féminisme et quelques « success stories ». On entend encore dire que les femmes d’aujourd’hui ne devraient pas se plaindre, parce que celles des générations précédentes n’ont pas eu les droits dont nous bénéficions aujourd’hui. Alors qu’il est un fait qu’une femme sur trois subit des violences, que 90 % des agresseurs sont des hommes, que les filles ont de meilleurs résultats à l’école, mais n’accèdent que très peu ensuite aux postes de Top Management, que les femmes sont encore peu représentées en politique... Il y a beaucoup à faire. 

Avec les réformes proposées, nous nous assurerons que les conditions sont réunies pour permettre l’épanouissement des femmes, et aller vers la parité dans les différentes sphères de notre société. 

Qu’est-ce que vous aimeriez que les hommes comprennent enfin sur la place des femmes dans la société ?
Que la société, telle que nous la connaissons aujourd’hui, a été bâtie non seulement sur la domination des femmes, mais aussi sur celle des minorités et des vaincus de l’histoire. Cette société porte les plaies d’un héritage de violences, d’asservissement et de domination, que nous ne guérirons que si nous la repensons de manière à la rendre plus inclusive pour toutes et tous.

 

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