
Parvez Dookhy, avocat et constitutionnaliste, commente les arrestations récentes de membres du gouvernement sortant. Selon lui, les scandales de l’ancien régime n’ont plus d’effet sur l’opinion, comme ceux concernant Navin Ramgoolam. Il estime que l’état de grâce du gouvernement actuel est terminé. Par rapport au budget à venir, il suggère de prioriser la santé.
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Trois arrestations en deux mois, toutes ciblant des ex-hauts responsables du Mouvement socialiste militant (MSM). L’affaire Padayachy marque-t-elle un tournant ?
Il est évident que le MSM passe par une période difficile de son histoire. Mais ce n’est pas la première fois que le parti a été battu platement aux élections et ce n’est pas la première fois non plus que Pravind Jugnauth est mis en cause dans une affaire de crime économique. Sauf que cette fois-ci, l’ampleur du crime apparaît plus large et le MSM ne participe pas aux élections municipales. La question se pose : est-ce que le MSM est politiquement mort pour autant ? Je pense que Pravind Jugnauth n’a qu’une seule stratégie, la même qu’a utilisée en son temps Navin Ramgoolam.
Il veut gagner du temps, faire durer la procédure. À force, l’opinion sature. Cela devient sans effet. Ce fut le cas de l’affaire du coffre-fort.
Nous vivons dans un système politique dynastique. Nous avons aboli la monarchie, la Reine ou le Roi n’est plus le chef de l’État et nous sommes devenus une République, mais les dynasties politiques ont vite pris la place. Dans une dynastie, on aime une figure familiale. On ne se comporte pas comme un citoyen, mais comme un sujet (de Sa Majesté ou en l’occurrence d’une dynastie).
Pravind Jugnauth, comme avant lui Navin Ramgoolam, doit juste attendre que son heure revienne et ça dépasse l’entendement et même les espérances. Durant le gouvernement de Pravind Jugnauth, Navin Ramgoolam n’a pas fait de l’opposition. Il a juste attendu, alors qu’il était cuit, comme on dit. Les élections législatives sont dans quatre ans et demi au maximum. Donc, Pravind Jugnauth entend faire durer et remporter les élections par la suite. Et s’il redevient Premier ministre, ce sera comme l’actuel Premier ministre, avoir de temps en temps une audience devant la justice jusqu’à ce que l’affaire, soit comme on dit, rayée.
Je pense que Pravind Jugnauth n’a qu’une stratégie, la même qu’a utilisée en son temps Navin Ramgoolam. Il veut gagner du temps, faire durer la procédure»
S’agit-il d’un tournant judiciaire ou d’une stratégie politique maîtrisée ?
Je pense que dans l’affaire de Renganaden Padayachy, la justice a sans doute entendu les critiques de certains quant au jeu de la caution. À Maurice, on arrête de manière spectaculaire et ensuite, on obtient très vite une libération provisoire. Certaines voix fortes parlent de mises en scène, de cinéma. C’est, entre autres, pourquoi Renganaden Padayachy n’a pas obtenu, dans la foulée de son arrestation, un placement sous contrôle judiciaire, contrairement à d’autres.
La Financial Crimes Commission agit-elle en toute indépendance. Son timing ne soulève-t-il pas des doutes légitimes ?
S’il y a un organisme d’enquête complètement indépendant à Maurice, on l’aurait su depuis longtemps. Il y a l’indépendance et l’impartialité. Nous savons que le pouvoir politique exerce une forte mainmise sur l’ensemble des organes de l’État. C’est notamment en raison du mode de nomination. C’est le Premier ministre qui nomme et si ce n’est pas lui, c’est le président de la République. Et celui-ci est l’exécutant du Premier ministre. Le Président n’a aucune légitimité démocratique, il est nommé par le Premier ministre, avec le concours de l’Assemblée dirigée par ce même Premier ministre. La politique, c’est avant tout une affaire de communication. L’actuel régime a des scandales de l’ancien régime en réserve. Il va les utiliser lorsque c’est nécessaire pour lui, pour surtout allumer ce qu’on appelle un contre-feu. Lorsqu’un gouvernement est en difficulté sur un sujet, il a intérêt à vite mettre dans l’espace médiatique un autre sujet pour dévier l’attention. C’est une stratégie de communication. On peut voir une corrélation entre les arrestations et les difficultés de l’actuel régime. Les arrestations sont arrivées quand l’état de grâce de l’actuel régime est terminé et que les critiques ont commencé à fuser, notamment sur la question d’Agalega.
