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Comment l’anonymat numérique favorise le cyberharcèlement

Le cyberharcèlement est une réalité qui touche un nombre croissant de jeunes.

Dans le cyberespace, comme le souligne Le Breton, cité par Catherine Blaya de l’Observatoire international de la violence à l’école, « le fait de n’avoir ni visage ni corps (sauf recours à une webcam) autorise toutes les licences, l’individu devient ce qu’il veut, le temps qu’il le souhaite », indiquent Mélanie Vigier de Latour-Bérenger et Caroline Grande.

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Cette invisibilité numérique se matérialise de multiples façons. Pseudonymes, falsification d’identité, comptes temporaires, personnages fictifs sur les réseaux sociaux – l’arsenal est vaste pour qui souhaite agresser autrui en toute impunité. Cette distance émotionnelle favorise un détachement moral qui rend plus facile la publication de propos diffamatoires, discriminants, humiliants ou vulgaires, ainsi que la divulgation d’informations personnelles. Paradoxalement, malgré ce voile d’anonymat, les recherches révèlent que les auteurs de cyberharcèlement sont majoritairement connus de leurs victimes.

Le cyberharcèlement n’est pas un phénomène marginal, mais une réalité qui touche un nombre croissant de jeunes. Paula Lew Fai, psychosociologue, cite une étude récente de l’OMS/Europe (2024) qui révèle qu’un enfant d’âge scolaire sur six est victime de cyberharcèlement : « Les données les plus récentes, de 2018 à 2022, montrent une augmentation inquiétante du cyberharcèlement : les garçons sont désormais 14 % (contre 11 % précédemment) et les filles 9 % (contre 7 %) à harceler autrui sur Internet. De même, 15 % des garçons (contre 12 % précédemment) et 16 % des filles (contre 13 %) signalent avoir été harcelés sur Internet. »

La psychosociologue précise que ces chiffres sont probablement en deçà de la réalité. Dans le contexte local, ces données sont pratiquement inexistantes, ce qui rend d’autant plus urgente la nécessité de mener une enquête approfondie auprès d’un échantillon représentatif de jeunes. Une telle étude permettrait de mieux comprendre ces phénomènes de violence, qu’elle soit collective ou individuelle, qui traversent aujourd’hui les milieux scolaires.

Violence banalisée

Si le cyberharcèlement s’est progressivement installé comme une pratique presque ordinaire, plusieurs facteurs contribuent à cette banalisation préoccupante, selon Mélanie Vigier de Latour-Bérenger et Caroline Grenade. D’abord, une triple méconnaissance : celle du bon usage et de l’impact des publications en ligne, celle des conséquences dévastatrices du harcèlement numérique, et enfin celle des lois qui criminalisent ces comportements. L’absence de confrontation physique directe et l’invisibilité de la souffrance des victimes amoindrissent la perception de la gravité des actes commis.

Dans ce contexte, certaines moqueries, critiques ou défis viraux finissent par être perçus comme des formes normales de communication, de simples plaisanteries ou « badinaz », particulièrement dans un environnement mauricien où la violence est souvent minimisée. « Cette normalisation est d’autant plus dangereuse qu’elle s’inscrit dans la quête d’appartenance sociale des jeunes », soulignent les deux professionnelles. La peur d’être exclu ou rejeté du groupe pousse à l’acceptation tacite de ces comportements.

À cela s’ajoute l’impunité relative dont jouissent les auteurs, renforcée par la lenteur des plateformes et des autorités à prendre en charge ces situations, contribuant à l’impression que ces violences ne sont pas si graves.

L’effet amplificateur du groupe

Le phénomène prend une dimension plus inquiétante encore avec l’effet de groupe. Caroline Grenade met en lumière ce « conformisme social » qui favorise la propagation des violences en ligne. Le groupe agit comme un amplificateur puissant, légitimant et renforçant des actes de violence ou de moquerie qui, isolés, n’auraient peut-être jamais existé.

« Le désir d’appartenance peut pousser les jeunes à participer pour obtenir l’approbation des autres », explique-t-elle. Dans cet écosystème numérique, chaque « like » et chaque partage renforce ces comportements en leur conférant une légitimité perverse, créant un cercle vicieux difficile à briser.

Certaines tendances virales, comme les défis « exposed », illustrent parfaitement cette culture du harcèlement. Ces pratiques, qui consistent à exposer publiquement des informations personnelles sans consentement ou à ridiculiser autrui, deviennent des vecteurs de popularité. Partager ces contenus humiliants est perçu comme un moyen d’accroître sa visibilité et son acceptation sociale.

