Dans l’interview qui suit, Dev Sunnasy, spécialiste en Digital Economy et en données d’entreprises, de même que coleader de Linion Pep Morisien, décrypte l’action économique gouvernementale. Il y voit un bilan qui, selon lui, n’a pas bénéficié aux salariés. Parlant des performances post-COVID-19 dans l’hôtellerie, il souligne que la croissance de certains apporte son lot de souffrances à d’autres.
Cinq mois après le début de 2023, il semble que l’économie mauricienne connaisse une embellie. C’est ce que font ressortir le gouvernement et le secteur privé. Est-ce que les signes sont là ?
Il est vrai que les différents secteurs en croissance sont l’agriculture et la pêche, l’industrie manufacturière, l’hôtellerie et la restauration, les services financiers ainsi que la construction (drains, routes, ponts, logements, tram…). C’est positif en roupies mauriciennes, d’après Statistics Mauritius.
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Mais avons-nous fait les mêmes calculs en dollars américains ou en euros ? Avons-nous les chiffres en volumes exportés pour les différents secteurs manufacturiers ? Tous ces secteurs en croissance ont certainement dû créer des emplois. Combien ?
N’oublions pas que la roupie a été dévaluée intentionnellement et continuellement depuis 2015. Faisons un calcul simple. Un million de chemises exportées à 10$ l’unité en 2015 rapportaient USD 10 millions, soit Rs 350 millions. En 2023, le même volume est de USD 10 millions (disons 20 % d’augmentation du coût sur les matières premières que je ne prends pas en considération car le prix de vente augmenterait en conséquence), mais en roupies c’est Rs 480 millions, soit une croissance de 37 %.
L’industrie manufacturière avait crû de 10,2 % en 2022 par rapport à l’année précédente et les prévisions pour 2023 sont de 3,5 %. Ma question est donc la suivante : croissance pour qui et au bénéfice de qui ? Si un secteur connaît une croissance, ne doit-elle pas bénéficier à tous les « stakeholders » ?
Un autre exemple concerne New Mauritius Hotels (NMH) qui, sur neuf mois, réalise un chiffre d’affaires de Rs 10,9 milliards et des profits de Rs 1,8 milliard (de juillet 2022 à mars 2023) et qui terminerait l’année financière au-delà de Rs 2 milliards de profits. Si l’euro et la livre sterling avaient été au taux qu’ils étaient en 2015-16, quel aurait été le résultat ?
Qu’on ne se méprenne pas sur mes analyses. Je souhaite à tous ceux qui prennent des risques en tant qu’entrepreneur de réussir leurs aventures et de faire des profits. Mais la croissance de certains apporte leur lot de désespoir à d’autres.
Les mauvaises décisions du gouvernement ont étranglé les entrepreneurs qui sont dans l’économie locale et directement la population dans son ensemble. L’essence et le diesel plus chers, l’électricité en subit les effets, de même que tous les autres produits dérivés, tels que les boissons gazeuses, les produits au supermarché, etc.
Les signes de la reprise sont là pour certains secteurs, mais pas pour la population, pas pour la création d’emplois et pas pour l’augmentation des salaires des employés de ces secteurs en croissance artificielle.
De nombreux opérateurs du privé – manufacture, hôtellerie et bijouterie – affirment que les fonds de la Mauritius Investment Corporation (MIC) ont permis à l’économie de garder la tête hors de l’eau. Est-ce véritablement le cas ?
Soyons très clairs : Rs 80 milliards transférées à la MIC de la Banque de Maurice, c’est l’épargne du citoyen mauricien. La MIC a versé Rs 49,3 milliards à 50 entreprises au 30 avril 2023, ce qui fait une moyenne d’environ Rs 1 milliard par entreprise.
De ces bénéficiaires, 28,2 % étaient issus du secteur hôtelier, 4,8 % du secteur manufacturier et 1,9 % de l’immobilier. Ces secteurs avaient des dettes/ emprunts auprès des banques à des taux d’intérêts allant de 8 % à 12 % en moyenne.
