Les enjeux économiques, à la sortie pandémique mondiale, n’ont jamais été aussi pertinents à l’île Maurice et posent de véritables questions, si bien que le Premier ministre n’a pas hésité à parler de « pwalon so ». Est-ce que le Budget 2023-2024 répond-il à cet enjeu crucial ? Si dans l’interview qui suit Eric Ng Ping Cheun, économiste et directeur de PluriConseil, se garde de jeter le bébé avec l’eau du bain, il s’inquiète cependant, et encore une fois, du fort « déficit budgétaire » que le gouvernement finance avec ses « cadeaux monétaires » en s’endettant. La décision des autorités d’avoir injecté des milliards dans l’économie lui inspire cette réflexion : « On a semé de l’argent, on récolte aujourd’hui de l’inflation ».
Est-ce que le Budget de 2023-2024 contient des mesures permettant de maintenir la relance de l’économie amorcée depuis fin 2021 ?
Si relance il y a eu, elle était basée essentiellement sur la consommation. Certes, les investissements privés et les exportations ont aussi contribué à la croissance économique de ces dernières années, mais concernant la politique budgétaire, elle était tournée vers la consommation. Le Budget de 2023-24 est resté dans la même ligne que les trois précédents. À savoir que le gouvernement injecte continuellement de l’argent dans l’économie, notamment à travers toutes sortes d’allocations.
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Si le pays jouissait d’un surplus budgétaire, cela ne poserait pas de problème. Toutefois, comme il accuse un fort déficit budgétaire, il doit bien financer tous ces « cadeaux monétaires », soit en s’endettant, soit en prélevant plus d’impôts. Il est bon de préciser que l’allocation de revenu (Rs 2 000 ou Rs 1 000 selon la tranche salariale) provient du fonds CSG qui a été créé pour payer la pension de vieillesse dans les années à venir. Si l’on peut utiliser ce fonds comme on le veut, c’est la preuve que la CSG est bien une taxe et non une contribution. Donc, la contribution sociale généralisée est une appellation impropre.
Des Rs 11 milliards récoltées sous la CSG, l’État prendrait quelque Rs 7 milliards pour donner les allocations de revenu. Cela aurait été la même chose si l’argent venait du Consolidated Fund, car il faudra bien y puiser à l’avenir pour payer la pension de vieillesse. Autant amalgamer le fonds CSG avec le Consolidated Fund !
Par ailleurs, une bonne partie de l’argent injecté par le gouvernement dans l’économie provient du don que lui a accordé la Banque de Maurice, de l’ordre de Rs 60 milliards. Ce don est une création monétaire, de l’argent créé à partir de rien, sans contrepartie de production. On a semé de l’argent, on récolte aujourd’hui de l’inflation. On a permis aux gens de maintenir leur consommation malgré la crise économique, ce qui a accentué le déficit commercial et fait déprécier la roupie.
Est-ce que ce Budget établit-il les conditions nécessaires à un écosystème qui rassurerait l’ensemble des secteurs productifs locaux et les investisseurs étrangers potentiels ?
Il n’y a pas mal de bonnes mesures en faveur des produits fabriqués localement. Le Budget a annoncé une feuille de route pour Made in Moris. Cependant, il convient d’établir ces modalités pour que les petites et moyennes entreprises sachent comment elles deviendront éligibles à ce label. Il faudra un dialogue plus structuré entre les représentants du gouvernement et de l’industrie locale.
Quant à l’investissement direct étranger, des lois sont modifiées pour une meilleure facilitation des affaires. Les conditions de recruter des experts étrangers sont davantage assouplies, ce qui devrait favoriser l’émergence de nouvelles activités, notamment dans le secteur des technologies de l’information et de la communication. L’abolition de la taxe de solidarité est aussi un signal positif. Je note cependant, une fois de plus, un accent prononcé sur le développement immobilier plutôt que sur l’élargissement de notre base industrielle.
Les bons chiffres dans le secteur du tourisme permettent-ils de relancer d’autres secteurs de notre économie ?
