Le secteur du tourisme mauricien s’est-il sorti d’affaires au vu du nombre approximatif de 1,29 million touristes accueillis à Plaisance en fin de 2023 ? Un record selon les autorités, car cette ‘embellie’ aurait permis de reprendre les quelque 100 000 personnes qui vivent des emplois directs et indirects de ce secteur. Or, dans l’interview qui suit, Sen Ramsamy, Managing Director de Tourism Business Intelligence, veut nuancer le tableau : « En 2023, nous sommes arrêtés loin derrière l’objectif de 1,4 million (…) pour savoir si le tourisme a réussi sa sortie de la contraction, il faut comparer avec les données d’avant la pandémie de Covid-19 ».
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Comment le secteur du tourisme local s’est-il sorti de la contraction de notre économie en 2020 et à ce jour comment se présentent les perspectives dans ce secteur ? Est-ce que l’embellie est concrètement de retour ?
Après la Covid-19, toutes les destinations du monde ont mis en place des stratégies pour relancer le tourisme et leurs économies. Certaines ont réussi et ont même dépassé leurs espérances. À Maurice, malgré les excitations, le tourisme n’a pu atteindre, depuis 2021, les objectifs du gouvernement, encore moins retrouver le niveau record de 2018. En 2023, nous sommes arrêtés loin derrière l’objectif de 1,4 million, alors que nos concurrents dans la région ont largement dépassé leurs performances d’avant la pandémie de Covid-19. La perception de belle reprise du tourisme est due au fait que nous comparons les arrivées à celles des années de fermeture et de réouverture. Or, pour savoir si le tourisme a réussi sa sortie de la contraction, il faut comparer avec les données d’avant la pandémie.
En termes de recettes, le tourisme a généré Rs 86 milliards en 2023 en comparaison à Rs 64 milliards en 2019. Encore une fois, la perception d’une belle récolte est trompeuse, car la roupie a perdu environ 25 % de sa valeur et les dépenses moyennes en euros sont restées les mêmes à approximativement 120 euros par jour. Un autre fait qui passe inaperçu est la baisse dans les dépenses en excursions, recréations et le shopping. Avec les forfaits ‘All Inclusive’, la plus grosse part des revenus touristiques profite aux hôtels, et ce, au détriment des autres opérateurs et de la population. D’autre part, pendant la pandémie de Covid-19, le gouvernement avait investi Rs 400 millions dans l’équipe de football de Liverpool, pour soi-disant, relancer le marché anglais. Résultat : Maurice a reçu 145 000 visiteurs anglais en 2023 contre 155 000 en 2018.
Au lieu de courir vers le nombre, il faut miser sur des stratégies qui encourageraient nos visiteurs à dépenser plus. Si un touriste avait déboursé 200 euros en moyenne par nuitée chez nous en 2023, le pays aurait récolté Rs 144 milliards. Aux Maldives, la moyenne des dépenses touristiques tourne autour de 400 euros par jour. Maurice fait des efforts pour sortir de la contraction économique, mais n’atteint pas ses objectifs suite à de mauvaises stratégies et un manque de vision.
En profitant des amendements aux lois du travail pendant la Covid, certains ont gentiment poussé leurs meilleurs et anciens employés vers la porte de sortie afin de réduire, par calcul, la masse salariale et augmenter les profits… »
Les opérateurs dans ce secteur ont-ils pris la mesure des enjeux ?
Les enjeux du tourisme sont complexes et les défis sont multiples, mais les perspectives sont grandes. La destinée du tourisme local me semble suspendue au bon vouloir d’une poignée de gros opérateurs qui veulent perpétuer l’ancien modèle qui date des années 50. Cela les convient que le tourisme demeure singulièrement axé sur le balnéaire quand nos plus belles plages sont sous leur contrôle, laissant ainsi des miettes au reste de la population qui, par sa gentillesse, donne sa lettre de noblesse à notre tourisme. Les opérateurs savent ce qu’ils veulent du tourisme, mais ils prétendent ignorer ce que le pays perd en le gardant figé dans le temps. En profitant des amendements aux lois du travail pendant la Covid-19, certains ont gentiment poussé leurs meilleurs et anciens employés vers la porte de sortie afin de réduire, par calcul, la masse salariale et augmenter les profits pour ensuite se plaindre de manque de main-d’œuvre qualifiée. Sur 33 000 emplois directs en 2019, le secteur a perdu 5 000 employés à la sortie de la crise sanitaire. En retour, on ose balancer le chiffre de 150 000 emplois indirects, sans aucune explication sur sa source, ni sur la méthodologie adoptée, mais qui a vraisemblablement pour but d’impressionner les responsables à la veille de la présentation du budget. Ceci explique cela.