La MIC leur a permis de rembourser leurs dettes auprès des banques commerciales à moindres coûts. Il y a même au moins un bénéficiaire de Rs 250 millions qui ne satisfaisait pas les exigences de la MIC (il fallait être une entreprise ayant un chiffre d’affaires d’au moins Rs 100 millions ; NdlR).
Les salaires des employés, en majorité, ont été payés via le Government Wage Assistance Scheme dans plusieurs secteurs, dont l’hôtellerie. Un montant de Rs 1 milliard de salaires représente 2 000 emplois à une moyenne de Rs 38 500 par mois, par emploi sur 13 mois.
Pour moi, la gestion de la MIC a été une faillite totale en termes d’opacité. Or, c’était l’occasion de corriger les travers de notre économie et de redéfinir les contours de notre modèle économique tout en les boostant. Hélas, le ministre des Finances a échoué dans la pratique.
Une des clauses des bénéficiaires de la MIC est la suivante : « To assist companies geared towards a smart and innovative-driven future Mauritius. » Je n’en connais aucune ! C’est cela notre « new normal » : l’opacité totale.
Un des axes autour desquels s’articulent les arguments du patronat mauricien porte sur le niveau de productivité, selon lui, trop moyen afin de relever les nouveaux enjeux issus de l’économie mondiale. Est-ce un véritable enjeu ?
Je vous donne deux chiffres. La moyenne des salaires dans les grandes entreprises, tous secteurs confondus, était de Rs 37 451 par mois en 2022. Pour les secteurs d’exportation, le salaire moyen est de Rs 19 847. D’où la frustration généralisée chez les salariés, d’autant que le pouvoir d’achat a drastiquement diminué.
J’ai récemment rencontré un jeune couple issu de la classe moyenne qui me disait ne pas être prêt à avoir un enfant car ils ont demandé un prêt pour acheter un logement. Ils cherchent l’occasion de quitter le pays car la vie y est trop chère. Il y a un « silent quitting » dans pratiquement tous les secteurs.
Analysons les chiffres sur l’emploi. Dans le cas des grandes entreprises, le total d’emplois s’élevait à 325 130 à mars 2019. Un chiffre qui a chuté de 6 % pour s’établir à 304 063 à mars 2022. Où sont passés ces 21 067 employés ?
Si maintenant on regarde les Petites et moyennes entreprises, on constate que ce segment employait 277 120 personnes en 2017. Ce chiffre a chuté de 12,7 % pour s’établir à 241 673 en 2020, soit 35 447 personnes en moins.
Où sont passées ces 56 000 personnes alors qu’on nous dit que le chômage baisse ? Le nombre d’emplois dans le secteur des TIC, qui serait en constante croissance, a subi une chute depuis 2020. Tous ces chiffres sont publics et proviennent de Statistics Mauritius.
Je suis d’avis qu’il faut revoir les méthodologies de croissance et de productivité, en prenant en considération le capital humain et pas uniquement les revenus ainsi que les profits. Notre modèle économique capitaliste doit évoluer vers l’humain si nous voulons que le pays en sorte gagnant, et pas uniquement les actionnaires. Le secteur privé ne prend plus de risques. Il ne crée plus. Il n’invente plus. Quelqu’un doit pourtant le faire.
Êtes-vous pour que l’État soutienne encore une fois les entreprises en prise avec les problèmes de trésorerie (salaires, frais fixes, coûts des matières premières, etc.), parmi les PME/PMI et celles de subsistance ?
Tout soutien financier est temporaire. Une entreprise doit vendre ses produits et ses services afin de continuer d’exister. Il y a des « rapaces et des Rapetou » qui siphonnent l’argent public. Nous sommes tous conscients des fraudes liées aux « emergency procurements » et de l’opacité des contrats relatifs aux prêts de la MIC dont les bénéficiaires sont essentiellement les grandes entreprises.
Le soutien de l’État doit évoluer pour aider nos entreprises à améliorer leurs produits, à les vendre et à les exporter vers de nouveaux marchés. Maurice fait partie d’une coopération tripartite, COMESA-EAC-SADC, ayant une population de plus de 600 millions. L’Afrique est à nos portes, mais nos efforts sont minimes.