Y a-t-il des liens forts entre le tourisme et les autres secteurs de l’économie ? C’est une très bonne question sur laquelle les autorités auraient dû se pencher depuis longtemps. Certains opérateurs privés nous disent que la contribution indirecte du tourisme est deux fois sa contribution directe (qui est de 8 % du PIB), donc que sa contribution totale est de 24 % du PIB. On nous fait croire cela afin de surestimer l’importance pour l’État de subventionner l’industrie touristique, mais je ne crois pas du tout à ce chiffre de 24 %.
D’abord, la plupart des produits qu’on consomme dans les hôtels sont importés (les dépenses d’importation sont exclues du PIB), tels des aliments, des boissons, des mobiliers et des matériaux de construction et de rénovation. Ensuite, les hôtels et autres opérateurs touristiques sous-traitent très peu leurs services, au point d’organiser leurs propres sessions de formation et de concevoir eux-mêmes leurs publications et autres campagnes de communication. Puis, le tourisme inclut déjà, dans sa terminologie, tous les secteurs parahôteliers comme les taxis, le commerce alimentaire et les activités culturelles et récréatives. Enfin, si l’on comptabilise les effets indirects de chaque secteur économique, comme l’industrie textile, alors on aura un problème de double comptabilisation !
Oui, les touristes ne font pas vivre seulement les hôtels, mais aussi d’autres activités. Reste qu’il faut plus de relations commerciales entre les hôtels et les autres acteurs de l’économie, notamment les petites et moyennes entreprises et les entrepreneurs individuels. C’est cela concrètement la démocratisation de l’économie.
Est-ce que le Budget 2023-2024 prépare la voie à un prochain Budget qui serait électoraliste ? Selon certains observateurs, le ministre des Finances présentera un autre Budget véritablement électoraliste avec des mesures sociales très avantageuses, dont l’augmentation de la pension universelle. Quelles seraient les implications économiques d’un tel Budget ?
Mais enfin, le Budget 2023-24 se situe déjà dans la perspective des prochaines élections générales. On pourrait même penser que celles-ci seraient derrière la porte, soit avant la fin de l’année. Sinon, pourrait-on avoir un autre Budget encore plus sucré que celui qui vient d’être présenté ? Tout est possible même si le Premier ministre admet que « pwalon la so ».
Quant à la pension de vieillesse à Rs 13 500, elle aurait dû être une réalité à partir de juillet 2023, si l’on se fie à The Social Contribution and Social Benefits Act 2021. Maintenant, tout laisse à penser qu’elle sera incorporée dans le prochain Budget. Reste à savoir si les Rs 13 500 ne seront accordées qu’aux retraités âgés de 65 ans et plus, qui gagnent actuellement Rs 12 000.
Les implications économiques de cette hausse sont que la consommation, le déficit commercial, le déficit budgétaire et la dette publique vont encore s’accroître, sans que suive la production, car les retraités ne produisent pas. Les augmentations de la pension de vieillesse ne se traduiront pas en des gains de croissance économique. En revanche, elles seront grignotées par l’inflation.
Les largesses du gouvernement ont un impact limité sur la population. Nous, les économistes, raisonnons à la marge et croyons à la loi des rendements décroissants. Après plusieurs cadeaux successifs, un énième cadeau ne fera pas de différence en termes de satisfaction du bénéficiaire, sauf que les gens s’y habituent et y prennent goût. Dès lors, les cadeaux deviennent des « acquis sociaux », sans lesquels rien ne serait bon. C’est pourquoi une mesure gouvernementale n’est jamais temporaire, elle est toujours permanente.
Est-ce que les effets de l’inflation pèsent encore sévèrement sur le pouvoir d’achat de la population ?
