C’était l’enseigne par excellence du secteur de la chaussure mauricienne, synonyme de qualité et haut de gamme. Face à la concurrence étrangère dans cette filière, Julien R a dû se réinventer, en tenant aussi compte des mutations économiques et sociales de Maurice. Dev Santchurn, le directeur de l’enseigne, assure que celle-ci « continue d’être un nom de confiance bien connu et n’a jamais perdu de son éclat, bien que son niveau de visibilité semble actuellement limité ». Cependant, dans l’interview qu’il a accordée au Défi Économie, il ne peut s’empêcher de dresser ce bilan tout aussi réaliste que pessimiste dans son secteur : « Aujourd’hui, nous n’avons plus de travailleurs qualifiés et les jeunes ne veulent pas rejoindre ce secteur ».
Autrefois, Julien R était une enseigne de prestige. Comment avait-elle pu se créer une telle image et quels sont les facteurs qui ont conduit, par la suite, à sa baisse de popularité ?
Nous avons été, dans une certaine mesure, les pionniers de la fabrication de chaussures à Maurice. Nous avons commencé à produire à grande échelle au début des années 1980. Depuis, nous continuons à améliorer progressivement la qualité de nos produits en renforçant le savoir-faire, en utilisant du cuir et en ajoutant des services de réparation et des services personnalisés en cours de route. Au fil des ans, nous avons réussi à nous forger une solide réputation de fournisseur fiable de chaussures en cuir de qualité. Notre marque a conservé son engagement envers la qualité, l’authenticité et le confort et nous continuons à innover pour fournir des modèles de la plus haute qualité.
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Aujourd’hui encore, Julien R continue d’être un nom de confiance bien connu et n’a jamais perdu de son éclat, bien que son niveau de visibilité semble actuellement limité. Nous ne sommes pas non plus très présents sur les réseaux sociaux, toutefois, nous nous efforçons de remédier déjà à ce problème. C’est aussi très probablement dû à notre absence dans les centres commerciaux importants qui attirent notre segment d’acheteurs. Jusqu’à présent, notre marketing se fait principalement par le bouche-à-oreille, par des références et les témoignages des clients. Ces derniers sont nos meilleurs ambassadeurs. Ils nous sont restés fidèles et notre marque est un patrimoine qui traverse les générations. Parmi nos clients, nous comptons les plus hautes personnalités, les entreprises ainsi que les personnes souffrant d’un handicap physique. Nous sommes une compagnie certifiée ‘Made in Moris’, ce qui garantit l’authenticité et la qualité de nos produits et services.
Existe-t-il une catégorie de professionnels dans l’industrie de la chaussure locale ?
Il n’y a que très peu de personnes qui fabriquent à l’échelle industrielle. Tous les autres sont de petits fabricants de chaussures qui offrent des services de réparation. Avec la suppression des taxes à l’importation sur les chaussures en 2011, la plupart des fabricants ont fermé leurs entreprises et se sont recyclés dans d’autres professions. Aujourd’hui, nous n’avons plus de travailleurs qualifiés et les jeunes ne veulent pas rejoindre ce secteur. On peut donc dire que nous n’avons pas les professionnels adéquats avec les bonnes compétences. Toutes les catégories de professionnels de la chaussure font tout simplement défaut. Nous n’accueillons même pas de candidats prêts à suivre une formation de cordonnier professionnel.
Comment le secteur de la chaussure locale a-t-il résisté au confinement et à la fermeture de nos frontières ?
Comme toute autre société, les entreprises de chaussures ont également été gravement touchées par la pandémie de Covid-19 et le confinement qui s’en est suivi. Nombre d’entre elles n’ont pas survécu. Quant à nous, nous avons eu du mal à continuer. Nous avons mis en place un plan de continuité des activités, car nous voulions à tout prix, maintenir l’entreprise, même si c’était à très petite échelle. Ensemble, direction et employés, nous avons continué à fonctionner par rotation, à raison de trois jours par semaine.
