Un énième cas de violence conjugale s’est terminé en féminicide la semaine dernière. Vilasha Sooriah, 39 ans, est morte sous les coups de son époux. Cette tragédie, qui s’est jouée à Moka, démontre une fois de plus à quel point ce fléau est profondément ancré dans notre société. Que ce soit par peur, par habitude ou pour les enfants, certaines préfèrent rester dans leur foyer conjugal. D’autres, en revanche, ont fait le choix difficile de partir pour leur survie et de reconstruire leur vie. Voici leurs histoires.
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Meera : « J’ai choisi de ne pas être une martyre »
On s’est connu alors que nous faisions nos études à l’étranger. Nous étions fous amoureux. Au début, mes parents n’étaient pas partants. Mais ils ont fini par accepter mon choix, sans doute par amour pour moi. Il faut dire que j’ai utilisé un argument de taille à l’époque : ‘Il est médecin comme moi. Donc tout se passera bien. Ne vous en faites pas.’
J’étais à mille lieux d’imaginer le calvaire que j’allais vivre. À notre retour à Maurice, tout a basculé. La pression familiale a peu à peu commencé à influer sur son comportement. J’entendais souvent sa mère lui dire : ‘Kifer to boper pa donn twa enn loto ek enn lakaz ?’
Puis je finissais par me dire que ce n’était pas grave et qu’il m’aimait suffisamment pour ne pas se laisser faire. Mais j’étais loin de me douter à quel point il se laissait influencer par ses proches. Au début, je l’ai pris comme une claque. Je me disais que le dahej (dot ou cadeau que la famille de la mariée offre à celle du marié ; NdlR) qui lui avait été donné lors de la cérémonie du mariage n’était pas suffisant.
Pourtant, il prenait tout mon salaire. Durant toutes les années que j’ai passées en couple avec lui, je n’ai jamais connu de dîner au resto ni de journée shopping. Je préparais à manger. Je faisais le ménage. Je m’occupais des enfants. Lui, il ne faisait rien car dans sa famille ‘les hommes ne restent pas sous la jupe des femmes’.
Peu à peu, il a commencé à boire. Là il est devenu violent. Les coups ont commencé à pleuvoir. Les jurons aussi. Souvent pour des raisons stupides. Un jour, c’est parce qu’il n’y avait pas de sel dans le repas. Un autre jour, sans raison valable, les assiettes volaient dans tous les sens dans la cuisine devant le regard médusé de la nounou qui arrivait le matin avant que je n’aille travailler.
Ensuite il est passé aux coups de pieds. Une fois, cela m’a valu deux côtes cassées. Une autre fois, je m’en suis sortie avec huit points de suture à la lèvre supérieure.
Quand ma famille m’interrogeait, je trouvais toujours des excuses. Parfois je disais à mes proches que je suis tombée. D’autres fois, je leur disais que je me suis fait mal avec un rebord de fenêtre.
Mais ils se doutaient que je leur cachais des choses, surtout ma sœur. Elle me posait beaucoup de questions. Je pense que c’était trop dur pour mes parents. Peut-être préféraient-ils vivre dans le déni plutôt que d’affronter la dure réalité ?
Vite déchanté
J’ai cru que l’arrivée d’un enfant changerait la donne. Au début, il semblait heureux. Mais j’ai très vite déchanté. La situation a empiré. Il s’est déniché une jeune copine. Il m’a alors fait comprendre qu’il fallait que je parte et que je quitte le toit conjugal car sa famille pouvait s’occuper de nos enfants.
Toute la violence verbale et physique qui accompagnait ses revendications m’a fait tellement mal que j’ai plusieurs fois songé à mettre fin à mes jours. J’avais peur de tout raconter à mes parents car je savais pertinemment que cela leur ferait du mal. J’ai donc subi les coups et les insultes en silence.
Puis un jour, j’ai commencé à réaliser que je lui donnais du pouvoir sur moi. Un jour, une copine m’a rendu visite. Elle m’a entendu crier : ‘Stp, ne me bats pas’. Elle a aussi entendu les coups qu’il me donnait. Elle a fini par me dire par la suite : ‘Quitte-le. Tu ne peux pas rester avec quelqu’un qui te bat de la sorte. To lavi dan sa bake dilo la. Sorti to latet. Get deor’.
Je suis restée encore quelques années. Aux gens qui me demandent pourquoi je suis restée tant de temps avec ce bourreau, je répondrai toujours ceci : ‘On part quand on se sent suffisamment courageuse de le faire’.
