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Viralité et droits humains : la fragile frontière du buzz

L’éducation aux médias est devenue indispensable face aux dérives sur les réseaux sociaux.
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La diffusion virale d’une vidéo d’Izna Gulzar menottée soulève des questions sur la dignité, la vie privée, l’éthique médiatique et l’urgence d’une éducation aux droits humains et aux médias.

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Lindley Couronne, fondateur et directeur général de l’ONG Dis-Moi.

La diffusion virale d’une vidéo montrant la TikTokeuse Izna Gulzar, menottée et visiblement en état de vulnérabilité, a suscité de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux. Ces images, largement relayées sans contexte précis, soulèvent des questions fondamentales : dans quelles conditions une telle scène peut-elle être filmée et partagée ? Quels sont les droits de la personne filmée ? Et surtout, où se situe la frontière entre l’information et l’atteinte à la dignité ?

Pour Lindley Couronne, fondateur et directeur général de l’ONG Dis-Moi, il s’agit clairement d’une violation des droits humains. « Évidemment, c’est une atteinte à la dignité humaine. Mais je ne suis pas surpris. Nous avons une Commission des droits de l’homme qui est à côté de la plaque, un bibelot qui tolère toutes sortes d’abus. Ils sont là, mais absents », fait-il ressortir.

Christina Chan-Meetoo, chargée de cours en médias et communication à l’Université de Maurice, partage cette analyse et rappelle un principe juridique essentiel : « Quel que soit le statut d’une personne, tant qu’il n’y a pas de condamnation, elle est présumée innocente. » Elle souligne que la publication d’une telle image constitue une atteinte à l’image et à la dignité de la personne concernée.

La vidéo pose également la question de la proportionnalité de l’intervention policière (voir plus loin). Lindley Couronne précise : « Je ne connais pas le contexte exact. Si la personne a résisté, la police peut, selon ses procédures, utiliser les menottes. Mais si elle n’a rien fait et qu’on la menotte ainsi, c’est une utilisation excessive de la force. »

Christina Chan-Meetoo abonde dans ce sens : « On ne sait pas ce qui s’est passé avant, on ne sait pas ce qui s’est passé après. Ce que l’on voit, c’est un instantané qui a été diffusé sans cadre ni explication. » Elle ajoute que la source de ces images reste inconnue : « On ne sait pas qui a filmé, si c’est avec consentement, ou si ce sont des images volées à l’insu de la personne », ce qui soulève des enjeux importants en matière de vie privée et de droits fondamentaux.

Culture de la viralité 

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Christina Chan-Meetoo, chargée de cours en médias et communication à l’UoM.

L’aspect le plus préoccupant, selon Lindley Couronne, demeure la diffusion publique de ces images : « Montrer une telle vidéo sans contexte, la partager partout, ce n’est pas digne d’un pays qui se veut un modèle. C’est un comportement d’un autre temps. »

Dans une société connectée, où chacun peut devenir « journaliste citoyen », la question de la responsabilité des témoins numériques se pose avec acuité. Pourquoi filmer ? Dans quelle intention partager ? À quelles conséquences expose-t-on la personne filmée ?

« Il y a des gens qui filment uniquement pour obtenir des vues, de la popularité. Ce n’est pas de la dénonciation utile, c’est de l’exposition humiliante », se désole Lindley Couronne.

Christina Chan-Meetoo observe également ce phénomène récurrent : « Ces contenus sont souvent publiés dans l’objectif de générer des commentaires et des réactions, même négatifs. Il s’agit de capter l’attention et de créer de la viralité. » Elle évoque une « économie de l’image et du sensationnalisme », qui profite aux plateformes numériques, dont les algorithmes favorisent ce type de publications.
« Les plateformes ont des règles très larges et très laxistes. Leur modèle économique repose sur le trafic et une activité constante. Ceux qui publient, ceux qui commentent et partagent, mais aussi les plateformes, tous participent à cette dynamique », avance Christina Chan-Meetoo.

