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Lindsay Rivière : «Les pays n’ont pas d’amitiés particulières mais surtout des intérêts particuliers»

Lindsay Rivière

Dans cette interview, Lindsay Rivière aborde les enjeux géopolitiques actuels de Maurice, soulignant son rôle croissant dans l'alliance indo-américaine. L’observateur politique évoque également les ajustements nécessaires du gouvernement et des partis politiques dans un contexte international dynamique, tout en mettant en lumière la stabilité et l'importance des institutions locales.

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La visite de Sri Narendra Modi pour l’Indépendance semble avoir été un succès certain, tant sur le plan diplomatique qu’au terme de la coopération entre les deux pays. Cela a-t-il également été un coup de poker politique réussi pour Navin Ramgoolam ?
Effectivement, cela a été un succès sur plusieurs plans. Outre le fait d’être une fidèle amie de Maurice et d’avoir des liens culturels et historiques privilégiés avec Maurice, l’Inde est aussi devenue une puissance économique, militaire et maritime incontournable dans cette partie du monde, un des grands pays du monde moderne aux côtés des États-Unis, de la Chine, de la Russie et de l’Europe unie. La visite inattendue de M. Modi aussi tôt dans le mandat du nouveau gouvernement, l’intérêt indien dans notre petit pays et les nombreux accords et engagements pris prouvent que Maurice est désormais un allié privilégié de l’Inde. On est passé d’une relation d’affection et d’amitié entre les deux pays à un véritable « partenariat stratégique ». On voyait déjà venir ce « partenariat stratégique » avec le ‘deal’ sur Agaléga pour une base sur notre territoire et avec le soutien actif de M. Modi à la cause de la souveraineté mauricienne sur les Chagos (notamment l’intervention du PM indien auprès du Président Trump pour qu’il accepte l’accord anglo-mauricien sur Diego Garcia). Tout se confirme désormais. Nous avons franchi une nouvelle étape. Maurice glisse désormais assez rapidement  dans le camp de l’alliance indo-américaine contre la Chine.

À bien réfléchir, Maurice a beaucoup plus à gagner avec l’Inde et le camp occidental qu’avec la Chine, qui reste certes une autre puissance amie qu’il faut traiter avec égards et poliment, mais sans jamais donner l’impression d’être trop proche du camp chinois ainsi que le laissent croire certains décideurs proches de Donald Trump à Washington. Voici donc la considération géostratégique. Maurice ne sera plus la « filleule » diplomatique de l’Inde, mais un véritable allié important que l’Inde cajolera davantage.

Sur le plan de la politique locale, oui, Navin Ramgoolam a très bien joué ses cartes. L’impression générale était que le BJP de Modi en Inde favorisait largement le MSM de Pravind Jugnauth et avait, avec celui-ci, des liens privilégiés, au détriment du Parti travailliste et du MMM jugés à New Delhi plus proches du Congress des Gandhi, comme si Pravind Jugnauth était le petit filleul politique de Modi. Eh bien, tout ceci ne tient plus. 

Dès le soir des élections, avant même la proclamation des résultats à Triolet, Modi téléphonait à Ramgoolam. Suivi de la visite d’État que l’on a vue ces derniers jours. Navin Ramgoolam et Paul Bérenger sont donc devenus – et pour 5 ans – aussi proches de Narendra Modi que pouvaient l’être Pravind Jugnauth et ses lieutenants (notamment Maneesh Gobin). Il faut y voir la justesse de l’observation que les pays n’ont pas d’amitiés particulières mais surtout des intérêts particuliers à défendre. Pravind Jugnauth perd l’un de ses plus fidèles soutiens.

Que pourra retirer Maurice de ce nouveau « partenariat stratégique » et d’une volonté affichée de plus grande coopération économique et sécuritaire ?
Beaucoup ! L’Inde est déjà le principal partenaire commercial de Maurice. Des accords sont actuellement étudiés pour permettre l’entrée plus facile et intéressante de produits mauriciens dans la Grande péninsule. L’Occident (la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis) ont, durant ces 20 dernières années, un peu « lâché » sinon bien négligé Maurice, malgré les affirmations publiques de « coopération renforcée ». Notre accord de libre-échange avec l’Inde doit être renforcé, notre Haut-Commissariat à New Delhi renforcé et réadapté aux conditions nouvelles d’amitié indo-mauricienne. Déjà on voit, parmi les projets annoncés, le financement par l’Inde d’un Collège du Service Civil pour former nos diplomates et hauts fonctionnaires. L’Inde va aussi financer notre nouveau Parlement, remplacer 100 kilomètres de tuyaux pourris de la Central Water Authority, nous aider à mieux exploiter notre potentiel d’économie bleue, renforcer notre Coast Guard, financer une Académie de la Police et un Centre National de Partage d’Information Maritime, nous soutenir dans l’Indian Ocean Rim, investir dans la santé publique et aider les SME. Tout cela va décupler l’influence de l’Inde à Maurice. D’ailleurs, si l’Occident ne nous aide pas davantage sur le plan économique, bientôt on verra Maurice bien plus tourné vers l’Asie que vers l’Europe ! Attention : l’influence occidentale baisse dramatiquement à Maurice !   