Ces pratiques normalisent l’humiliation publique et créent une pression sociale intense. Des jeunes qui, individuellement, ne commettraient jamais de tels actes, s’y trouvent entraînés par peur d’être marginalisés. « Cet effet de groupe permet aussi de se dédouaner de toute responsabilité personnelle », observe la professionnelle, facilitant l’adoption de comportements d’agression qu’ils n’auraient pas adoptés seuls.

Dépersonnalisation numérique

Paula Lew Fai approfondit cette analyse en soulignant comment l’environnement numérique désinhibé favorise ces comportements : « Une plus grande exposition des jeunes au monde numérique, la dépersonnalisation qui en résulte, l’anonymat permettent outrances et défoulements sans grands risques pour soi. Le harceleur comme le harcelé, par peur, resteront dans le silence. Le silence du harceleur va de soi. Mais qu’en est-il du harcelé ? »

Cette question fondamentale trouve une partie de sa réponse dans les dynamiques sociales précoces. « Dès le plus jeune âge, les enfants en milieu scolaire se construisent en coopérant et parfois secrètent une identité de groupe en ostracisant celui/celle qui se différencie trop par une problématique personnelle », observe-t-elle.

Ce mécanisme d’exclusion se trouve amplifié à l’adolescence, période charnière de reconstruction identitaire. « Chez les jeunes à une période de reconstruction de soi, ces mêmes dynamiques sont mises en œuvre et alimentées par l’exposition trop grande aux réseaux sociaux », poursuit-elle. La vulnérabilité quant à l’image de soi et la comparaison sociale fragilisent particulièrement ceux et celles dont l’estime de soi est déjà faible, souvent en raison de trajectoires personnelles difficiles et de fragilités émotionnelles préexistantes.

Le problème dépasse largement le cadre numérique pour s’ancrer dans une crise sociale plus large. « On peut aussi évoquer le fait que cette estime de soi, faible, est très souvent tributaire d’un environnement peu porteur de gratifications, incapable d’écouter, de comprendre et de valoriser. Le mal-être des adultes, la société narcissique et matérialiste dans laquelle nous baignons éloignent de nous nos propres enfants », souligne Paula Lew Fai.

Cette distance émotionnelle et relationnelle croissante entre générations constitue un terreau fertile pour le développement du cyberharcèlement. Les jeunes, livrés à eux-mêmes dans l’univers numérique, n’échappent pas à « solitudes, tentations d’en finir une fois pour toute ». Face à cette situation alarmante, la psychosociologue préconise des solutions fondamentales : « Les remèdes sont surtout de l’ordre d’une sécurité affective, offerte dès le commencement de la vie, d’un accompagnement respectueux de leur développement, dans un cadre social et juridique qui freinent les débordements et défoulements des agresseurs. »

Le rôle des influenceurs

Face à cette spirale, les influenceurs et personnalités publiques peuvent incarner un contrepoids significatif. Leur large audience et leur pouvoir d’influence les placent en position idéale pour sensibiliser les jeunes à la problématique du cyberharcèlement. Caroline Grenade souligne que ces figures médiatiques peuvent avoir un impact positif en adoptant des comportements respectueux et bienveillants, en mettant en lumière les conséquences dévastatrices du harcèlement, et en partageant des ressources utiles pour les victimes. Leur exemple d’empathie et leur opposition active au harcèlement contribueraient à créer un environnement numérique plus sûr et plus sain.

L’ombre persistante du traumatisme

Les conséquences du harcèlement sur les victimes sont profondes et durables. Mélanie Vigier de Latour-Bérenger dresse un tableau alarmant des souffrances vécues, qui affectent simultanément les sphères physique, sociale, psychologique et parfois sexuelle, selon les types de harcèlement.

« Peur, anxiété, honte, sentiment de solitude et d’insécurité, stress post-traumatique et leurs effets somatiques, troubles du sommeil, état dépressif, consommation de substances psychotropes, comportements suicidaires... » La liste des répercussions psychologiques est longue et documentée par de nombreuses recherches.

Sur le plan scolaire, le harcèlement entraîne absentéisme, baisse des résultats, difficultés de concentration et parfois abandon des études. Socialement, les victimes développent des comportements de retrait, de repli et d’isolement, ou à l’inverse, des comportements agressifs.

L’impact s’étend également à la construction identitaire, affectant profondément la confiance en soi, l’estime de soi et l’image de soi. Ces blessures fragilisent les fondements mêmes des relations sociales futures. « Le harcèlement peut avoir des effets à long terme sur la santé mentale et émotionnelle, affectant la vie personnelle, professionnelle et sociale même à l’âge adulte », prévient la psychosociologue.

