Propos dénigrants, humiliations, moqueries, chantages, interdictions, contrôle financier, menaces et intimidations… De telles blessures infligées à un tiers ne laissent, certes, pas de marques sur le corps, mais elles font néanmoins très mal.
La violence économique, une forme de violence conjugale méconnue, existe bel et bien dans la vie de beaucoup de couples à Maurice. Jamais anodine, elle va jusqu’à terroriser la personne qui la subit en silence. D’où la question : victime, que faire ?
Nul n’est à l’abri de la violence économique. Cet acte de domination consiste à priver une personne d’argent ou encore à contrôler ses activités économiques afin de l’empêcher d’être financièrement autonome, explique Anushka Virahsawmy, la directrice de GenderLinks Mauritius. Elle cite un scénario typique : un des conjoints contrôle la totalité des revenus de l’autre et exige une demande de permission avant d’utiliser de l’argent tout en décidant du montant à dépenser.
Créé il y a 15 ans, GenderLinks Mauritius œuvre en faveur d’une société inclusive, égale et juste dans les secteurs public et privé, conformément au Protocole de la SADC sur le Genre et le Développement.
L’ONG accueille également dans son abri temporaire Safe Haven Halfway Home des jeunes filles âgées de 17 à 27 ans qui ont été rejetées par leurs proches ou qui ne disposent pas d’un toit. De plus, l’ONG accompagne les victimes de violence domestique à travers un service d’écoute et de conseils. « Parmi les cas que nous recevons, on constate que la violence économique en fait partie. En discutant avec les victimes de ce type de violence domestique, on note que bon nombre d’entre elles ont pour agresseurs économiques leur conjoint ou leurs parents. »
La directrice de GenderLinks Mauritius précise que la violence économique ne touche pas uniquement les femmes. « Nous recevons aussi des appels des hommes qui en sont victimes, mais la honte les pousse à masquer dans un premier temps leur identité. Mais, petit à petit, se sentant en confiance, certains de ces hommes finissent par avouer que ce sont eux-mêmes les victimes. »
Comment faire face à ce problème ? Anushka Virahsawmy explique que l’émancipation des victimes, indépendamment de leur genre, revêt une grande importance. C’est pourquoi elle invite les victimes de violence économique à venir de l’avant pour dénoncer leurs agresseurs.
Profil type de l’agresseur : prendre sa femme pour argent comptant
En épousant Rani, Rakesh B. (27 ans), qui est issu d’une famille modeste, décroche le gros lot. Sa femme est une riche héritière. Il l’épouse sous le régime de la communauté des biens. Tout va pour le mieux durant les premières années de leur mariage, mais c’est après la naissance de leur enfant que les choses ont commencé à se gâter. Pour chaque projet financier qu’il entreprend, Rakesh B. se tourne vers sa femme qui concède à ses exigences. Elle entretient l’espoir que le projet de son mari va contribuer à offrir une meilleure condition de vie à toute la famille. Rani est loin de se douter de l’irresponsabilité de son époux. Ce n’est que graduellement, lorsqu’il passe d’un projet à un autre, sans se soucier de vider leurs comptes communs, qu’elle en prend conscience. Au fil du temps, Rakesh B. continue à prendre sa femme pour argent comptant et refuse d’assumer ses responsabilités en tant que mari et père de famille.
Rani tente de le raisonner, mais en vain. Question d’ego, il s’en prend verbalement à Rani, allant même la dénigrer à la moindre occasion. Insultes, intimidations et moqueries s’ensuivent pour faire taire sa femme. Cette dernière, qui est de caractère faible, se laisse faire. Au plus profond d’elle-même, Rani, qui est la seule à joindre les deux bouts contre vents et marées pour subvenir aux besoins de sa famille, subit en silence cette violence économique que lui inflige au quotidien son mari.