Vous évoquez un « coup de communication » pour freiner un éventuel retour du MSM. La justice est-elle devenue un outil de mise en scène ?
C’est un peu comme la guerre en Ukraine. Les États-Unis ont eu intérêt à faire durer la guerre en Ukraine, d’où le soutien à ce pays, pour entraîner les Russes dans un conflit qui ne peut que les affaiblir sur la scène internationale. C’est comme ça que la Syrie est tombée comme un château de cartes. Idem pour le MSM. Le premier effet, c’est d’ailleurs leur incapacité à participer aux élections municipales pour la bonne et simple raison que Pravind Jugnauth n’est pas, aujourd’hui, en situation de faire des meetings, d’être présent dans l’espace politique.
S’il y a un organisme d’enquête complètement indépendant à Maurice, on l’aurait su depuis longtemps. Il y a l’indépendance et l’impartialité»
Selon vous, le règne Jugnauth touche-t-il à sa fin ? Ou tente-t-il une dernière manœuvre de survie politique ?
Pravind Jugnauth a sans doute le soutien de l’Inde. Nous connaissons tous l’emprise de l’Inde, qui est grandissante et se fait même en accéléré, sur le paysage politique de Maurice. L’Inde voit en Pravind Jugnauth l’alternative sécurisée au régime de Navin Ramgoolam. N’oublions pas que Navin Ramgoolam, lors des prochaines élections générales, dans quatre ans et demi, sauf élections anticipées, aura l’âge de son père aux élections de 1982, soit 82 ans.
En fait, Pravind Jugnauth, tout comme le gouvernement indien, sait que l’usure de l’actuel régime viendra très vite pour trois raisons. Navin Ramgoolam et Paul Bérenger sont en politique depuis très longtemps et Navin Ramgoolam a déjà été Premier ministre trois fois. Deuxièmement, il y a leur âge avancé. Troisièmement, ils ne respectent pas les promesses de leur campagne. Donc, très vite, l’opinion basculera.
Pour en revenir à l’Inde, je pense qu’elle exercera une pression suffisante pour que Pravind Jugnauth ne soit pas effacé politiquement. Il suffit de voir comment beaucoup de ministres se sont rués en Inde et comment le discours des nouveaux dirigeants a changé diamétralement sur Agalega.
À votre avis, ces inter-pellations respectent-elles les principes fondamentaux du droit ?
À ma connaissance, il n’y a pas, de manière flagrante, de violation des droits fondamentaux. Bien entendu, les avocats de la défense, et c’est classique, peuvent toujours s’en plaindre. C’est normal.
D’autres figures du MSM sont-elles visées ? La purge est-elle en cours ?
Sans doute. L’actuel régime a en réserve une quantité suffisante de dossiers à révéler au public. Ce sont des munitions. Ce sera au compte-goutte. Sauf que, l’opinion publique étant ce qu’elle est, elle change et évolue et se retourne. À un moment, les scandales de l’ancien régime n’auront plus d’effet sur l’opinion, tout comme c’est le cas, aujourd’hui, avec les affaires de Navin Ramgoolam. Elles sont sans effet sur l’opinion, alors qu’elles l’ont été pendant pratiquement une décennie.
À votre avis, le MSM a-t-il encore une carte à jouer, ou est-il condamné à l’implosion ?
Le MSM, comme les trois autres formations politiques actuelles, est une entreprise politico-familiale. C’est d’abord une famille. Il n’y a pas de passage de direction, de leadership au meilleur cadre du parti. Par conséquent, le leader n’a pas de souci. Il n’est pas et ne sera pas contesté. Peut-on imaginer le Parti mauricien social démocrate sans Duval ou le Mouvement militant mauricien sans un ou une Bérenger ? Et comme nous sommes, à regret, dans un système hyper dynastique, avec le soutien de l’Inde à Pravind Jugnauth, je pense que l’implosion n’aura pas lieu.