Partir c’est aussi perdre des amis en commun, la belle-famille qu’on a adoptée… Partir c’est aussi perdre des amies qui sont en couple et qui pensent que vous représentez une menace car vous êtes maintenant ‘libre’.
Regard des autres
La femme qui décide de quitter son bourreau est très esseulée dans le contexte mauricien. Il n’y a ni accompagnement social, ni soutien psychologique et encore moins d’aide financière.
Le regard des autres, les ‘dimounn ki pou dir’, comptent jusqu’au jour où on décide que notre vie nous appartient. On paie ses taxes. On ne demande rien aux autres et là on se fiche du regard des autres.
On est sur une île où tout le monde se connaît. Les palabres vont bon train. Et ils finissent toujours par arriver jusqu’aux oreilles des victimes, car les gens peuvent être très mesquins quand il s’agit de couples qui battent de l’aile. La femme entend souvent : ‘Sûrement tu ne lui as pas donné ce qu’il voulait. C’est pour cela que t’as reçu des coups’. Oui, les gens peuvent parfois être méchants, très méchants.
Quand on subit la violence verbale et physique, on se sent dévalorisé. On culpabilise. La personne qui donne des coups parvient à nous faire croire qu’on n’est qu’une moins-que-rien. On baisse les yeux quand on sort de chez soi car on a peur d’affronter le regard des voisins qui ont entendu des éclats de voix, des vitres se briser ou des cris retentir. Peu à peu, on perd confiance en soi. Là notre bourreau parvient à asseoir son pouvoir sur nous.
À chaque fois que j’apprends qu’une femme a été tuée par son mari, des scènes de violence me reviennent à l’esprit. Je me dis que j’ai été épargnée. Avoir le courage de partir, d’accepter que son mariage est un échec et de repartir à zéro n’est pas une chose facile, qu’on soit médecin, avocate, ouvrière ou femme au foyer.
Appréhender le futur, affronter les parents pour leur expliquer qu’on a fait le mauvais choix, faire face aux policiers pour obtenir une ordonnance de protection, où souvent notre situation est banalisée voire parfois ridiculisée, n’est pas une chose facile. Cela demande beaucoup de courage.
Dans le mariage, il y a un point de non-retour. Des insultes verbales, de par notre société très patriarcale, sont déjà des ‘red flags’. La première gifle devrait déjà nous faire réaliser que la personne est violente et qu’on doit être sur nos gardes.
La femme est de nature guérisseuse. Elle veut toujours soigner son homme. Elle essaie de se persuader en se disant ‘il va changer’ ou encore ‘il a eu une enfance difficile’. Elle justifie, à sa place, les actes de violence qu’elle subit. Mais croyez-moi, les hommes comme ça ne changent pas. Ils ne changent jamais.
Aujourd’hui, cela fait 25 ans que je suis divorcée. J’ai élevé mes enfants seule. J’en suis très fière. Mais le plus important est que je leur ai inculqué le respect de soi. Je leur ai appris que personne n’a le droit d’être malmené, violenté et abusé tant physiquement que verbalement. Je leur ai montré qu’on a le pouvoir de choisir : soit rester dans cet enfer, soit partir pour se reconstruire. Ce choix, aussi difficile soit-il, nous appartient.
Elodie : « J’aurais été une femme morte si je n’avais pas quitté mon ex-mari »
J’ai 37 ans et je travaille pour une association caritative. J’ai trois filles âgées de sept, 12 et 17 ans. J’ai rencontré mon ex-mari quand j’étais au collège. J’ai eu le béguin pour lui. C’était l’ami d’un cousin.
Mes parents ont divorcé lorsque j’étais petite. Ma mère faisait des démarches pour aller vivre à la Réunion. Elle m’a laissée avec ma grand-mère en attendant que je puisse la rejoindre. Sauf que je me suis sauvée avec mon prince charmant. Je ne voulais que lui.
Ma grand-mère est allée me chercher avec des policiers. Mais j’avais fait le choix de rester auprès de mon bien-aimé. À 20 ans, j’ai trouvé du travail dans un centre d’appels. Je suis ensuite tombée enceinte de mon premier enfant.
C’est là que j’ai commencé à être confrontée à la violence, tant physique que verbale. Cela a duré pendant de nombreuses années, même durant mes grossesses. Malgré les signes évidents de violence, j’ai fini par me marier avec lui en 2008, pensant que cela m’apporterait une certaine stabilité.
Or, la situation n’a fait qu’empirer. Il trouvait toujours des prétextes pour me taper. Si nos enfants avaient une blessure en tombant, je subissais des violences verbales et physiques. Je me disais que cette situation changerait. Mais j’avais tort. Cela n’a fait qu’empirer.