Je suis d’avis que notre sortie de crise se fera par l’Afrique, en se mettant au travail et en exportant nos compétences, à l’image des Singapouriens qui ratissent les marchés, de la Chine jusqu’à l’Inde, en passant par le Canada, les États-Unis et l’Europe. Dans le Budget 2020, le ministre des Finances écrit : « Africa is our future. MIC has earmarked Rs 10 billion to invest in African projects… » À ce jour, c’est un flop.
Les entreprises mauriciennes doivent adopter une nouvelle culture de sous-traitance au lieu de chercher à vouloir tout faire, comme certains conglomérats qui vendent des services de jardinage et de « landscaping », ou encore d’autres qui, grâce à leurs énormes moyens, monopolisent les marchés de la menuiserie et de l’électricité dans l’hôtellerie. Le résultat de cette gourmandise, avec la complicité de nos gouvernants, est que le secteur des PME ne représente que 44 % des emplois en 2020, d’après Statistics Mauritius.
Pourtant, lors du lancement du « 10-year Master Plan for SME sector », le ministre Bholah disait lui-même que ce secteur représentait 54,6 % de la masse salariale locale. C’est finalement un aveu d’échec total. Il y a d’autres moyens pour soutenir les PME et les aider à grandir. Imaginons que les clients locaux de ces entreprises dans différents secteurs soient obligés de payer leur dû dans un délai de 15 à 28 jours. Ces PME respireront et cela changera tout.
Je pense aux supermarchés, aux hôtels, aux usines, aux pâtisseries, aux cafés franchisés et à la fonction publique qui traîne la patte quand il faut payer leurs fournisseurs, alors que les PME doivent, elles, s’endetter ou payer des intérêts supplémentaires aux banques commerciales. Les supermarchés, qui sont payés sans crédits par leurs clients et les citoyens, disposent, eux, d’un délai allant jusqu’à 90 jours pour payer.
Dans le secteur de la construction, il y a des escrocs notoires qui pratiquent le retard de paiement à outrance et qui doivent plusieurs millions de roupies aux PME. En France, par exemple, les délais de paiement sont régis par le Code de commerce et le Code de la commande publique. Les amendes administratives pour mauvaise pratique peuvent atteindre les 2 millions d’euros. Une directive de l’Union européenne de 2011 protège ainsi les PME.
Il y a un lien direct entre création d’emplois, augmentation des salaires et délai de paiement. Le Japon et la Corée du Sud sont allés plus loin en légiférant contre les excès de gourmandise de leurs « chaebols » (conglomérats ; NdlR).
Depuis 2021-22, la question de la formation de compétences en adéquation avec les attentes du marché du travail est devenue majeure. Le gouvernement et le secteur privé répondent-ils à ces enjeux ?
Cela fait des lustres qu’on nous parle de « mismatch » entre l’éducation scolaire et les besoins du marché du travail, d’où le besoin de formation continue pour pallier ce retard. Mais le plus important n’est-il pas la création d’emplois et de secteurs ? Ceux ayant fait des études universitaires ne devraient-ils pas trouver un emploi en adéquation avec leurs formations ? Avons-nous connaissance de ces nouveaux emplois ? À qui revient la responsabilité de les créer ?
Comme je l’ai déjà dit, le secteur privé ne crée plus d’emplois. Or, ceux-ci ont évolué. Les champions du textile mauricien ont délocalisé vers la Chine, l’Inde, le Bangladesh, voire le Vietnam. Et c’est tout à fait normal dans un monde globalisé.
Les jeunes lauréats ne souhaitent plus rentrer au pays après leurs études supérieures. D’autres qui sont formés et compétents vont ailleurs, là où l’herbe est plus verte. Aucune méritocratie ne prime à Maurice. La corruption généralisée gangrène les institutions. Nos jeunes ne font plus confiance au pays et à ses gouvernants.
L’État doit prendre ses responsabilités et venir avec un plan de formation continue multi-sectoriel. Cela peut se faire dans les collèges après les heures de travail dans différentes régions. Il faut former nos jeunes afin qu’ils aient au moins une double-compétence.