La mauvaise situation a été aggravée par les difficultés liées à la chaîne d’approvisionnement, toutes les matières premières étant importées avec des hausses de prix et des frais de transport beaucoup plus élevés. Il s’agissait d’une bataille difficile et, heureusement, nous avons réussi à nous sortir de ce désastre imminent. Je dois ici rendre hommage à mes employés pour leur soutien sans réserve et leur coopération pendant cette période pénible. Une fois le confinement terminé, nous avons profité de notre stock de matériaux en magasin et avons commencé à produire pour le marché local dans lequel les approvisionnements, provenant des importations, étaient drastiquement réduits, léthargiques et difficiles.
Quelques années de cela, les chaussures locales avaient trouvé un marché niche à Madagascar. Avons-nous toujours ce marché ?
Bien avant la pandémie de Covid-19, il existait un marché de niche non seulement à Madagascar, mais aussi dans les îles voisines de La Réunion et des Seychelles. Cependant, depuis un certain temps, les importations en provenance d’Asie, principalement de Chine, et l’augmentation des liaisons aériennes avec l’Afrique ont rapidement inondé ces marchés de chaussures à bas prix.
Est-ce que les ateliers locaux peuvent-ils faire concurrence aux chaussures importées. Pouvons-nous fabriquer des modèles de qualité et les vendre à des prix compétitifs ?
Comme je vous l’ai dit, les producteurs locaux sont confrontés à une concurrence très rude face aux chaussures importées. Il n’y a aucune chance que nous puissions rivaliser dans le bas de gamme. Le coût de production locale est relativement plus élevé, d’autant plus que l’approvisionnement en matières premières est difficile et coûteux. En outre, l’île Maurice ne dispose pas de main-d’œuvre qualifiée.
Cependant, malgré les contraintes susmentionnées, nous pouvons toujours être compétitifs sur le moyen et le haut de gamme. C’est exactement ce que nous faisons dans notre entreprise. Nous produisons des chaussures en cuir fabriquées à la main qui sont compétitives en termes de qualité et de prix. Nos produits sont garantis au niveau de la durabilité, du confort et de la tendance. Nous pouvons affirmer en toute confiance que nos produits peuvent facilement rivaliser avec les marques importées.
En outre, nous fournissons une gamme de services d’assistance allant du conseil au service après-vente, en passant par le service de réparation, la personnalisation, la conception et les tailles supplémentaires. Nous sommes une entreprise centrée sur le client. À ce titre, nous nous efforçons en permanence de répondre aux problèmes spécifiques de nos clients et de satisfaire leurs besoins en constante évolution. En fait, notre objectif premier est de libérer les gens de leurs soucis, de les servir et d’améliorer leur qualité de vie grâce à notre talent et à notre expertise. Nous sommes un peu comme Cendrillon, même si nous ne transformons pas du jour au lendemain la vie des gens, nous l’améliorons...
Quelle est la tendance en termes de goûts sur le marché local et quels sont les prix que les Mauriciens sont disposés à payer ?
En général, les jeunes préfèrent les baskets et les chaussures de sport, tandis que les employés de bureau plébiscitent les chaussures de ville classiques et les modèles décontractés. Il existe également une demande de bottes parmi les jeunes. Notre marché cible se situe dans le moyen et le haut de gamme. Nous pensons que les clients locaux sont prêts à débourser entre Rs 2 500 et 4 500 pour une paire de chaussures en cuir de bonne qualité.
Est-ce que le cuir reste-t-il la matière première la plus chère dans le secteur de la chaussure et quels sont les pays où nous nous approvisionnons ?
Le cuir est le matériau de prédilection pour une bonne paire de chaussures, mais il est relativement cher. Il est perçu comme un matériau de haut de gamme, certains types étant même qualifiés de très luxueux. Dans notre production, nous utilisons du cuir pleine fleur, entièrement importé. Nous nous approvisionnons essentiellement en Europe, notamment l’Italie et la Hongrie. Il y a aussi l’Inde qui est devenue l’un des principaux fournisseurs de cuir au monde. Il est regrettable que de nombreux clients n’aient aucune connaissance du cuir et de l’importance de porter une paire de chaussures en ce matériau.
La main-d’œuvre a-t-elle reçu une formation adéquate, et la relève a-t-elle été préparée ?
Il n’y a pas de main-d’œuvre qualifiée à Maurice. De plus, personne ne souhaite rejoindre ce secteur.