Quelle refonte attendiez-vous dans ce secteur pendant la double crise de la pandémie et de la guerre en Ukraine ?
Pour qu’il y ait une refonte dans le tourisme, il faut comprendre l’environnement global dans lequel ce secteur évolue. Après une sortie douloureuse de la Covid qui avait mis le tourisme à genou, notre secteur s’est retrouvé en face d’une guerre en Ukraine. Plusieurs autres facteurs sont aussi venus aggraver un tourisme mondial déjà fragilisé, à savoir, des inondations plus fréquentes, le conflit israélo-palestinien et le sentiment d’insécurité et de méfiance qu’il a créé dans le monde, surtout contre les pays qui soutiennent le massacre à Gaza, le prix instable du pétrole et son impact sur le secteur de l’aviation, et le facteur de risque associé aux campagnes électorales cette année dans plusieurs pays émetteurs. En conséquence, les pays ont redéfini leurs plans pour le développement du tourisme et leurs stratégies de marketing avec un ‘rebranding’ de leurs destinations. Elles ont réussi la relance de leur tourisme et même dépassé leur niveau pré-Covid. La destination Maurice, qui n’est pas à l’abri de ces facteurs externes, est confrontée en plus à une épidémie de la dengue. Cette situation est suivie de près par les chancelleries et les tour-opérateurs étrangers, et cela, au moment même où s’élève une atmosphère de campagne électorale qui, j’espère, sera calme et civilisée. Toute campagne électorale dans un pays a un impact direct sur son tourisme.
Cependant, malgré tous ces bouleversements d’ordre géopolitique, climatique, économique et social, Maurice y semble indifférent et continue sur son ancien modèle touristique pour faire du ‘more of the same’. Le tourisme a besoin d’un nouveau ‘business model’ qui offrirait plus d’opportunités à tous les Mauriciens. Espérons que les experts étrangers qui travaillent sur le master plan du tourisme arriveront à comprendre les vrais enjeux et les non-dits, les susceptibilités de notre société multiraciale, et vont pouvoir identifier les risques et les véritables défis, afin de proposer un plan directeur qui soit visionnaire et qui permettrait au tourisme mauricien de respirer enfin le grand large.
Justement, certains opérateurs reconnaissent que ce secteur est touché par un manque de compétences. Est-ce un fait nouveau et à quoi attribuez-vous une telle pénurie ?
Le manque de compétences dans le secteur n’est pas un phénomène nouveau. Quand j’étais directeur de l’AHRIM de 1996 à 2004 et président de l’École Hôtelière, j’étais aussi confronté à une grande pénurie de main-d’œuvre. Qui plus est, il n’y avait ni l’École Polytechnique, ni Vatel et ni l’Institut d’Escoffier à cette époque. Il y avait beaucoup de pressions sur moi, mais on était proactif et on prenait des mesures fortes, de concert avec les opérateurs. Nous avions sensibilisé la population et formé beaucoup de jeunes aux métiers de l’hôtellerie et de la restauration. J’avais introduit les cours du soir à l’École Hôtelière SGD et j’avais aussi établi un partenariat avec la plus prestigieuse hôtelière du monde, l’École Hôtelière de Lausanne, en Suisse, pour former davantage de Mauriciens pour l’industrie locale. On nous avait même demandé d’absorber les licenciés de la zone franche et de les convertir en employés de l’hôtellerie.
Aujourd’hui, par manque de planification et de vision, la pénurie de main-d’œuvre est devenue particulièrement aiguë, mais les opérateurs sont également à blâmer. Si les conditions de travail étaient motivantes pour une carrière professionnelle, nos jeunes n’auraient pas quitté leurs proches pour servir sur les croisières et ailleurs, où leurs talents sont reconnus et appréciés. Au lieu de trouver des solutions durables à ce problème, les opérateurs ont voulu jouer au plus malin en forçant le recrutement des expatriés et les faire travailler dans des conditions qui ressembleraient, dans pas longtemps, à celles de la zone franche. Recruter des étrangers dans le tourisme aurait été un juron dans un passé récent. La communication avec la clientèle est difficile, la qualité de service ne reflète pas l’hospitalité proverbiale des Mauriciens, et notre image prend un mauvais coup. Le visage déjà crispé de ces pauvres employés étrangers en dit long.
Les organisations internationales engagées dans la protection de l’environnement, dont les ressources marines ne manquent jamais d’attirer l’attention sur l’impact du surtourisme sur les petites économies insulaires en développement (PEID), comme Maurice… Est-ce que les autorités locales traitent-elles cet enjeu ?