Dans les coulisses du pouvoir, on laisse entendre que Narendra Modi a murmuré dans l’oreille de Donald Trump d’accepter de signer le traité concernant la location de Diego Garcia...
Il y a beaucoup d’indications que le PM Modi, nouvel allié de Washington, a, comme on dit, « touché un mot » au Président Trump pour accepter l’accord sur les Chagos. On verra bien, au final, car il y a autour de Trump des « faucons » qui nous accusent d’être trop proches de la Chine et qui conseillent au Président américain de ne pas accepter l’accord anglo-mauricien sur Diego Garcia. Les Etats Unis sont aujourd’hui obsédés par la Chine. Ils observent et voient que la Chine traite Maurice avec beaucoup d’égards, a obtenu de Maurice la zone Jin Fei pour presque rien (Sithanen refuse toujours de publier cet accord qu’il a signé au nom de Maurice), que la Chine a financé notre aéroport, la MBC, enfin que la Chine courtise étroitement Madagascar, les Maldives et les Seychelles etc. Il faudra que Maurice joue serré sur cet équilibre entre la Chine, l’Inde et les États-Unis. Le Président Trump est d’humeur changeante et peut s’énerver rapidement s’il sent que Maurice joue double jeu.

Concernant Agaléga, Navin Ramgoolam ne pipe mot alors qu’il ne cessait de dire pour dire que Pravind Jugnauth avait « vendu » cette partie de notre territoire à l’Inde ?
Et pour cause ! La présence indienne à Agaléga est un fait accompli. Inutile donc, pour le PM, de revenir dessus ! Je crois qu’Agaléga ne pèsera pas lourd quand on mettra l’île dans la balance en comparaison à tout ce que Navin Ramgoolam peut obtenir de l’Inde, avec son nouveau « partenariat stratégique ». Ne soyons pas naïfs : Agaléga va, selon toute probabilité, passer dans les « Profits et pertes ».

La Chine a-t-elle des visées sur notre territoire ?
Sans doute, mais elle a affaire à rude concurrence avec Trump, Macron et Modi. Je pense qu’il faut savoir jouer nos cartes, rester « bien » avec la Chine, mais sans nouvelles concessions. D’ailleurs, la Chine a posé les yeux sur Madagascar qui a désespérément besoin d’une aide étrangère. La Chine peut vouloir se rapprocher de Madagascar pour surveiller le Canal du Mozambique, Agaléga et la côte est-africaine et il y a déjà des conjectures à ce sujet. Mais en ce qui nous concerne, malgré les accords entre Maurice et l’Inde ou l’Angleterre, il nous faut soigneusement nous en tenir à notre attitude traditionnelle « Friend to all, enemy to none ! » 

Le pays a célébré, mercredi, le 57e anniversaire de son Indépendance et ses 33 ans depuis son accession au statut de République. Votre sentiment en tant que citoyen ?
Une immense fierté ! Je suis, à 76 ans, le doyen de la presse mauricienne et je suis un des très rares journalistes vivants à avoir traversé toute la période 1968-2025 avec tous ses gouvernements et Premier ministres. J’étais présent au Champ de Mars le 12 mars 1968. J’ai eu la chance et le privilège de couvrir, comme un jeune journaliste de l’express, à  18 ans, la cérémonie du lever du drapeau ce 12-Mars 1968 par sir Seewoosagur Ramgoolam et le Gouverneur anglais sir John Rennie et à assister à la naissance d’un nouvel État. 

Je n’oublierai jamais cette journée, avec SSR rappelant au Parlement : « We have come a long, long way », invitant les 600 000 Mauriciens de l’époque à mettre de côté leurs vives divisions, à ne pas quitter le pays et à rechercher ensemble l’unité, l’amitié interethnique et la prospérité. La situation était alors toute différente d’aujourd’hui : nous n’avions que le sucre, un début de tourisme (15 000 contre 1.3 millions aujourd’hui), pas d’industrialisation véritable, pas de Zone franche, pas d’offshore. Il n’y avait que l’agriculture et le génie mauricien. Notre Produit National Brut n’atteignait même pas Rs 1 milliard contre les Rs 600 milliards d’aujourd’hui.