Ketty Jasmin (36 ans) : « Je me suis retrouvée seule à payer ses dettes financières »
Superviseuse d’un club d’enfants dans le secteur hôtelier, Ketty Jasmin tombe éperdument amoureuse de Darren (prénom modifié), un animateur sportif. En septembre 2004, elle l’épouse et c’est la descente aux enfers. «Il n’avait pas de travail fixe. Il me disait qu’il avait des dettes à régler, mais que je n’avais pas à m’en faire, car tout devait s’arranger d’ici quelques mois. Je lui ai fait confiance. Comme je travaillais, je subvenais seule à nos besoins. J’ai aussi pris sur moi, car je l’aimais profondément », raconte Ketty Jasmin. Cette dernière, après la naissance de leurs enfants, se retrouve seule à subvenir aux besoins de sa famille. « J’estimais que c’était mon devoir de mère. Mon mari n’avait toujours pas de revenus. Prise à la gorge financièrement, j’ai discuté de ma situation avec mes parents qui m’ont aidée financièrement», ajoute-t-elle.
Quand, en 2007, Darren intègre le secteur hôtelier à l’étranger, Jasmin Ketty pousse un soupir de soulagement, mais elle est désenchantée très vite. En effet, son époux lui envoie, certes, de l’argent, mais pas pour les besoins de la famille, mais pour rembourser ses dettes contractées à Maurice d’un montant de plus de Rs 70 000. C’est ainsi que Ketty n’a d’autre choix que de se tourner une fois encore vers ses parents.
Cette mère-courage qui se bat comme une lionne pour sa famille est loin de se douter que son époux bien-aimé lui est infidèle. En effet, en 2006 il trompe sa femme, mais cette dernière ne l’apprend qu’en 2007. Elle tombe des nues lorsque son mari lui avoue ses infidélités.
Meurtrie par cette trahison, Ketty décide de ne plus perdre son temps à aimer un homme qui n’en vaut pas la peine. « Il était nourri, logé et blanchi, mais il n’était visiblement pas un homme comblé. Il sympathisait avec toutes les femmes, sauf la sienne et m’intimidait avec ses belles paroles. Je l’aimais tellement que je refusais de voir la réalité en face. Il m’a aussi fait contracter un prêt à la banque pour payer le loyer de la maison en 2005. Il devait me rembourser, mais il ne l’a jamais fait. J’étais si stressée que je suis tombée gravement malade de 2007 à 2014. »
En octobre 2008, Ketty décide de mettre fin à cette relation malsaine. Puis, cinq ans plus tard, après avoir dénoncé un cas de harcèlement sexuel au travail, elle est mise à la porte. Sa mère lui propose de participer à un cours animé par Priscilla Bignoux, une « field worker » qui milite dans le Sud de Maurice pour la réhabilitation des personnes vulnérables. « Je m’y suis rendue et c’est la directrice de GenderLinks, Anushka Virahsawmy. qui animait cette rencontre. En l’écoutant parler, j’ai compris que les ordures de ma vie doivent aller à la poubelle afin que je puisse recommencer à vivre. Je me suis alors dit que ce qui ne me tue pas me rend plus forte », soutient-elle.
Toutefois, ce n’est qu’en 2014 que Ketty prend conscience qu’elle a été victime de violence économique suite à une formation animée par GenderLinks. Depuis son licenciement en 2013, Ketty Jasmin n’a pas baissé les bras. En suivant des formations, elle s’est reconvertie professionnellement. À 36 ans, elle est aujourd’hui auxiliaire de puériculture.
« Depuis le divorce en 2016, ma vie a beaucoup changé. Mes deux fils sont devenus ma force pour avancer vers demain. Après ce dur combat de 2004 à 2016, mon ex-mari me donne enfin de l’argent pour subvenir aux besoins de ses enfants », raconte Ketty Jasmin.
Mais là où le bât blesse, c’est au niveau émotionnel. En effet, la jeune femme dit avoir peur de s’engager à nouveau après ce qu’elle a vécu. Cependant, cette douloureuse épreuve, dit-elle, lui a appris à pardonner et à se reconstruire pour un meilleur avenir. « S’il y a une valeur que je tiens à inculquer à mes fils, c’est le respect envers la femme », conclut Ketty Jasmin.