Ce que dit la loi

À Maurice, l’article 26 du Children’s Act de 2020 condamne le bullying, le définissant :

 « bully » means any behaviour by whatever means, including information and communication technologies, which 
(a)    is repetitive, persistent and intentionally harmful ; 
(b)    or (b) involves an imbalance of power between the victimiser and the child and causes feelings of distress, fear, loneliness or lack of confidence in the child, and which results in serious physical or psychological harm to the child, disability of the child or death of the child. 
Cette loi stipule que personne ne devrait harceler un/e mineur/e, sous peine d’amende ou d’emprisonnement : (2) Any person who contravenes subsection (1) shall commit an offence and shall, on conviction, be liable to a fine not exceeding one million rupees and to imprisonment for a term not exceeding 10 years.

Où signaler

Toute situation de harcèlement doit être signalée:

  • sur le réseau social sur lequel cela a lieu ;
  • à la CDU, en appelant le 113 ou en informant par mail le/la PS du ministère ;
  • et pour le cyberharcèlement, aussi à l’ICTA: +230 211 5333 ou: info@icta.mu ;
  • si besoin pour renforcer le processus, au Bureau de l’Ombudsperson For Children: 454 3010.

La nécessité d’une meilleure sensibilisation

Pour Anjum Heera Durgahee, psychologue, le harcèlement doit être considéré comme un véritable problème sociétal, au même titre que la toxicomanie et la violence. Néanmoins, elle observe une insuffisance au niveau des efforts de sensibilisation. Selon elle, les campagnes menées jusqu’à présent demeurent inadéquates, car cette problématique transcende le cadre de la salle de classe ou de la cour de récréation.

« La sensibilisation au harcèlement scolaire reste lacunaire dans de nombreux établissements mauriciens. J’estime que l’instauration de programmes éducatifs réguliers, de campagnes de sensibilisation approfondies et l’intégration systématique de ces thématiques dans les cours de psychologie ou d’éducation civique permettraient une meilleure compréhension et prévention de ces comportements. Par ailleurs, la mise en place d’ateliers interactifs et de forums de discussion ouverts pourrait encourager les élèves à s’exprimer librement sur ces sujets », souligne-t-elle.

Malgré l’émergence de certaines initiatives, notamment des campagnes de sensibilisation orchestrées par le ministère de l’Éducation, les résultats demeurent contrastés. Il s’avère primordial de consolider ces programmes et de garantir leur adaptation continue aux réalités du terrain. Ritesh Rao Poliah, pédagogue, préconise une approche différenciée du harcèlement, englobant non seulement l’éducation, mais également la sphère familiale.

« Force est de constater que dans la plupart des cas recensés au sein de nos établissements scolaires, les victimes sont majoritairement des mineurs. Cette situation place les autorités locales face à une complexité particulière dans le traitement de ces affaires », fait-il remarquer. 

Ritesh Rao Poliah évoque des situations où les travailleurs médico-sociaux, psychologues, forces de l’ordre, parents, enseignants et représentants du ministère de l’Éducation collaborent pour élaborer des solutions et proposer un accompagnement adapté aux victimes de harcèlement scolaire. « Certaines d’entre elles parviennent à surmonter leur traumatisme, tandis que d’autres en gardent les stigmates tout au long de leur existence », souligne-t-il.

Si le harcèlement tend à être banalisé, les répercussions psychologiques infligent souvent des séquelles irréversibles aux victimes, qui ne se rétablissent jamais complètement, poursuit Ritesh Rao Poliah. À son sens, l’élaboration d’un cadre juridique précis s’impose pour mieux encadrer les cas de harcèlement. 

« Qu’il s’agisse de mineurs, d’adolescents ou d’adultes, l’application rigoureuse des lois est nécessaire pour sanctionner les auteurs de ces agissements. Le gouvernement présentera prochainement un programme national consacré à cette problématique, et je suis convaincu de son efficacité. Les victimes doivent bénéficier d’un accompagnement adéquat, soutenues par leurs enseignants, leurs parents et des psychologues », affirme-t-il.

Face à l’amplification du cyberharcèlement, Prisheela Mottee, présidente de l’association Raise Brave Girls, estime que les autorités compétentes ainsi que les diverses institutions devraient constituer un « comité consultatif contre le cyberharcèlement » dont la mission serait non seulement de favoriser le dialogue, mais également d’élaborer des solutions concrètes face à ce fléau. « Il devrait être impératif pour tous les établissements d’enseignement d’instaurer un comité consultatif contre le cyberharcèlement, intégrant un représentant des élèves, un représentant des parents et un représentant de l’institution scolaire. Ce comité aurait pour mission d’approfondir des thématiques au niveau microscopique, par exemple, comment réagir face à des commentaires haineux ou quelle attitude adopter face aux actes d’intimidation », précise la jeune femme.

 

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