Une fois, je me suis retrouvée à l’hôpital car je n’avais pas répondu à son appel. C’était la première communion de l’un de nos enfants. J’étais occupée avec les préparatifs. Il m’a appelée. Je n’ai toutefois pas pu répondre parce que j’avais beaucoup à faire.
En rentrant à la maison, il a pris son casque de moto et me l’a balancé à la tête. Du sang coulait sur mon visage. Mes cousines, qui m’aidaient avec les préparatifs ce jour-là, étaient choquées. J’ai été hospitalisée pour la blessure à la tête.
Après cet épisode, j’ai trouvé un emploi dans un cabinet d’avocats. Mon employeur savait que j’étais victime de violence conjugale car je camouflais les bleus, qui tapissaient mon corps, avec du fond de teint.
Un jour, mon ex-mari s’est présenté devant mon lieu de travail et m’a tabassée. Là mon employeur a pris les choses en main. On m’a cherché une maison. J’ai même obtenu une ordonnance de protection en 2015.
Mais mon ex-époux est venu m’amadouer en versant quelques larmes de crocodile et en promettant qu’il changerait. Je l’ai cru. J’avais l’espoir qu’il changerait. Je me suis remise avec lui. Quand mon employeur l’a appris, j’ai été limogée.
La trêve affichée par mon ex-mari a été de courte durée. Il a recommencé à me battre. Il avait aussi sombré dans la drogue. Il me forçait à aller vendre des objets volés ou encore à prendre notre bébé dans les bras pour aller mendier de porte en porte pour qu’il puisse s’acheter sa dose quotidienne.
Les abus ont perduré. En 2017, il a menacé de me tuer avec un cutter. Il voulait absolument que je lui trouve de l’argent. Je ne travaillais pas. Ma mère m’envoyait un peu d’argent pour acheter des couches et du lait pour mon dernier enfant. Mais mon ex-mari prenait tout. J’ai vécu des moments extrêmement difficiles.
Puis un jour, j’ai enfin réussi à sortir de cette relation toxique. Cela demande beaucoup de courage. Mais j’ai reçu l’encadrement nécessaire. J’ai cherché de l’aide auprès du centre SOS Femmes. Cela n’a pas été facile. J’ai trouvé un travail. J’ai dû me débrouiller avec Rs 8 000. J’ai pu me reconstruire. Aujourd’hui, je vis en concubinage avec un homme qui m’a accepté avec mes enfants. Je suis comblée.
La vie ne s’arrête pas à une relation toxique. Je conseille aux femmes qui sont dans cette situation de chercher de l’aide, de trouver un emploi, de reprendre confiance en elles et de devenir indépendantes. Malgré les difficultés, j’ai réussi à sortir de l’enfer de la violence conjugale et à offrir à mes enfants un environnement plus sûr. J’aurais été une femme morte si je n’avais pas quitté mon ex-mari.
Marie Michel : « Je pensais aider mes enfants mais… »
J’ai 37 ans et je suis travailleuse sociale. J’ai quatre enfants. Mon ex-conjoint, qui est originaire de Pointe-aux-Sables, était quelqu’un que je connaissais depuis l’âge de 19 ans, lui ayant 21 ans à l’époque. Nous nous sommes rencontrés à une fête d’anniversaire. Cela a été le coup de foudre. Mais ce qui avait commencé comme une belle histoire d’amour a vite laissé place à une sombre histoire de violence conjugale.
Au début, tout semblait aller pour le mieux. Mais la relation a rapidement pris un tournant négatif. J’ai eu mon premier enfant à 21 ans. Cela a commencé par des petites claques, surtout quand il sortait pour des parties de beuverie avec ses amis.
Plus tard, j’ai fini par recevoir des coups de poing et des coups de pied plus violents. Parfois il prenait tout ce qu’il trouvait sous la main pour me le lancer.
Mais j’ai préféré me murer dans le silence. Je ne voulais pas inquiéter mes parents et mon frère. Je suis restée pour mes enfants. Mon ex-époux avait un bon travail. Il pouvait tout leur offrir. Moi je n’aurais pas pu, à l’époque, subvenir à tous leurs besoins. Je pensais leur rendre service en restant avec leur père.
Cela a duré 10 ans. Des années durant lesquelles il y a eu des périodes d’accalmie. Mais la violence revenait de manière cyclique, soit tous les cinq mois. Puis un jour, j’ai vu un reportage sur les futurs agresseurs provenant de milieux familiaux violents. J’ai eu un déclic. Je me suis rendu compte que cette situation n’était pas bénéfique à mes enfants.