Jusqu’où la justice peut-elle aller sans paraître manipulée ?
À un moment, je pense que le clan MSM invoquera l’argument de persécution politique. En l’état, c’est trop tôt. Mais dans un certain temps, l’argument sera utilisé. Les organes d’enquête n’ont pas, malheureusement, l’indépendance et le profession-nalisme nécessaires. Et l’actuel gouvernement utilisera les affaires pour se protéger.
Les élections à Maurice sont une affaire d’argent. Le candidat idéologique a peu de chance d’être élu...»
Vous avez alerté sur l’effondrement moral de la classe politique. Sommes-nous arrivés à un point de non-retour ?
Actuellement, la corruption est comme légale. C’est un fait. Pourquoi ? D’une part, il n’y a aucune loi d’encadrement du financement des partis politiques. Les partis n’ont pas d’existence légale, de personnalité morale, ne sont pas des legal entities. D’autre part, toute rétrocommission faite par une personne pour l’obtention d’une faveur est présentée comme une donation faite au parti. Le parti, c’est le leader par ailleurs. Aussi, il n’y a dans le cadre électoral aucun plafonnement effectif, in concreto, des dépenses électorales. Les élections à Maurice sont une affaire d’argent. Le candidat idéologique a peu de chance d’être élu. L’argent, il faut le trouver. Il y a deux sources : la corruption et le trafic de drogue !
Doit-on comprendre que la corruption est devenue un mécanisme de pouvoir à Maurice ?
Nous n’avons pas les moyens nécessaires de lutte contre la corruption. Nous n’avons qu’une vitrine, une façade. Je n’arrête pas de proposer des axes de réformes en la matière. Il faut que l’enquête soit dirigée par un juge, un spécialiste du droit qui a l’expérience nécessaire. C’est le cas pour une commission d’enquête. L’autorité du juge est plus élevée et le dossier est mieux bâti. Il faut que nous ayons dans nos lois toutes les infractions économiques. À titre indicatif, deux grandes infractions sont inconnues chez nous : le délit d’initié par des responsables politiques et l’emploi fictif. C’est très pratiqué.
Nos lois sont muettes sur ces questions. Le délit d’initié, c’est lorsqu’un dirigeant utilise des inside information pour réaliser un coup financier ou économique. Par exemple, un dirigeant politique indique que le siège du gouvernement sera transféré à tel endroit. Au préalable, il a acheté ou fait acheter des terrains là-bas à très bas prix. Une fois qu’il annonce le transfert, le prix de l’immobilier grimpe. Puis, il vend ses biens, ses terrains. Enfin, il apprend l’abandon du projet. Regardez dans le rétroviseur, vous verrez plein d’exemples. L’emploi fictif, c’est quand un dirigeant fait recruter quelqu’un pour un poste dans lequel, en réalité, il n’a pas grand-chose ou rien à faire. Mais dans la réalité, il travaille pour moi, politiquement. Il nous faut aussi libéraliser notre système de preuve, nos modes de preuve. En matière de crimes économiques, la preuve doit être libre. À Maurice, nous avons un système de preuve trop rigide, de sorte que l’évidence n’est pas évidente pour la justice ! C’est ainsi qu’on aura une justice efficace, productive.
Entre satisfaction que « les puissants tombent » et méfiance vis-à-vis des institutions, comment lisez-vous la réaction de l’opinion publique ?
L’opinion publique à Maurice est trop fluctuante et on assiste à trop de revirements de l’opinion. C’est dire à quel point l’opinion est manipulée et pas autonome. Le peuple adoube celui qu’il a lui-même sanctionné. J’ai l’impression que l’homme politique est dans une relation de couple avec le peuple. Ils se détestent autant qu’ils s’aiment.
Quelles réformes structurelles s’imposent pour éviter que la justice ne soit instrumentalisée ou que les abus se répètent ?
