Depuis le 1er juin, la signature d’un pharmacien sur une ordonnance est nécessaire pour la vente des psychotropes dans les pharmacies. Or, dans certaines pharmacies, des psychotropes sont livrés même lorsque les pharmaciens sont absents. Ces pharmacies font fi des règlements en vigueur.
« Farmasyen pa la, pase dime ou pran ou kopi. » C’est ce qu’a dit le préposé d’une pharmacie à un client à qui il venait de vendre des psychotropes. Nous avons été témoins de cette scène dans une pharmacie très fréquentée dans un faubourg de Port-Louis. Or, depuis le 1er juin, la vente de psychotrope doit se faire uniquement en présence d’un pharmacien. Celui-ci doit apposer sa signature sur les deux copies de l’ordonnance remise par le médecin au client.
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Et ce cas serait loin d’être isolé. C’est du moins ce que révèle une enquête du Défi Plus. Plusieurs pharmacies s’adonneraient à cette pratique. Un propriétaire de pharmacie que nous avons interrogé le confirme, mais tente néanmoins de minimiser.
Quelque 500 pharmaciens pour 380 pharmacies
536 pharmaciens sont enregistrés auprès du Pharmacy Council. Parmi, 35 sont employés dans le secteur public. Le pays compte environ 380 pharmacies ainsi que 42 grossistes ».
« La pharmacie opère de 8 heures à 21 heures. Ce n’est pas possible d’avoir un pharmacien en permanence. Durant son absence, on délivre quand même le psychotrope et lorsqu’il revient le lendemain matin, il signe l’ordonnance et on rend une copie au client », explique notre interlocuteur. Il estime que l’essentiel c’est d’avoir la signature du pharmacien.
Si l’aspect pratique est mis en avant dans ce cas-ci, un de ses confrères, pour sa part, ne cache pas que l’argument est aussi financier. « Les recettes ont chuté drastiquement depuis l’avènement de ces nouvelles lois. Le nombre d’ordonnances pour les psychotropes a connu une baisse importante. Si maintenant on laisse filer les quelques clients qui viennent… », avance ce propriétaire de pharmacie. Il met en avant le coût d’opération d’une pharmacie. « Avec le salaire du pharmacien ainsi que ceux des autres préposés, la location, les factures et les autres dépenses, il faut compter au bas mot une centaine de milliers de roupies par mois. »
Pour pallier l’absence du pharmacien, une autre astuce aussi illégale serait pratiquée : l’imitation de la signature du pharmacien. « Lorsqu’un client entre dans une pharmacie qui compte plusieurs employés, c’est impossible pour lui de savoir qui est le pharmacien. Un préposé peut ainsi très bien imiter la signature du pharmacien, ni vu ni connu », explique un pharmacien des hautes Plaines-Wilhems.
Nous lui faisons alors remarquer que le risque que courent à la fois le préposé et le pharmacien qui tolérerait cette pratique. « Vous savez, vu la manne financière que rapporte la vente de psychotropes, tout est possible dans ce milieu. »
Ordonnance avec trois copies : le nouveau règlement expliqué
Pour contrer le trafic de psychotropes dans le pays entre médecins, pharmaciens et toxicomanes, le ministère de la Santé a introduit, depuis le 1er juin, de nouvelles ordonnances en triplicata (trois copies). Tous les médecins, dentistes et vétérinaires qui prescrivent des psychotropes doivent s’en doter.
Ces ordonnances, sous forme de talon de 50 ordonnances, sont délivrées par le ministère de la Santé à Rs 100 le talon. Lors d’une prescription, une copie de l’ordonnance reste en possession du praticien, dans le talon. Celui-ci devra être retourné plus tard au ministère de la Santé pour l’obtention d’un nouveau talon. Deux copies sont remises au patient (de couleur blanche et verte). La copie blanche, soit l’originale, revient au pharmacien. La copie verte est remise au client une fois que le pharmacien y a apposé sa signature et a entré les détails le concernant.
Pharmacy Council
Faizal Elyhee : « La présence permanente d’un pharmacien bientôt indispensable »
Il sera bientôt obligatoire pour toute pharmacie d’avoir en permanence un pharmacien durant ses heures d’opérations. C’est ce qu’a déclaré Faizal Elyhee, Chairman du Pharmacy Council, au Défi Plus.