Le surtourisme ou le tourisme de masse commence à devenir un souci majeur pour beaucoup de destinations. Celles-ci essaient de limiter les dégâts par des décisions courageuses. Je tire la sonnette d’alarme depuis longtemps, mais Maurice a choisi dangereusement cette pente avec des prix au rabais pour faire du volume. Le pays entre de plain-pied dans la course vers le bas de gamme avec la proposition de 20 nouveaux hôtels qui augmenteraient sensiblement notre capacité de chambres, mais sans la main-d’œuvre locale nécessaire. Un tourisme sélectif bien planifié rapporterait beaucoup plus qu’une destination qui mise sur la quantité. Le surtourisme tue la destination de façon irréversible.
Au lieu de courir vers le nombre, il faut miser sur des stratégies qui encourageraient nos visiteurs à dépenser plus.»
Est-ce que le débat entre le choix du touriste ‘sac à dos’ et celui ‘millionnaire’ vous semble toujours d’actualité ?
Depuis quelques années, Maurice glisse lentement et visiblement d’une politique de tourisme haut de gamme vers un tourisme bas de gamme. La première classe dans nos avions a presque disparu et la classe économie est bondée. En 2017, 20 % des touristes n’habitaient pas dans les hôtels et en 2023 ils étaient à 26 % à avoir boudé les hôtels. La construction d’une vingtaine d’hôtels additionnels accentuerait la concurrence interne et cela aura un impact direct sur le ADR et le RevPar des hôtels. Il me semble que c’est une politique voulue malgré la tendance et la pénurie de main-d’œuvre. Cette situation confirme l’absence d’une vision et d’une stratégie claire pour développer un tourisme de qualité, créer plus d’emplois et gagner plus d’argent de ce secteur.
Est-ce que l’‘identité’ et la ‘raison d’être’ même de notre secteur du tourisme peut-elle se diversifier en dehors de ses marchés traditionnels situés en Europe ?
Il faut absolument sortir des sentiers battus en élargissant notre ‘market base’. Avec la technologie de l’information, le numérique, l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux, le monde est devenu un énorme marché sans frontières. L’approche consisterait à évaluer le nombre de visiteurs que nous pourrions accueillir et qui généreraient le plus de profits pour le pays. Maurice investit beaucoup d’argent en marketing pour attirer, par exemple, plus de visiteurs français chez nous. Très bien. Mais saviez-vous que parmi nos principaux marchés émetteurs, les Français sont les touristes qui dépensent en moyenne le moins chez nous ? Selon Statistics Mauritius, les visiteurs indiens déboursent plus que les touristes français dans l’ile. Il ne suffit plus de suivre aveuglément les habitudes du passé et rester figé sur les marchés traditionnels. Il faut savoir créer de nouveaux marchés, offrir de la qualité et les inciter à dépenser gros. La MTPA focalise beaucoup d’attention et de ressources sur l’Europe, mais néglige les multimillionnaires en dollars qui vivent en Inde et en Afrique, deux gros marchés porteurs et affluents à proximité. Avoir l’accès aérien est important dans l’équation, mais la qualité des prestations est primordiale. Air Mauritius doit rajeunir son personnel et améliorer la qualité de ses services à bord comme au sol. Les hôtels doivent offrir un traitement digne de ce nom à tous les clients sans aucune discrimination sur la couleur de la peau. Pas plus tard que la semaine dernière, des parents de l’étranger, qui ont payé cher, en ont fait l’expérience dans un hôtel cinq étoiles situé dans le nord. Dans le cadre d’une diversification des marchés, notre offre ne peut rester éternellement eurocentrée comme des passe-partout aux nouveaux clients de différentes origines et de ‘lifestyle’. C’est la meilleure recette pour échouer.
Certains spécialistes de ce secteur en appellent à favoriser davantage le tourisme intérieur, alors même que l’ile Maurice dite profonde, n’a toujours pas mis en place des normes d’accueil …
La tendance sur le plan mondial est plus pour un tourisme expérientiel qui favorise les échanges, la découverte des cultures et l’art de vivre des pays hôtes. Maurice n’a jamais vraiment développé le tourisme intérieur malgré son immense potentiel. L’intérieur du pays est d’une grande richesse en paysages, flore et faune et une population multi-ethnique, multilingue et multiculturelle qui vit en harmonie et qui est mondialement reconnue pour son hospitalité et son sourire proverbial. Le tourisme intérieur n’est pas simplement d’encourager les touristes de plage à visiter nos villes et villages. Il faut faire de Maurice une destination de ‘happenings’ avec la culture, les arts et le concept MICE. C’est une mine d’or qui n’est pas exploitée, mais qui remplirait les avions, les hôtels et fera fleurir davantage l’entrepreneuriat et les talents des Mauriciens à travers le pays.