Le taux d’inflation officiel continue de caracoler à deux chiffres, ce qui frappe durement le pouvoir d’achat de la très grande majorité de la population. En gardant inchangé le taux directeur depuis le début de l’année, le comité de politique monétaire (MPC) a laissé filer l’inflation. Du reste, il ne s’est rencontré qu’une seule fois cette année, alors que les principales banques centrales du monde se sont réunies tous les mois et ont augmenté plusieurs fois leur taux directeur. Le contraste avec l’inaction de la Banque de Maurice est saisissant et ahurissant. Faute de nouvelles hausses du taux d’intérêt, la valeur interne de la roupie sera détruite par l’inflation, sans compter la perte de sa valeur externe avec la baisse du taux de change de la roupie.
Il convient de préciser deux choses. Premièrement, même si le taux d’inflation diminue dans les mois à venir, il n’y aura pas de rattrapage de la valeur interne de la roupie, car le taux d’intérêt réel (taux nominal ajusté au taux d’inflation) est demeuré négatif entre-temps. À moins que le MPC décide d’augmenter encore sensiblement le taux d’intérêt (le prix de la monnaie) pour rétablir la valeur interne de la roupie. Que cette dernière se déprécie ou s’apprécie, autrement dit, quelle que soit sa valeur externe, notre pauvre roupie ne vaut plus grand-chose en termes de pouvoir d’achat de la monnaie.
Deuxièmement, l’inflation n’est pas la hausse des prix, mais la vitesse de la hausse des prix. Une baisse du taux d’inflation signifie, non pas que les prix diminuent, mais qu’ils augmentent moins vite. Ce qui importe, ce n’est pas que le taux d’inflation est en baisse, mais qu’il retombe à un niveau très bas, autour de 2 % par an, de sorte que les gens ne sentent pas la hausse des prix. Pour y arriver, ce sera un long parcours de combattant pour la Banque de Maurice.
Est-ce que le système d’imposition progressif annoncé dans le Budget consolide les revenus dans certaines catégories socio-professionnelles ?
Ce n’est pas une question de catégorie socio-professionnelle, mais une question de revenu. Il est dit qu’avec le nouveau système d’imposition, seuls les très gros salariés paieront plus d’impôts, notamment ceux qui étaient auparavant assujettis à la taxe de solidarité. La seule chose qui me chiffonne, c’est le nombre très élevé de tranches fiscales, en l’occurrence onze, qui pourrait inciter les contribuables, au mieux à refuser de travailler plus pour ne pas tomber dans une tranche supérieure, au pire à frauder sur les barèmes d’imposition.
Si l’on compare le nouveau régime fiscal avec celui de l’impôt plat de 15 % qui fut introduit en 2007, le second génère plus de recettes pour le Trésor public, à cette différence près qu’il taxe moins les très gros salariés. En contrepartie, le système proportionnel, à taux unique, est beaucoup plus simple, plus transparent et moins coûteux à administrer que le régime de progressivité. On verra dans la pratique lequel est plus efficace en termes de tax buoyancy’ (plus de recettes fiscales) et d’attractivité du pays vis-à-vis des investisseurs étrangers.
Est-ce que la simplification du processus de recrutement de la main-d’œuvre étrangère et la suppression du ratio entre travailleurs étrangers et locaux aideront les entreprises à résoudre la problématique d’insuffisance de compétences ?
Ce sont deux bonnes décisions qui aideront les entreprises à recruter facilement des travailleurs étrangers. C’est un besoin pressant qui se fait sentir dans tous les secteurs de l’économie, même les services, alors qu’auparavant c’étaient plutôt seulement la manufacture et la construction qui employaient de la main-d’œuvre étrangère.
Cela dit, c’est une autre question de savoir si ces mesures vont suffire à combler le manque de compétences à Maurice. Le marché des compétences est aujourd’hui mondial. Il n’y a pas que Maurice qui les recherche. Le pays doit être suffisamment armé pour les attirer. Les entreprises doivent proposer des offres intéressantes.
Est-ce que les ambitions d’exploiter davantage le marché africain dans le but de diversifier nos marchés d’exportation seront favorisées par la mise sur pied de zones économiques spéciales ?