Est-ce que le gouvernement peut-il restreindre l’importation de chaussures sans enfreindre la législation à l’OMC ?
Les taxes à l’importation ont été abolies en 2011. Je ne pense pas qu’à ce stade, le gouvernement veuille aller à l’encontre de l’OMC et introduire un quelconque contrôle et des droits. Il est, toutefois, important de noter qu’il existe de nombreux types de barrières non tarifaires mises en place dans plusieurs pays pour contrôler la libre circulation des chaussures. À Maurice, nous ne disposons d’aucun de ces contrôles, ce qui entraîne un déversement massif de chaussures bon marché et peu sûres.
Peut-on trouver des marchés pour la chaussure mauricienne en Afrique ? Si oui, comment y arriver, étant donné qu’il existe des foires internationales et autres activités organisées par l’Economic Development Board ?
Comme vous le savez, Maurice est un très petit marché. Ainsi, nous sommes obligés de nous tourner vers l’étranger, en particulier vers l’Afrique, pour trouver un plus grand marché pour nos chaussures, mais ce n’est pas quelque chose de facile. Notre île est reconnue comme une destination touristique et, dans une certaine mesure, pour ses vêtements de qualité, mais elle n’est pas particulièrement renommée pour ses chaussures. Nous devons aller présenter ce que nous fabriquons, la qualité de nos articles et rencontrer des acheteurs potentiels, les laisser tester nos marchandises, discuter des détails de l’expédition et des prix, etc. Il est encourageant de constater que l’Economic Development Board (EDB) fournit des facilités pour permettre aux producteurs de chaussures de participer à des foires internationales et à des réunions acheteurs-vendeurs. Nous pensons que cette initiative nous aidera vraiment à trouver de nouveaux marchés pour nos produits à l’étranger.
Comment vous-même, à Julien R, arrivez-vous à vous en sortir ? Quel est votre marché ? Existe-t-il de la concurrence sur le marché local ?
Nous sommes une petite entreprise et nous avons nos propres clients fidèles (les utilisateurs finaux), qui achètent régulièrement chez nous et qui sont servis par nos points de vente et notre magasin d’usine. Nous fournissons également des maisons d’affaires, des sociétés aéroportuaires et des hôtels haut de gamme. En outre, nous exportons environ 15 à 18 % de notre production vers les îles voisines.
D’un autre côté, la production de chaussures implique d’énormes dépenses. Nous sommes également confrontés à la concurrence de marques étrangères présentes dans les centres commerciaux.
Cependant, notre force reste notre offre, une meilleure valeur utilitaire pour le client à des prix relativement compétitifs. De plus, notre proposition de vente unique demeure les divers services après-vente, de personnalisation et de réparation. Nous sommes spécialisés dans les tailles supplémentaires pour les hommes et les femmes. Nous disposons également d’une ligne de production rapide qui peut livrer une paire de chaussures en 24 heures. En outre, pour conquérir le nouveau marché des jeunes, nous produisons des baskets, des chaussures de sport et des bottes à la mode. Nous sommes une marque qui inspire confiance. Nous sommes une entreprise respectueuse de l’environnement. Nous avons cessé d’utiliser des matériaux synthétiques depuis plus de dix ans. Nous intégrons dans notre processus de production les principes de l’économie circulaire : refuser, réutiliser, recycler et réduire les déchets.
Comment envisagez-vous la croissance de ce secteur et quelles sont les conditions essentielles à sa progression ?
Je ne pense pas que les gens souhaiteraient rejoindre l’industrie de la chaussure dans laquelle ils doivent rivaliser, sans aucun filet de sécurité, avec des produits provenant de pays à faibles coûts et avec les marques internationales étrangères présentes à l’île Maurice. Toutefois, il existe encore des opportunités si les conditions adéquates sont réunies. Les producteurs de chaussures devraient être autorisés à importer de la main-d’œuvre étrangère dans le cadre d’un processus rapide et facile, et les agences gouvernementales devraient effectivement se procurer 50 % des besoins localement, comme cela a été annoncé dans le dernier Budget. Des incitations financières et fiscales doivent être mises en place. Le gouvernement devrait également exiger des grands centres commerciaux qu’ils réservent un minimum d’emplacements aux produits locaux.
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