Ce phénomène révèle, pour elle, un relâchement général des normes sociales : « Les gens n’ont plus la notion de ce qui est acceptable. Derrière un écran, les inhibitions tombent et on libère une parole parfois étouffée, mais qui peut aller trop loin. »

Éducation aux médias

Face à ces dérives, Lindley Couronne appelle à une réforme profonde du système éducatif : « J’espère que dans les Assises de l’Éducation, le ministre Gungapersad a pensé à inclure la question de l’éducation aux médias. Dans l’ère de TikTok, de Facebook, de vidéos virales, c’est devenu indispensable », plaide-t-il.

« Il ne faut pas oublier que notre système éducatif n’a jamais réellement intégré l’éducation aux droits humains ou à la citoyenneté. Certaines personnes ont encore des réflexes malsains », affirme Lindley Couronne.

L’ONG Dis-Moi a d’ailleurs lancé le projet « Safer Internet » destiné aux enfants, pour les sensibiliser aux dangers du numérique. « Mais nous restons une ONG avec un impact réduit. C’est au système éducatif de porter cette responsabilité. C’est un chantier énorme, mais il est nécessaire que les décideurs politiques s’en emparent », estime Lindley Couronne.

Dans son module Media and Ethics, Christina Chan-Meetoo insiste sur les principes à respecter dans tout traitement médiatique : « Il faut de l’exactitude, de l’équilibre, de l’exhaustivité, du détachement et de l’éthique pour garantir une certaine équité. » Elle estime que dans ce cas précis, l’information est incomplète et sortie de son contexte, ce qui nuit à la compréhension des faits et témoigne d’un manque flagrant d’éducation aux médias dans la société mauricienne.

Ses proches : « Nous demandons un peu de bienveillance » 

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Les proches d’Izna Gulzar ont fait appel à l’empathie des internautes.

Dans un message publié sur la page Facebook d’Izna Gulzar, dimanche soir, ses proches ont exprimé leur douleur face à l’ampleur prise par cette affaire. « Bien que nous comprenions et respections pleinement le processus judiciaire, ce qui est le plus douloureux pour nous, c’est la manière dont cette situation est exagérément amplifiée dans les médias — ainsi que la vague de moqueries, de harcèlement et d’insensibilité à laquelle nous faisons face en tant que famille », ajoutent-ils.

La vidéo de son interpellation, largement diffusée sur les réseaux sociaux, a déclenché une avalanche de commentaires souvent moqueurs, parfois violents. « Derrière les gros titres et les vidéos virales, il y a un être humain – une personne dotée de sentiments, qui a accompli tant de choses positives, et qui se retrouve aujourd’hui publiquement humiliée d’une manière que personne ne mérite », poursuivent ses proches.

« À ceux qui nous ont témoigné de la compassion et du soutien : merci, sincèrement. À ceux qui profitent de ce moment pour se moquer, juger ou humilier : souvenez-vous que personne n’est parfait. Chacun mène ses propres combats intimes, et tout le monde mérite de l’empathie, pas de la cruauté. »

Ce message souligne un malaise plus large autour de la circulation des images, du rôle des internautes dans leur diffusion, et des limites de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux. « Nous demandons simplement un peu de bienveillance, et que la dignité de notre mère – et de notre famille – soit respectée en ces temps éprouvants », conclut la famille.

La ministre Navarre-Marie condamne

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La ministre Arianne Navarre-Marie a parlé de « traitement inhumain ».

« Mon cœur et mes pensées vont à cette femme à propos de la vidéo. C’est un traitement inhumain : elle a été menottée et, de surcroît, attachée avec une chaîne qui évoque l’époque de l’esclavage. Que ce soit une femme ou un homme, ma réaction aurait été la même. » Ce sont en ces termes que la ministre de l’Égalité des genres et du Bien-être de la famille, Arianne Navarre-Marie, a réagi à la vidéo devenue virale, dans laquelle on voit Izna Gulzar, influenceuse bien connue sur TikTok, escortée par la police, menottée aux poignets et enchaînée aux chevilles, lors de son transfert à l’hôpital Dr A. G. Jeetoo. 