L’Indépendance a libéré le potentiel, la créativité, l’intelligence mauricienne. Le pays a fait des pas de géant sur les plans économique, politique, culturel et sur le plan de l’unité nationale et de l’émergence du mauricianisme. Il faut se réjouir de ce succès et cesser de râler pour un oui ou pour un non. Nos jeunes doivent énormément à cette génération qui a fait sortir de terre une véritable nation qui tient bien haut sa tête aujourd’hui. Ils doivent être fiers du chemin parcouru et porter encore plus loin le mauricianisme.

Mais il y a eu aussi des reculs dans divers domaines économiques et sociaux ?
Sans doute, mais beaucoup plus de positif que de négatif ! Il y a toujours de graves problèmes sociaux (la drogue, la criminalité, le communalisme, le coût de la vie prohibitif etc.), mais c’est le lot de tous les pays, à toutes les périodes de l’Histoire. Je suis de ceux qui voient davantage ce que nous avons, plutôt que ce que nous n’avons pas et qui rendent grâce à Dieu pour cela. Il faut prendre le bon avec le mauvais, le positif avec le négatif… Nous ne vivons pas dans un monde idéal. Il faut toujours faire face aux difficultés et ne pas s’en désoler tout le temps. Nous devons aller jusqu’au bout de nos rêves et aspirations. Je crois que nous avons, en tant que nation, le potentiel et les moyens de tout corriger, de faire reculer les problèmes à condition d’avoir la volonté nationale. 

Un des drames de notre pays est la qualité souvent décevante de notre classe politique, la lâcheté qui les empêche de prendre les grandes décisions qui s’imposent. Je ne cesse de le leur dire : l’important n’est pas d’être populaire, mais d’être respecté. Maurice a des potentialités considérables et nous n’en avons à peine effleuré ce potentiel.

Votre avis sur les 100 premiers jours du nouveau gouvernement ?
Dans l’ensemble, un très bon début d’action qu’il faut maintenant accélérer. Les bonnes décisions et mesures sont nombreuses : tout d’abord – et c’est essentiel - la démocratie mauricienne a été rétablie dans ses droits, réoxygénée. Le Parlement n’est plus un « bazar » et a retrouvé son image, son prestige, sa nature profonde de temple de la démocratie. Les municipalités retrouveront, en mai, leur rôle de deuxième niveau du gouvernement et c’est très sain. 

Dans le Judiciaire, les pouvoirs du DPP, hier grignotés chaque année davantage, ont été entièrement rétablis. On nous promet plus de juges, plus de magistrats pour une justice plus expéditive et abordable. Le traumatisant espionnage téléphonique par l’État a cessé. La MBC a un sursaut avec Alain Gordon-Gentil. Elle a cessé d’être la descente de lit du gouvernement et une honte nationale. La crise de l’eau est bien gérée. Les ministres ont cessé d’être des pigeons voyageurs attirés par les  ‘per diem’. 

Peu à peu, il y a une remise en ordre de la fonction publique, quelques procès contre ceux qui ont cru que tout était permis dans ce pays. Nous avons enfin un Plan de 5 ans. Des mesures correctives sont apportées sur le plan économique, etc. 

C’est beaucoup en trois mois ! Navin Ramgoolam et Paul Bérenger se tiennent bien. Le PM gouverne avec une grande dignité, avec modération et on voit qu’il a une solide expérience d’homme d’État et qu’il ne veut pas être simplement un chef de clan communal. Les minorités retrouvent de plus en plus leurs droits. Tous les ministres travaillent sur des réformes nécessaires dans leurs secteurs de responsabilités.

Vous êtes pourtant assez critique publiquement de certaines choses. Lesquelles et pourquoi ?
Il y a, en effet, deux ou trois choses qu’on peut reprocher amèrement à ce gouvernement. La première est la lenteur des nominations dans de très nombreuses institutions, qui fonctionnent aujourd’hui sans leadership fort et compétent.

J’ai toujours cru que, devant l’imminence de sa victoire, l’Alliance du Changement avait nommé un comité pour se pencher sur des nominations immédiates pour faire repartir les institutions et pour donner un boost psychologique décisif à sa victoire. Or, il n’en est rien. Les nominations, quatre mois après le changement de régime, se font toujours au compte-gouttes. De vieilles compétences de l’ère 1990-2010 sont recyclées, alors qu’il existe tant de jeunes gradués professionnels qui attendent leur tour. Il faut aller beaucoup plus loin, plus vite car les pourris d’hier ont maintenant eu tout leur temps pour cacher leurs traces et détruire les correspondances et pièces d’évidence.