Maliha L. (28 ans) : « J’étais devenue une machine à billets »
Depuis 10 ans, Maliha L.* (prénom modifié) est financièrement indépendante. Sa vie professionnelle a été un véritable combat pour cette habitante de Quatre-Bornes, âgée de 28 ans. Après ses études tertiaires, Maliha a pris de l’emploi dans le secteur financier. « Au début de ma carrière, j’avais pour agresseur économique mon père. J’étais obligée de lui remettre l’intégralité de mon salaire mensuellement. Même si je gagnais aisément ma vie, je devais, toutefois, lui demander mon propre argent pour mes besoins personnels au quotidien. Naïve, j’essayais de me convaincre que c’était ma dette envers lui pour m’avoir grandi. »
Après avoir amélioré le confort de son père, Maliha finit par se lasser de cette situation. C’est alors qu’elle décide de prendre le contrôle de sa vie et de ne plus remettre son salaire à son père. « J’ai dû prendre cette décision pour matérialiser mes rêves. J’en avais déjà sacrifié plusieurs justement pour accomplir les siens. J’en avais marre. »
Il y a sept ans de cela, Maliha est touchée par la flèche de Cupidon. Follement amoureuse, elle n’hésite pas à utiliser plus que de raison ses cartes de débit et de crédit pour régler les dépenses personnelles et les activités récréatives de l’homme qu’elle aime éperdument. «À un moment donné, mon compte bancaire avait évincé l’amour dans notre relation », confie Maliha L. Pourtant, malgré tout, son histoire d’amour se conclut par un mariage. « Sans le réaliser, pendant ma phase amoureuse, j’ai été appelée à dépenser sans compter, mais ce n’est qu’en me mariant que j’ai compris la dure réalité. Mon compte bancaire était devenu l’amour de mon époux qui me soutirait sans cesse de l’argent pour régler pratiquement tous ses besoins personnels. J’étais devenue une machine à billets .»
Qui dit violence économique, dit aussi violence émotionnelle. « Cette sensation d’être purement et simplement une ‘machine à sous’ pour quelqu’un est horrible. Après mon père, mon époux a accentué mon mal-être. C’était la déception totale. Pour sortir de cette impasse, je n’ai pu compter que sur moi-même. J’ai dû être mentalement très forte pour me défaire de cette relation malsaine il y a deux ans de cela », confie Maliha. Et de dire que même si elle a essayé de communiquer avec son époux et lui donner une période pour se rattraper financièrement, cela n’a pas marché. « La séparation était inévitable. »
Dorénavant, Maliha L. se concentre à gravir les échelons au niveau professionnel tout en essayant de se reconstruire. Faire ce choix, dit-elle, lui a permis au final de se faire respecter.
Me Erickson Mooneapillay : « La loi ne reconnaît pas la violence économique comme un délit »
La violence économique se manifeste lorsqu’un individu défend ou oblige un tiers individu à travailler, tout en imposant des entraves sur ses plans de carrière. Cet individu s’octroie aussi le pouvoir d’accorder ou pas des sommes d’argent, même pour des besoins essentiels, à sa victime. Il tient aussi sciemment dans l’ignorance sa victime sur le montant du revenu familial, explique l’avocat Erickson Mooneapillay. Ce dernier ajoute que même si la violence domestique inclut tout acte commis par une personne contre son époux(se)par force ou par menace visant à pousser l’autre à s’engager dans un acte contraire à ses desseins et contre sa volonté, le terme violence économique en lui-même n’est pas défini dans les lois à Maurice et, de ce fait, n’est pas reconnu comme un délit.
Aucune provision prévue dans la loi ?
Après la réforme de 2016, des amendements ont été apportés à la Protection from Violence Act de 1997 afin d’élargir la définition de « Domestic Violence ». Celle-ci se limitait jusque-là aux violences physiques et psychologiques. Désormais, la loi inclut le fait de « Depriving the spouse of resources which the spouse is entitled to or of payment for rent… » comme faisant partie d’un acte de violence domestique à la Section 3(a)(h) de la Protection from Domestic Violence Act. De plus, les Nations Unies reconnaissent le fait de limiter les ressources (financières) d’un époux/d’une épouse comme un acte de violence économique qu’englobe la violence domestique.
