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Pierre Dinan,  économiste : «C’est l’utilisateur de la route qui paie certains projets du gouvernement»

Le gouvernement était-il acculé à devoir augmenter les prix des carburants ? Avait-il d’autres options ? « Il avait le choix entre augmenter la TVA ou l’impôt sur les salaires. Toutefois, il a choisi de frapper les automobilistes et le transport public », fait observer l’économiste Pierre Dinan dans l’interview qui suit. Ce dernier ajoute que l’île Maurice ne peut plus être à la merci des importateurs des produits pétroliers.

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L’embellie dans le secteur du tourisme se confirme avec quelque 2 millions d’arrivées de 2021 à ce jour, faut-il croire que la reprise est bien là ?
C’est vrai qu’on commence à s’en sortir. Les activités économiques, notamment le tourisme, ont repris. On voit un peu partout davantage de touristes et c’est bon signe, car une partie importante de notre économie en dépend. C’est même devenu la première industrie de notre pays.

En quoi ce retour des touristes était-il attendu ? 
D’abord parce que la vue de touristes dans nos hôtels, notre littoral et nos rues est en elle-même une indication que la pandémie est en recul, et que la menace ne plane plus. Ensuite, la reprise dans ce secteur représente un apport en devises très important pour notre balance des paiements, compte tenu que notre économie est extrêmement exposée à l’international. Quand on ajoute la facture des importations à celle des exportations, les deux étant tributaires de l’étranger, le montant additionné représente une très grosse part de notre Produit intérieur brut (PIB). Nous sommes une économie très ouverte, il nous faut en cela importer beaucoup. Pour y arriver, il faut obtenir des devises.

On voit un peu partout davantage de touristes et c’est bon signe car une partie importante de notre économie en dépend. C’est même devenu la première industrie de notre pays.»

Cette dépendance outrancière nous fragilise aussi comme on l’a vu en 2020 où nous avons frôlé une rupture alimentaire…
Certes, mais dans le cas du tourisme, la fragilité serait une société mauricienne en proie à une rupture de son tissu communautaire comme c’est le cas en ce moment au Moyen-Orient, où Israël est confronté à un conflit militaire de cette nature. Heureusement que ce n’est pas le cas à Maurice. Ici, nous sommes obligés de nous entendre et pas de nous battre entre nous. Le secteur financier a lui aussi besoin d’un pays sécurisé et stable pour les épargnes. Bon, c’est vrai que nous avons tendance à nous montrer comme des gens sérieux.

En ce qu’il s’agit de l’enjeu lié à notre sécurité alimentaire, je suis particulièrement sensible à tout ce qui touche à l’exploitation de nos ressources naturelles. Nous avons échoué dans ce registre-là, notre beau soleil et notre belle mer ne servant qu’à amadouer les touristes. Les ressources maritimes et terrestres ne sont pas mises à profit. Cela, le gouvernement aurait dû le savoir. Nous avons une zone économique exclusive de 2,3 millions km2 et nous continuons de laisser les autres de pêcher dans nos eaux. Où en est notre industrie fondée sur l’économie bleue ? Pour moi, ça reste un grand mystère ! Si on arrive à exploiter nos ressources halieutiques, cela réduirait notre dépendance excessive sur les importations.

Quant à nos ressources terrestres, il faut absolument récupérer les terres abandonnées, soit pour produire la canne destinée également à la production énergétique, soit pour nos cultures maraîchères. 

Peut-on raisonnablement parvenir à mettre sur pied une filière agro-alimentaire à Maurice ? 
Pourquoi pas ? Il faut juste une stratégie concrète et cohérente avec des personnes compétentes et des moyens adéquats pour une exploitation maraîchère moderne. Je peux comprendre que des jeunes mauriciens qui ont étudié pour devenir des professionnels ne soient pas aptes au travail dans les champs, mais aujourd’hui, grâce à l’informatisation et l’intelligence artificielle, ce sont des tâches qui ne ressemblent plus au travail pénible associé à l’agriculture. Aujourd’hui, dans certains pays européens, dont la France, il y a un des jeunes qui retournent à la terre et à l’élevage avec des pratiques vertueuses parce qu’il y a une conscience environnementale qui gagne du terrain. À Maurice, il faut qu’on valorise ces métiers liés à l’agriculture et l’élevage en mettant à la portée des jeunes les outils nécessaires afin de les encourager. 

Les ressources maritimes et terrestres ne sont pas mises à profit. Cela, le gouvernement aurait dû le savoir.»

L’actualité reste l’augmentation des prix des carburants, le gouvernement pouvait-il faire autrement ?
Essayons de disséquer cela... Quand j’achète l’essence, je paie d’abord pour ce qu’elle coûte et je finance quelques gros projets du gouvernement. Celui-ci pour ce faire avait le choix entre augmenter la TVA ou l’impôt sur les salaires. Cependant, il a choisi de frapper les automobilistes et le transport public. En d’autres mots, il fait payer à l’utilisateur de la route ses projets, mais tous ces projets sont-ils valables ? Il pouvait également mettre fin aux gaspillages dans certains de ses services, dont les compagnies paraétatiques, pour ne citer que ceux qui sont régulièrement épinglés par le bureau de l’Audit. Il faut tout revoir au niveau fiscal : est-ce que c’est l’usager de la route qui doit passer à la caisse ou le citoyen lambda, la ménagère ? Il existe une autre réponse à l’enjeu lié aux coûts des carburants : il est plus que jamais nécessaire de réduire notre dépendance sur l’importation du fioul. Certes, cela ne se fera pas en un jour, mais il faut tout de suite conscientiser les Mauriciens sur cet objectif.  Il faut mettre l’accent sur la hausse de la production locale de l’éthanol qui est un carburant qu’on produit localement. L’usine Omnicane produit déjà de l’éthanol en petites quantités et qui est vendu à La Réunion. En fait, il faut une réflexion nationale sur l’ensemble des moyens les plus diversifiés à mettre en place afin de réduire notre dépendance des importateurs dont nous sommes à la merci. Et là, je pense à l’aménagement de pistes cyclables dans certaines régions de l’île. Chez moi, à la rue Van der Meersch ou à la Route St-Jean à côté du Metro Express, on ne pourra pas le faire. Toutefois, je pense à des localités où naissent des nouvelles villes intégrées.