Nous constatons, impuissants, le nombre grandissant de cas d’abus contre les visiteurs aujourd’hui. Traduire les coupables rapidement en cour de justice n’est pas une solution.»
Est-ce que le secteur – dont les grands hôtels - est-il en train de favoriser les compétences locales au niveau de sa prise de décision ?
Les Mauriciens ont amplement démontré leur talent de gestionnaire dans plusieurs secteurs d’activités et surtout dans l’hôtellerie à travers le monde. Sur une centaine d’hôtels à Maurice, la majorité est dirigée par des locaux, sauf les chaines internationales qui ont besoin de promouvoir leurs marques et les standards internationaux. Mais il est aussi vrai que dans certains hôtels, des étrangers font la loi et abusent parfois de leur position pour exploiter les petits employés et de jeunes stagiaires. C’est inacceptable. J’ai aussi remarqué que dans certains grands hôtels, les directeurs étrangers viennent apprendre du savoir-faire des Mauriciens en matière d’hôtellerie et de restauration. C’est la raison pour laquelle j’insiste que le développement du tourisme à Maurice ne se résume pas à compter le nombre d’arrivées à la fin de chaque mois. Il y a un immense travail à abattre pour que le développement du tourisme soit durable, équitable et profitable à l’ensemble de la population.
L’État doit-il accompagner les projets d’économie circulaire dans les hôtels et restaurants du littoral ou cette initiative doit être celle de ces opérateurs avec leurs moyens ?
Les hôtels, plus que les restaurants, sont généralement conscients que l’économie circulaire représente un gage de rentabilité et de durabilité pour leurs entreprises. Au-delà de son importance écologique, l’économie circulaire dans le tourisme doit aussi privilégier une synergie entre les opérateurs et la communauté locale. D’où ma prise de position contre le concept de ‘All Inclusive’ qui n’est pas une pratique de tourisme haut de gamme. Les hôteliers appliquent obstinément ce concept à Maurice en sachant bien qu’il prive l’ensemble de la population de beaucoup d’opportunités et l’économie nationale en investissement, emplois, valeurs ajoutées et recettes fiscales. Il serait temps que le prochain Budget du gouvernement soulève enfin le tapis du tourisme et s’adresse aux vrais enjeux et les fondamentaux au lieu de nous servir des mesures confettis avec ses ‘vouchers’ de Rs 200 (4 euros) comme incitation aux voyageurs pour acheter duty-free. Le gouvernement a donc intérêt à démontrer plus de rigueur dans ses analyses techniques du tourisme, prendre conscience de ce que notre pays perd en restant coincé entre un modèle touristique des années 50 et des lobbies.
Faut-il des moyens adéquats – dont une police – pour vérifier que le touriste ne se fait plus ‘plumer’ par des commerçants sans scrupules. De plus, comment envoyer des signaux forts pour indiquer que les actes criminels sur les étrangers seront sévèrement punis ?
La police du tourisme existe déjà depuis 2003 à Maurice. J’avais moi-même pris cette initiative quand j’étais directeur de l’AHRIM. Le Commissaire de police d’alors, M. Gopalsing, et son Adjoint, M. Bruneau, m’avaient soutenu dans cette démarche. L’AHRIM avait formé plus d’une trentaine de policiers et nous avions mis à leurs dispositions des équipements pour qu’ils puissent mieux protéger les touristes dans les zones à risque. Cette nouvelle unité avait commencé un travail formidable sur le terrain et donnait de bons résultats. Certains pays m’avaient même sollicité pour mieux comprendre la démarche de l’AHRIM et le modus operandi de cette collaboration association hôtelière et force policière. Malheureusement par la suite, et par myopie, cette unité performante de la police a été ‘merged’ dans la force régulière sans de grands moyens, et surtout sans vision. Nous constatons, impuissants, le nombre grandissant de cas d’abus contre les visiteurs aujourd’hui. Traduire les coupables rapidement en cour de justice n’est pas une solution. ‘Prevention is better than cure’. Comme beaucoup de mesures similaires entreprises par l’AHRIM dans le passé, les opérateurs touristiques, et surtout les réceptifs, ont un devoir patriotique de mettre la main à la poche et à la pâte pour aider à régler les multiples problèmes de leurs clients et de ce secteur clé de notre économie. Il faut une renaissance de la police du tourisme pour contrecarrer les abus contre les touristes. Le travail derrière est colossal.
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