Depuis l’apparition de la COVID- 19 et ses conséquences sur l’économie, le social et l’environnement, une question revient sans cesse sur la révision de notre modèle de développement. Cette démarche vous semble-t-elle pertinente ?
Il est urgent de faire évoluer notre modèle de capitalisme libéral à outrance. Pour Linion Pep Morisien (LPM), il n’y a pas plus important que de créer rapidement des emplois, des emplois à valeur ajoutée qui généreraient des salaires élevés. Le secteur privé, lui, se concentre sur la construction de villas et de « shopping malls », alors que l’État fait des drains, des routes, des ponts, des trams et des bâtiments.
Personne ne développe de nouveaux secteurs, que ce soit dans la pêche, dans l’agri-tech planifiée pour pallier nos importations excessives ou dans la diversification de la recherche d’énergies alternatives et durables. Il y avait pourtant une Vision 2030 avec la création de 100 000 emplois, présentée en août 2015 par feu SAJ. La suite, on la connaît : un flop total.
LPM avait déjà décrit sa vision économique en 2022, soit un mixte de « stakeholder capitalism » (capitalisme des parties prenantes ; NdlR) et de « state capitalism ». Si nous voulons booster l’entrepreneuriat, il faudrait leur donner tous les moyens pour réussir. L’accès aux marchés étant plus important que l’accès aux finances, un gouvernement LPM agrandirait de manière draconienne le portefeuille des PME et les aiderait à conquérir de nouveaux marchés en Afrique. Cela passera forcément par des choix de discriminations positives.
Le jour où les grandes entreprises comprendront qu’elles doivent travailler avec d’autres acteurs/PME qui ont des compétences « niches » et que l’État accompagne vers de nouveaux marchés, nous serons sur une autre dynamique. Ce sera alors le début d’un nouveau cycle économique. Pour LPM, le moteur du développement économique multi-sectoriel de notre République sera la State Investment Corporation, comme expliqué dans notre budget alternatif 2022 en prenant en considération Rodrigues et Agalega.
La tentation des compétences locales d’émigrer est jugée préoccupante. Faut-il s’en alarmer ?
C’est désastreux pour l’avenir que nos compétences émigrent et que d’autres ne veulent tout simplement pas rentrer au pays. Nous avons quelque 100 000 accros aux drogues dures et synthétiques. Ces jeunes qui ne peuvent s’en sortir seront une « lost generation ». Ils ne pourront pas être productifs pour faire fructifier notre économie.
Autre point : 25 % de la population souffre du diabète et de maladies cardiovasculaires, entre autres. Il nous faut une population en bonne santé afin de bâtir une économie résiliente et durable. Qui est le responsable, si ce n’est l’État ?
La transition vers le numérique et la robotique est considérée comme un véritable enjeu qui est nécessaire pour inscrire Maurice dans la voie de la modernité. Comment un tel enjeu doit-il être traité afin d’opérer en douceur une telle transition dans le monde du travail ?
Cela fait une dizaine d’années que nous sommes toujours en transition, tandis que d’autres pays ont évolué rapidement, tels le Rwanda, l’Estonie et Singapour. Pourquoi n’avançons-nous que très lentement par rapport aux autres ?
Une des principales raisons est l’excès de bureaucratie ou « red-tape » dans nos administrations. Sans compter l’influence des politiciens et des « roder bout » dans la fonction publique. Encore une fois, la méritocratie ne prime pas, le népotisme étant la norme.
S’agissant de robotique, imaginons que l’intelligence artificielle ou ChatGPT soit utilisée au niveau de la Public Service Commission lors de la sélection des candidats. Premièrement, la compétence primera sans prendre en considération la race, la caste et le lien de parenté. Deuxièmement, les sélections seront rapides et moins onéreuses.
Imaginez qu’un « Robot Judge » soit utilisé dans certaines cours de justice pour de simples affaires de contraventions, par exemple. Les magistrats seraient libérés pour d’autres tâches où l’être humain est nécessaire. Cela se fait déjà ailleurs.
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