Est-ce que les zones économiques spéciales seront un lieu physique ou un concept fiscal comme l’a été la zone franche industrielle ? Une très petite île a-t-elle besoin de zones économiques spéciales, à l’instar de la grande Chine. Ne serait-il pas mieux de transformer toute l’économie en une seule grande zone économique spéciale ?
Évidemment, il convient d’exploiter le potentiel du marché africain dans l’optique de diversifier nos marchés d’exportation. Néanmoins, il est encore très difficile de pénétrer les marchés africains. Les difficultés principales ne se trouvent pas à Maurice, mais dans ces pays-là : procédures administratives et bureaucratiques, corruption, manque de confiance entre partenaires, risques politiques, insécurité. Sans compter l’absence d’accès aériens directs et les coûts de déplacement dans l’arrière-pays. Une zone économique spéciale ne résoudra pas ces problèmes structurels, sauf à donner des incitations fiscales aux exportateurs.
Vous êtes de ceux qui font valoir que notre niveau de productivité ne nous permet pas de passer à une étape supérieure dans la compétition internationale. Quelle forme de restructuration souhaitez-vous pour notre économie ?
La productivité des firmes dépend de leurs propres politiques, mais aussi beaucoup des services publics, notamment les services portuaires et aéroportuaires et les services de télécommunication, du point de vue de notre compétitivité internationale. Une réforme des services publics et des corps paraétatiques, annoncée au début des années 2010, se fait attendre depuis longtemps.
Il existe une sorte de dissonance cognitive entre les efforts de bonne gouvernance dans le secteur privé et l’immobilisme dans le secteur public en général. Une bonne réforme doit commencer par la façon de nommer des CEO dans les organismes publics. Dans un passé lointain, les ministres ne nommaient que les présidents des conseils d’administration et ils ne choisissaient pas leur CEO. Aujourd’hui, le politique a son mot à dire dans tous les recrutements, du plus bas au plus haut de la hiérarchie de l’organisation. Comment peut-on gérer efficacement une organisation et être performant quand la direction écoute des ordres venus d’en haut, même quand ce n’est pas dans l’intérêt de l’organisation ? Une preuve de la mauvaise gestion des corps paraétatiques est le retard cumulé dans la publication de leur rapport annuel.
Que faut-il penser de l’annonce de démolir le bâtiment Emmanuel Anquetil pour ériger à la place une structure ‘verte’ avec un centre de loisirs et de détente ? Ce projet est-il viable ?
Je trouve que ce n’est pas une mauvaise idée. Port-Louis manque d’espaces verts et la capitale étouffe sous la chaleur et les fumées émises par les véhicules. Après les heures de travail, la ville est quasiment déserte. Un centre de loisirs et de détente, à la place du béton, peut redonner vie à la capitale. La question de la viabilité financière ne se pose pas si le projet est exclusivement financé par le gouvernement. En revanche, le centre peut avoir une valeur non monétaire, en l’occurrence environnementale et sanitaire.
Les enjeux liés à l’intelligence artificielle, dont l’introduction de la robotique dans les entreprises, et la transition vers le numérique sont d’actualité. Est-ce que le gouvernement et le secteur privé se donnent les moyens pour y répondre ?
L’île Maurice est encore en retard sur l’utilisation de l’intelligence artificielle et de la robotique dans les firmes. Il faut d’abord y croire, mais les grandes entreprises mauriciennes restent des citadelles de conservatisme. Ensuite, les investissements requis dans le numérique sont énormes et les taux de rendement ne sont pas garantis dans un environnement où les lois de travail demeurent très rigides.
Puis, le pays manque de compétences pointues et il faudra former le personnel au numérique. Or, beaucoup d’employeurs voient la formation comme un coût et non comme un investissement. Finalement, je n’ai pas l’impression que le gouvernement, si frileux au moindre licenciement économique, est favorable au processus de destruction créatrice qu’implique l’application de l’intelligence artificielle et de la robotique dans les entreprises.
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