Celui-ci est catégorique. L’octroi de psychotropes dans les pharmacies doit se faire uniquement en présence d’un pharmacien. Il dit néanmoins être au courant de certaines pratiques contraires aux règlements.
« Certains tentent de passer entre les mailles du filet, je ne vais pas le nier. Mais nous sommes en train de serrer la vis », a-t-il fait savoir. Le problème devrait être résolu prochainement, selon lui, avec l’avènement de nouveaux règlements. « La présence permanente d’un pharmacien sera indispensable durant les heures d’opération de la pharmacie », dit-il.
Au sujet de la falsification des prescriptions, Faizal Elyhee indique que des mesures ont déjà été prises en ce sens. « Une fois les talons existants écoulés, les prochains qui seront délivrés aux médecins comporteront des ‘security features’. Les papiers, par exemple, seront ‘embossed’, ce qui devrait permettre aux pharmaciens de différencier entre les vraies et les fausses prescriptions », indique le Chairman du Pharmacy Council qui rappelle que tout nouveau règlement nécessite parfois des ajustements.
Siddick Khodabaccus : « Pas dans l’intérêt du client »
Il n’est pas permis à un préposé d’une pharmacie de délivrer des psychotropes en l’absence du pharmacien. C’est ce que rappelle Siddick Khodabaccus, président de l’Union des pharmaciens. Ceux qui s’aventurent à le faire ne respectent pas les règlements.
Mais plus important encore, selon notre interlocuteur, il n’est pas dans l’intérêt d’un client que de quitter la pharmacie avec des psychotropes sans une copie signée de l’ordonnance. « Car toute personne retrouvée en possession de psychotropes sans qu’elle puisse justifier sa provenance à travers notamment une ordonnance s’expose à des sanctions », dit-il. Au pire des cas, selon Siddick Khodabaccus, le client devra revenir lorsque le pharmacien est présent ou se rendre dans une autre pharmacie.
Yamini Moothoosamy-Murugesan : « Un deuxième pharmacien embauché dans certains cas »
La présidente de la Pharmacy Association of Mauritius (PAM), Yamini Moothoosamy-Murugesan soutient qu’au niveau des membres de l’association, l’octroi des psychotropes se fait uniquement en présence du pharmacien.
« Durant leur absence, les préposés demandent aux clients de venir lorsque le pharmacien est présent. À force, les clients se sont adaptés », soutient notre interlocutrice. Et d’ajouter que « dans certaines pharmacies, les services d’un deuxième pharmacien ont été retenus » pour s’assurer qu’un pharmacien soit présent à toute heure.
Elle ne cache pas que certains pharmaciens ont éprouvé quelques difficultés au départ avec le nouveau système, mais affirme qu’ils sont maintenant habitués.
Prescription de psychotropes : un frais additionnel de Rs 100 à Rs 200 réclamé par des médecins
Un pharmacien interrogé dans le cadre de cette enquête indique avoir été informé par des clients d’une nouvelle pratique jugée abusive de certains médecins. « Ces médecins réclameraient un frais additionnel de Rs 100 à Rs 200 pour prescrire sur l’ordonnance destinée aux psychotropes. »
Un cadre du ministère de la Santé que nous avons sollicité indique qu’il n’y a aucun règlement en ce sens. « Certes, le médecin doit acheter son talon qui lui est vendu à Rs 100 pour 50 ordonnances. Ce qui revient à Rs 2 pour une ordonnance. Ce n’est pas normal de faire payer un frais additionnel au patient, de surcroit d’un montant aussi exorbitant. »
Le trafic de psychotropes se poursuit
Un pharmacien chevronné indique que le trafic de psychotropes a la peau dure et se poursuit dans certaines pharmacies. C’est malgré les nouveaux règlements, bien que dans une moindre mesure. « Une nouvelle tendance consiste à aller consommer les psychotropes directement à la pharmacie. Pour se couvrir, le gérant, qui doit néanmoins justifier ses ventes, peut alors compter sur la complicité d’un médecin qui lui fournira les prescriptions nécessaires », avance notre interlocuteur. Il souligne qu’il s’agit très souvent de jeunes médecins du privé qui ne dispose pas d’une clientèle importante.
Parmi les molécules les plus recherchées, il y a le Pregabalin, le Tramadol et le Nitrazepam. « Ces molécules se déclinent en plusieurs marques, avec des dosages différents. C’est donc une multitude de possibilités qui s’offrent aux consommateurs. » Les prix, au marché noir, peuvent être multipliés par trois, voire par cinq dans certains cas.