La violence de mon ex-conjoint continuait de s’intensifier. En 2017, j’ai pris la décision courageuse de le quitter. Mais je n’avais nulle part où aller. Je me suis donc tournée vers SOS Femmes. J’y suis restée trois mois avec mes enfants.
Certes, cela n’a pas été facile. Je percevais une pension de Rs 4 000 pour élever quatre enfants. Mais j’ai tenu bon. Certaines femmes restent avec leurs bourreaux parce qu’il n’y a pas assez de soutien financier.
Après SOS Femmes, je suis allée vivre chez mon père. J’ai finalement trouvé un poste de travailleuse sociale. Une tragédie s’est ensuite produite. J’ai perdu mon père et mon frère dans des accidents de la route.
Aujourd’hui, j’habite dans la maison de mes parents. J’ai refait ma vie avec mes enfants. Je leur apprends que l’argent ne fait pas le bonheur. Je les emmène pêcher, nager… Bref, nous partageons de bons moments. Ce qui me fait le plus plaisir, c’est qu’aujourd’hui, je vois enfin un sourire sur leur visage. Un sourire qui n’était pas là du temps où nous vivions encore avec leur père.
Ambal Jeanne, directrice de SOS Femmes : « Elles ont toujours une porte de sortie »
Certaines victimes n’osent pas partir à cause des enfants. Elles doivent comprendre que si elles perdent la vie lors d’une dispute conjugale, ce sont leurs enfants qui seront les perdants. Elles doivent comprendre qu’elles peuvent rebondir et refaire leur vie sans violence. Elles pensent à leurs enfants et subissent. Mais cet environnement violent n’est pas propice à leur développement et à leur épanouissement.
Les victimes ne sont pas obligées de rester dans une relation où la violence, tant sur le plan physique, verbal qu’émotionnel, est omniprésente. Elles ont toujours une porte de sortie. Il existe plusieurs formes de soutien offertes tant par le ministère de l’Égalité des genres et du Bien-être de la famille que par les organisations non gouvernementales.
Il y a des victimes qui pensent que leurs bourreaux ne mettront pas leurs menaces à exécution. Sauf que les problèmes sont là. Puis c’est l’escalade. Et un beau jour, une victime de violence conjugale y laisse la vie, comme on en a été témoin avec le décès, la semaine dernière, d’une femme qui a été victime pendant des années.
La violence conjugale est là. Rien que chez SOS Femmes, entre 20 et 30 femmes ainsi que leurs enfants sont hébergés chaque mois. On est aujourd’hui confronté à la gravité de la violence. Malheureusement, certaines femmes subissent en silence.
Chaque citoyen, que ce soit un ami, un proche ou un collègue, a le devoir de dénoncer ces cas. SOS Femmes lance une campagne dans des entreprises pour justement sensibiliser le public au danger de ce fléau et à l’importance de briser le silence.
J’encourage les victimes à demander de l’aide et à ne pas continuer à vivre dans un environnement toxique. Je leur demande de téléphoner à la police ou à SOS Femmes sur le 233 3054 pour recevoir le soutien nécessaire.
3 440 personnes ont appuyé sur le Panic Alert Button
Le gouvernement a lancé l’application « L’ESPWAR » pour faciliter la dénonciation des cas de violence domestique. Elle permet aux utilisateurs d’entrer en contact avec le ministère de l’Égalité des genres et du Bien-être de la famille. Elle offre un moyen de signaler des cas de violence domestique et de maltraitance infantile. Selon nos recoupements, 5 223 personnes se sont enregistrées et 3 440 ont appuyé sur le Panic Alert Button depuis 2020 jusqu’au 14 novembre 2023.
Bon à savoir
Les victimes de violence domestique sont protégées par des « protection orders », des « occupation orders » ou des « tenancy orders ». Le ministère rappelle qu’il est illégal de ne pas respecter ces mesures de protection. « La police doit enquêter sur les individus qui enfreignent la loi », indique-t-il.
Il précise que ces derniers sont passibles d’une amende pouvant atteindre Rs 50 000 et d’une peine d’emprisonnement ne dépassant pas un an lors d’une première condamnation. « Lors de la deuxième, ils risquent jusqu’à Rs 100 000 d’amende et deux ans de prison. Pour la troisième condamnation voire plus, la peine d’emprisonnement maximale est de cinq ans », précise-t-on au niveau du ministère.
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