Il faut que l’enquête dans les affaires compliquées - et les grosses affaires de corruption le sont - soit dirigée par un juge (ou un magistrat). Regardons la réalité. Il n’y a que les commissions d’enquête qui marchent ou une enquête, en matière de crime de sang, dite judiciaire, par exemple dans l’affaire Soopramanien Kistnen. Les enquêteurs classiques ont donné, parce qu’ils sont sous influence, une autre orientation à l’enquête. Et puis, si on a un système de juge d’instruction, ça voudrait dire que l’enquête sera dirigée par un juge indépendant, qui n’est pas choisi par le Premier ministre. C’est là qu’on aura de l’efficacité.
Le système judiciaire peut-il renforcer la démocratie ?
La démocratie, aujourd’hui, au sens moderne du terme, englobe l’idée d’un État de droit, c’est-à-dire que la justice est entièrement indépendante du pouvoir politique.
Heureusement, nous avons encore le dernier recours au Conseil privé, ce qui, à mon sens, a protégé l’indépendance de la justice à Maurice contrairement à d’autres organismes supposé-ment indépendants qui ne le sont pas réellement.
Nous sommes dans une situation au sein de laquelle les dirigeants et le Premier ministre lui-même ont des affaires devant la justice, comme ceux assis sur les bancs de l’opposition et l’ancien Premier ministre. On a l’impression que l’homme politique a deux lieux de travail aujourd’hui : l’Assemblée nationale et le tribunal !
Parlons d’autre chose, Parvez Dookhy. À l’approche de la présentation du premier budget de ce gouvernement, quels sont, selon vous, les principaux défis économiques ?
Ils sont au moins deux : la croissance et l’endettement. Nous devons avoir une croissance forte. Dans le contexte économique international ouvert par Donald Trump, Maurice doit trouver son compte. C’est une occasion à saisir. Les États-Unis pourraient s’affaiblir. Donald Trump a perdu en crédibilité. Maurice peut jouer un rôle de lien avec la Chine, pour l’instant hypertaxée. On pourrait être une sorte d’off-shore pour la Chine. Nous devons être vigilants par rapport à notre endettement. C’est mauvais et dangereux pour nous. Les grands pays peuvent pratiquer l’endettement, car ce sont eux qui fixent les règles. Nous, nous subissons les règles. Nous devons avoir une économie saine.
Pensez-vous que le contexte politique actuel influencera les mesures budgétaires ?
Je pense qu’on aura un budget de rigueur au-delà des coups de communication ou symboliques. D’ailleurs, le ministre du Commerce a déjà annoncé qu’il n’y aura pas de baisse du prix des carburants. C’est indicatif du budget à venir.
Qu’attend la population de ce budget ?
Le gouvernement est en début de mandat. C’est le moment de la trahison des promesses. Ou du moins le moment pour repousser la réalisation des promesses. On verra ce que fait le gouvernement. Mais le Mauricien est habitué aux cadeaux budgétaires et électoraux. Il ne sera pas content s’il n’a pas de cadeaux.
Le gouvernement peut-il concilier stabilité macroéconomique et mesures sociales dans ce budget ?
Le gros souci est notre niveau d’endettement. Et surtout, on emprunte auprès d’un pays : l’Inde, et pas tant auprès des institutions financières. Ce n’est pas pareil en termes de souveraineté nationale. Le gouvernement du Changement doit beaucoup investir dans le domaine de la santé. Nous devons avoir un accès aux soins d’un bon niveau. Ce n’est pas le cas. Par exemple, l’accès aux soins d’urgence est une réelle catastrophe.
Le Budget 2025-2026 peut-il reconquérir l’opinion ?
Je le répète. C’est le premier budget du nouveau gouvernement. Et le ministre de l’Économie et des Finances, c’est le Premier ministre. Autrement dit, il n’a pas de fusible pour se protéger. Dans un gouvernement, si le ministre de l’Économie n’est pas performant, il saute, comme le fusible, pour protéger le Premier ministre. Là, il n’y en a pas. C’est donc un pari risqué pour Navin Ramgoolam. Il en portera seul la responsabilité.

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