Le pharmacien indique qu’il n’est pas rare aussi qu’il y ait des « transferts de stock » entre pharmacies. « Chaque pharmacie dispose d’un quota de psychotropes qui peuvent être acquis auprès des grossistes. Il peut arriver qu’une pharmacie qui ne dispose pas d’une clientèle importante pour ces produits transfère son stock dans une autre pharmacie où la demande est plus grande. Le stock est transféré à un prix supérieur à la normale », dit-il.
Nombre d’ordonnances en baisse : réactions mitigées des pharmaciens
Les pharmaciens interrogés dans le cadre de cette enquête sont unanimes à dire qu’ils ont constaté une baisse significative dans le nombre d’ordonnances pour des psychotropes. « La baisse varie de pharmacie à pharmacie. Dans certains cas, le nombre a été divisé par deux, voire par trois dans d’autres cas », explique ce propriétaire de plusieurs pharmacies.
Un autre constat : la prescription de psychotropes de certains médecins particulièrement aurait grandement diminué. « Nous avions déjà des soupçons sur certains d’entre eux, car le nombre de psychotropes qu’ils prescrivaient n’était pas rationnel. Avec les nouveaux règlements, nous n’en recevons plus autant qu’avant d’eux », indique une pharmacienne. Elle sous-entend que ces médecins avaient la main lourde sur la prescription de psychotropes.
Si elle dit accueillir favorablement les mesures de contrôle mises en place par les autorités, la pharmacienne soutient que ce n’est pas sans conséquence sur le chiffre d’affaires de sa pharmacie. En sus du fait que le nombre de prescriptions a diminué, notre interlocutrice explique qu’elle doit composer avec un autre phénomène.
« Lorsque tous les médicaments étaient prescrits sur une seule ordonnance, nous pouvions refuser de livrer un client qui demandait à acheter uniquement le psychotrope parmi d’autres médicaments prescrits, soupçonnant un cas d’abus. Il était ainsi contraint à se procurer tous les médicaments associés à la prise du psychotrope. Or, avec la nouvelle prescription, ce n’est plus possible, car le client peut choisir de vous tendre seulement l’ordonnance avec les psychotropes et vous êtes contraint de le servir », explique-t-elle.
Un pharmacien abonde dans le même sens et explique que des confrères peuvent aussi choisir de servir uniquement l’ordonnance avec les médicaments associés, s’ils sont en rupture de stock pour le psychotrope. « Answit li vinn kot mwa li pran zis sikotrop la », fulmine-t-il. Pour notre interlocuteur, c’est un manque à gagner considérable. « Car le prix du psychotrope ne représente souvent qu’un tiers de l’ordonnance. Nous perdons alors le plus gros de l’ordonnance », déplore-t-il. D’où sa demande pour que la prescription des autres médicaments associés à la prise du psychotrope se fasse aussi sur les nouvelles ordonnances.
Baisse du nombre de prescriptions : la conséquence d’un nombre limité des formulaires de prescription
Appelé à commenter la baisse du nombre de prescriptions de psychotropes, un membre de la Private Medical Practitioners Association (PMPA) soutient qu’il ne faut pas forcément déduire qu’il y avait des médecins véreux aux quatre coins du pays. Il est d’avis que c’est plus une question pratique. « Je ne crois pas que les médecins prescrivent moins de psychotropes pour les cas ‘genuine’. Si les prescriptions dans les pharmacies sont moins nombreuses, c’est parce que les médecins doivent composer avec un nombre limité de formulaires de prescriptions, tout simplement. »
Le médecin soutient qu’à cause de cette situation, de nombreux médecins préfèrent garder les prescriptions pour les patients réguliers qui ont une forme de maladie chronique.
Aussi, ce membre de la PMPA est d’avis que même avec les nouvelles prescriptions, rien n’empêche un médecin de délivrer une prescription dite « de complaisance ». « Cela dit, c’est un risque que le médecin prend. Il devra prendre ses responsabilités et en assumer les conséquences », prévient notre interlocuteur. Il concède toutefois que ces nouveaux règlements étaient nécessaires. « Ti bizin met enn lord. Pa kapav preskrir a drwat a gos », dit-il.
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