On a beaucoup évoqué la nécessité d’un développement intégré durant la Covid-19, comment un tel projet peut-il voir le jour ?
Pour y arriver, il faut qu’on arrive à associer les citoyens des quartiers et leurs associations aux projets du gouvernement et du secteur privé. Il faut qu’on leur donne la parole sur des projets qui les concernent dans leur quotidien. De manière générale, il faut écouter toutes les voix, des professionnels aux religieux en passant par les comités de quartiers. S’agissant des pistes cyclables, un tel projet apporte la réponse à deux questions : d’abord, il répond de manière partielle à la question de la surconsommation de l’essence et de ses prix toujours à la hausse, aux émissions de CO2 ensuite, c’est une réponse à l’enjeu de la santé chez nos jeunes et moins jeunes. Le vélo a toujours un moyen sain, efficace et pratique pour effectuer certains trajets, notamment pour se rendre à l’école et au collège et pour faire des courses sur une petite distance. Il faut concevoir des espaces de vie où les jeunes seront scolarisés dans la proximité de leurs résidences au lieu de faire des kilomètres pour aller à l’autre bout de Maurice. Dans de nombreux villes et villages à travers le monde, le vélo tend à devenir un type de transport privilégié en raison des bénéfices dont je viens de vous parler. Il y a, toutefois, encore un énorme travail de prise de conscience à entreprendre, en amont au niveau de nos décideurs et en aval au sein de la population. Il faut d’abord une étude sur la topographie de nos localités afin d’identifier les rues où ces pistes cyclables peuvent être aménagées. Il y a aussi le facteur sécuritaire qui doit être pris en ligne de compte. Une chose est sûre : nos routes sont devenues saturées avec un parc automobile en croissance année après année.

 À Maurice, il faut qu’on valorise les métiers liés à l’agriculture et l’élevage en mettant à la portée des jeunes les outils nécessaires afin de les encourager.»

Nombre de nos jeunes et moins jeunes sont tentés par l’émigration depuis ces dernières années, comme ce fut le cas après l’Indépendance et dans années 70. Faut-il craindre un exode de nos compétences ?
Des Mauriciens sont partis en masse durant ces deux périodes dont vous faites mention. Après l’Indépendance, c’était pour des raisons politiques et dans le milieu des années 70, c’était pour des raisons économiques liées à de profondes incertitudes sur leur avenir. Cependant, ce qui se passe depuis un certain temps déjà à Maurice est un mauvais signe. Cela veut dire que des jeunes et moins jeunes ne voient aucun avenir pour eux à Maurice. Ils craignent de voir les portes se fermer devant eux quand bien même ils ont des diplômes et à la place, c’est le fils ou la fille du voisin qui est embauché(e) grâce aux bras longs de ses parents. Ils se disent qu’il y a un manque de considération à leur égard. Il existe un mal-être qui les fait partir. Nous sommes en présence d’un « eye-opener » qui doit nous amener à nous poser un certain nombre de questions.

Face à la rude concurrence des biens et services dans le commerce international, certains économistes et chefs d’entreprise font valoir que le Mauricien ne travaille pas assez et qu’il serait temps de revenir au 24/7…
Mais que fait-on du fait que l’être humain a aussi besoin de se reposer ? D’ailleurs, je me réjouis que le dernier Budget a fait provision pour une mesure destinée à aménager des facilités pour les ouvrières. La réponse à cet enjeu est de travailler mieux et on peut y arriver grâce au numérique. La solution n’est pas certainement dans le 24/7.

En 2023, par certains aspects, la situation est identique à ces années-là (les années 70 et 80), mais les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas ce même reflexe de s’en sortir par eux-mêmes, ils comptent trop sur le gouvernement.»

Venons-en au numérique, que vous inspire la question de l’intelligence artificielle (IA) ?
C’est un moyen de travailler avec intelligence à condition d’en avoir une certaine maîtrise. Il faudrait tout simplement expliquer comment ça marche. C’est la responsabilité du ministère de l’Éducation.  C’est aux pouvoirs publics d’organiser des ateliers de formation pour faire la démonstration que l’IA peut nous rendre la vie plus facile. Les applications sont là désormais et il faut faire avec. Dans notre vie quotidienne, nous nous en servons, comme les guichets automatiques ou le téléphone portable, aussi faut-il les utiliser à notre avantage.

À la sortie de la Covid-19 et avec les défis nouveaux qui s’imposent à l’île Maurice, quelle doivent être les bonnes attitudes chez nos concitoyens, en ayant à l’esprit que ce pays a réalisé un miracle économique dans les années 80 ?
Au milieu des années 80, après les années 70 marquées par des grèves générales et deux dévaluations en 1979 et 1981, les Mauriciens avaient soif d’ordre et de discipline. Beaucoup de femmes ont quitté leurs foyers pour aller travailler. En 2023, par certains aspects, la situation est identique à ces années-là, mais les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas ce même réflexe de s’en sortir par eux-mêmes, ils comptent trop sur le gouvernement. Toutefois, le gouvernement ne peut pas tout faire…

 

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