Selon la ministre Arianne Navarre-Marie, « le commissaire a également exprimé son extrême mécontentement face à la manière dont cette dame a été traitée. Malheureusement, une poignée de brebis galeuses ternissent la réputation de la police. »

La police justifie les menottes aux mains et aux pieds

Alors que l’image d’Izna Gulzar, entravée et filmée à son insu, continue de susciter une vive polémique sur les réseaux sociaux, l’inspecteur Shiva Coothen, porte-parole du Police Press Office, affirme que l’influenceuse a été arrêtée et conduite à l’hôpital Dr A. G. Jeetoo à sa demande. Cependant, au cours de ce transfert, elle aurait tenté de s’échapper, adoptant un comportement qualifié de « très agressif et violent » envers les policiers. L’inspecteur Coothen rapporte qu’elle aurait également proféré des injures à l’encontre des agents et du personnel soignant.

Face à cette situation, les autorités affirment n’avoir eu d’autre choix que de recourir aux menottes, tant aux mains qu’aux pieds, pour la maîtriser. « Cette intervention s’est déroulée dans le respect des droits humains, sans usage excessif de la force », insiste l’inspecteur Coothen, précisant que seule la force nécessaire a été employée pour neutraliser la situation.

De manière plus générale, l’inspecteur Shiva Coothen rappelle les protocoles en vigueur. Lorsqu’un suspect arrêté fait preuve de violence, s’en prend aux forces de l’ordre ou aux personnes présentes, ou représente un danger pour autrui, la police est autorisée à utiliser tous les moyens légaux pour le maîtriser. « Dans de tels cas, il est normal que les agents agissent pour garantir la sécurité de tous », conclut-il.

Une policière porte plainte contre Izna Gulzar et son époux

Une policière ayant participé à l’arrestation de la TikTokeuse Izna Gulzar a porté plainte pour infraction à l’ICT Act. Elle accuse Izna Gulzar et son époux de l’avoir filmée durant l’opération, avant de diffuser des extraits sur les réseaux sociaux.

Dans une plainte enregistrée au poste de police de Flacq, le mardi 22 avril, la Woman Police Constable (WPC) relate qu’elle faisait partie de l’équipe chargée d’appréhender la TikTokeuse samedi soir. Selon elle, Izna Gulzar s’est montrée réticente lors de l’intervention, bien qu’elle ait été informée de l’existence d’un mandat d’arrêt émis contre elle. « Kifer samdi mem zot trouv pou vinn aret mwa ? Warrant inn sorti depi le 9 avril… » aurait-elle lancé aux policiers.

La WPC affirme qu’au cours de l’opération, Izna Gulzar s’est adressée à son époux, qui aurait alors commencé à filmer la scène à l’aide de son téléphone portable. D’après la policière, ce dernier a enregistré toute l’arrestation sans le consentement des policiers présents. La policière précise également que la TikTokeuse a été traitée de manière respectueuse après son arrestation, avant d’être placée en détention en attendant sa comparution devant la justice. 

Ce n’est qu’après avoir constaté la circulation de plusieurs vidéos sur TikTok et d’autres plateformes, accompagnées de commentaires qu’elle juge préjudiciables, qu’elle a décidé de porter plainte. Selon ses déclarations, lundi soir, après sa libération, Izna Gulzar a publié une vidéo sur son profil TikTok pour dénoncer le traitement que lui aurait réservé la police. D’autres utilisateurs auraient également réalisé des montages vidéo, que la policière estime dégradants et portant atteinte à l’image de l’intervention.

Elle affirme que ces publications ont porté atteinte à sa réputation professionnelle et familiale. En poste depuis deux ans, la WPC a remis plusieurs captures d’écran à la police pour les besoins de l’enquête.

 

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