Deuxièmement, il faut absolument, pour plus de clarté et transparence, faire des appels publics à candidatures afin que tout le monde ait la chance de postuler pour tous les postes importants. C’est là une promesse électorale bafouée qu’on ne peut accepter. Pour l’heure, c’est du « Ote-toi de là pour que je m’y mette ! ». C’est exaspérant !

La nation trouve aussi que la gestion des scandales passés est lente et peu effective. Le peuple veut voir beaucoup de responsables de l’ancien régime questionnés par la police, traînés devant les tribunaux et contemplant l’intérieur d’une cellule. Ce n’est pas le cas. Il y a une impatience populaire grandissante à ce sujet. S’il n’y a pas assez de ressources locales pour faire des ‘audit trails’ ou pour aller au fond des scandales, que le gouvernement nomme des experts du secteur privé (du genre Nicky Tan ou nos excellents cabinets de comptables ou de services) pour remonter les traces et arriver rapidement à des conclusions, quitte à payer cher pour leurs services. 

Le cas le plus flagrant est celui de la Silver Bank : Rs 8 milliards de dépôts provenant des institutions et des particuliers s'évaporent, et personne ne peut nous dire comment, quand, avec la complicité de qui dans le secteur bancaire ou à la Banque de Maurice, qui a délivré la licence à cette banque, qui a signé l'autorisation pour transférer des milliards à l'étranger en devises, alors qu'il existe une procédure complexe pour le citoyen moyen. On n'entend rien sur cette énorme affaire. C'est une aberration !

De même que pour les écoutes téléphoniques : qui les a autorisées, quand, qui a signé pour que Rs 5 milliards soient dépensées pour acheter outre-mer les équipements sans doute en devises, de quel Budget sont sortis les fonds pour payer ces achats, qui a signé pour que chaque année Rs 331 millions quittent Maurice en devises pour le ‘servicing’ de ces équipements ?
On a le droit de savoir et il y a encore beaucoup de choses à découvrir sur les nombreux scandales encore impunis. Une chose est sûre : Plus le temps passe, plus faibles  sont les chances d’aller jusqu’au bout des scandales des 10 dernières années !

Est-ce un bon dénouement que la crise entre le Commissaire de Police et le Directeur des poursuites publiques soit réglée ?
Absolument ! Le DPP a toujours eu raison dans cette affaire, d’où la volonté de l’ancien gouvernement de réduire ses privilèges. Il ne fallait laisser planer aucune ambiguïté à ce propos. Il faut maintenant mettre en place des contre-pouvoirs légaux et constitutionnels de même qu’un système de « check and balances » dans tous les secteurs importants, y compris pour le Commissaire de Police ou le DPP. 

Le MSM soutient  que la FCC vise ce parti par esprit de vengeance ?
C’est ironique que le MSM, « of all people », le dise ! Lui qui a tellement agi contre ses adversaires politiques. Non, la FCC jusqu’ici semble jouer son rôle efficacement et avec mesure.

Bientôt les municipales. Est-ce que ce sera un ‘walk-over’ de l’Alliance du Changement ou des petites formations pourraient-elles faire une percée ?
L’Alliance du Changement va, sans doute, surfer sur sa vague de popularité. C’est une bonne chose que les petits partis (et leurs leaders) se portent candidats aux municipales.. Celles-ci sont utiles, nécessaires même et jusqu’ici les petits partis ont beaucoup de mérite à persévérer. Ont-ils des chances ? Qui sait ? Les enjeux ne sont pas les mêmes qu’aux élections générales. Et puis, les ‘Wards’ des municipalités ont un nombre d’électeurs beaucoup plus réduit (7 000 électeurs en moyenne par Ward contre 50 000 dans les circonscriptions aux élections générales) et cela peut produire des résultats plus inattendus. Il faut les encourager à poser.

Quid du MSM ? Sera-t-il de la course ?
Difficile à dire. Eux-mêmes ne le savent toujours pas. Le MSM craint manifestement une nouvelle raclée, ce qui le ramènerait au rang des ‘petits partis’, dans les villes tout au moins. La question est pourtant celle-ci : compte-tenu de l’humeur populaire depuis novembre, leurs candidats pourront-ils seulement faire campagne ?

Et le PMSD ?
Le PMSD est en pénitence politique. Il n’a qu’Adrien Duval qui le représente (d’ailleurs assez efficacement) au Parlement. Il serait bon que le PMSD, ayant repris sa liberté du MSM après sa terrible déconvenue en novembre, se repositionne comme un parti indépendant sur la scène politique. Ce parti a fait une grossière erreur de jugement en octobre/novembre. Mais il finira par rebondir d’ici 2029. Il est important  qu’il sache aujourd’hui où il en est et s’il a un avenir.

 

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