Délit ou pas ?
Pas directement. La loi prévoit que dans le cas où une personne serait victime de violence domestique, comme le définit la Section 3 de la Protection from Domestic Violence Act, elle doit demander une ordonnance à la cour (Court Order), et c’est seulement dans le cas où cette ordonnance, une fois émise, ne serait pas respectée, qu’une offense sera commise et qu’une peine sera imposée, et donc deviendra un délit.
En cas de non-respect ?
Dans le cas du non-respect de l’ordonnance de la cour sous la Domestic Violence Act pour la première fois, une amende ne dépassant pas Rs 50 000 et un terme d’emprisonnement n’excédant pas un an peuvent être imposés par la cour, si l’accusé est trouvé coupable. Pour la deuxième infraction, la peine prévue est une amende ne dépassant pas Rs 100 000 et un terme d’emprisonnement n’excédant pas deux ans. En cas de troisième infraction, la peine prévue est un terme d’emprisonnement n’excédant pas cinq ans.
Que faire lorsqu’on est victime de violence économique ?
En premier lieu, il faut rapporter le cas à la police, mais je pense qu’il faut avant tout savoir dire non pour pouvoir sortir de l’enfer. La négation peut mettre un frein à tout abus et l’aide judiciaire et psychologue est aussi important.
Quel recours légal dispose la victime ?
Elle peut demander une ordonnance de la cour. La loi mauricienne, en ce qu’il s’agit de violence domestique, prévoit ces types d’ordonnances : Protection Order, Occupation Order, Tenancy Order et Ancillary Order for Household Effect, entre autres. À savoir que chaque ordonnance est spécifique aux victimes, selon les circonstances dans lesquelles les violences domestiques ont été perpétrées.
Vos recommandations ?
C’est important que le législateur se penche sur la problématique de la violence économique. Pour répondre au vide juridique qui permet aux bourreaux de décider du destin financier des personnes vulnérables et, d’autre part, pour que les lois à Maurice se mettent au diapason des règles internationales.
Ministère de l’Égalité des Genres et du Développement de l’Enfant : composez le 139
Le centre de soutien du ministère de l’Égalité des Genres et du Développement de l’Enfant, intégré le 8 mars dernier, reçoit sur une base fréquente des appels signalant des cas de violence économique. Toutefois, les cas de violence économique ne sont pas répertoriés en tant que tel, indique une source proche du ministère. La raison : ce type de violence est catégorisé sous la violence domestique selon la Protection from Domestic Violence Act (PDVA). « Les lois sont les mêmes en ce qui concerne la violence physique, verbale, émotionnelle, psychologique et économique », indique notre source.
« Il me semble que les cas de violence économique signalés sont compilés par la section des statistiques sous forme d’Emotional Abuse by Spouse ou Psychological Violence, entre autres. D’où l’incapacité de fournir un chiffre exact des cas de violence économique au niveau national. » Cependant, notre source informe que des services d’assistance, d’écoute et de conseils sont offerts par le bureau d’aide aux victimes de violence domestique du ministère. À savoir que quatre lignes téléphoniques fonctionnant simultanément sont disponibles pour la Hotline 139. Une fois les appels reçus, les officiers de cette unité de protection de la famille procèdent à une évaluation du cas, tout en prodiguant des soins immédiats et une assistance aux victimes.
Vous êtes victime quand votre agresseur :
- Essaie de contrôler votre utilisation ou votre accès à l’argent que vous avez gagné ou économisé.
- Exige que vous lui remettiez sans consentement votre salaire et vos mots de passe pour vos cartes bancaires.
- Critique et minimise votre travail ou votre choix de carrière.
- Vous harcèle au travail en téléphonant et en envoyant un SMS pour indiquer les grandes décisions financières sans votre décision à collaborer sur les finances.
- Vous oblige à rendre compte de chaque centime dépensé en exigeant des reçus.
- Limite votre connaissance de votre situation financière globale en tant que couple.
- Vous oblige à signer des documents financiers sans explications.
- Fait des menaces pour vous couper financièrement les vivres, lorsque vous n’êtes pas d’accord.
Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !