
Contraint de quitter son quartier général historique de GRNO, Lalit tourne une page de son histoire. Entre nostalgie et résilience, son engagement pour la gauche et le créole demeure intact.
Publicité
Après une quarantaine d’années d’existence, le parti Lalit se voit contraint d’abandonner son quartier général historique de Grande-Rivière-Nord-Ouest (GRNO). C’est avec un mélange de nostalgie et de résignation qu’Alain Ah-Vee, figure emblématique du mouvement, a rendu les clés de ce lieu chargé d’histoire, marquant ainsi la fin d’un chapitre important pour cette formation politique alternative qui a toujours nagé à contre-courant.
Ce n’est pas sur un coup de tête ou par choix stratégique que Lalit quitte son antre historique, mais bien chassé par les forces implacables de la nature. Les murs de ce bâtiment, témoin de tant de débats enflammés et de projets militants (voir plus loin), n’ont pas résisté aux assauts répétés des eaux. Depuis l’inondation dévastatrice de 2013 lors de l’épisode tristement célèbre de Canal Dayot, suivie de deux autres débordements particulièrement destructeurs en 2024, le verdict est tombé : impossible de rester.
« On a été victimes d’inondations et c’est une situation qui pourrait nous arriver encore », confie Ah-Vee, le regard empreint d’une tristesse contenue. « On a perdu des archives irremplaçables, des documents importants, notre imprimerie a été touchée... C’est une décision qui nous déchire le cœur, mais qui s’imposait. »
Dans sa voix, on sent le poids des souvenirs qui s’entrechoquent avec la dure réalité : « GRNO était devenu un endroit inondable à chaque grosse averse et nous devons avant tout perpétuer notre combat pour la gauche et la langue créole. »
Pousser la porte du local de Lalit, c’était entrer dans un monde à part, « un lieu où régnait la liberté », souligne Alain Ah-Vee. Installé en 1984, ce quartier général était bien plus qu’un simple siège politique aux allures austères.
Dans ce local, les odeurs de cuisine se mêlaient à celles de l’encre d’imprimerie, les discussions théoriques s’interrompaient pour un éclat de rire ou une tasse de thé partagée. Ici, chacun mettait la main à la pâte, à tour de rôle, pour préparer déjeuner, dîner, pause-café... « Du thé avec ou sans lait et sucre, pain beurré, clopes », énumère un habitué des lieux avec un sourire nostalgique. « C’était un petit Resto du cœur entre camarades de la gauche. » Un lieu où l’on pouvait « se sentir chez soi tout en étant soi-même, sans a priori », dit-il.
« La langue créole pouvait y être utilisée sans aucune restriction, dans toutes les activités et tous les documents écrits. Même dans les toilettes, les notices étaient en créole », fait savoir Alain Ah-Vee.
Dans ce bâtiment a été créée la plus grande source de matériel écrit original en langue créole»
Les visiteurs, journalistes ou simples curieux étaient accueillis avec cette même chaleur. « Quand on allait leur faire un p’tit coucou, c’est avec plaisir qu’ils nous recevaient », témoigne l’habitué. Les discussions politiques s’engageaient naturellement autour d’une tasse de thé fumante, « même s’il faisait chaud en été ». Puis, après les premières inondations, tout s'est déplacé à l’étage supérieur. « Là encore, il fallait faire gaffe... Mais le thé a toujours été le bienvenu. »
L’organisation Ledikasion Pu Travayer (LPT) s’est établie dans ce bâtiment, indique Alain Ah-Vee. « Lalit y a partagé une salle, principalement pour son Centre de documentation depuis le début. À ce jour, nous avons maintenu une relation de coopération et de grande cordialité entre nos deux organisations », explique-t-il.
Si un fil rouge traverse l’histoire de Lalit, c’est bien la défense acharnée du kreol morisien. « On a commencé par faire des livres écrits à la main », raconte-t-il, « puis est venue l’idée d’avoir notre propre imprimerie ‘offset’. » Cette machine, véritable poumon du mouvement, a permis de donner corps aux idées du parti : pamphlets, calendriers, tracts pour les « camarades syndicalistes » de la General Workers Federation (GWF) et de la Fédération des travailleurs unis (FTU).
« C’est un espace où le collectif prime. L’imprimerie LPT a toujours proposé un tarif préférentiel pour tous les travaux de publication émanant d’associations démocratiques, qu’il s’agisse de syndicats, de coopératives, de comités de quartier, de groupes de jeunes, etc. », se souvient-il avec fierté. « On faisait tout nous-mêmes, du montage au lay-out avant de passer à l’impression. »
L’objectif principal était de publier des documents écrits dans les langues maternelles, le créole et le bhojpuri. « On offrait un tarif préférentiel à tous ceux qui voulaient sortir un document en kreol et en bhojpuri », précise Alain Ah-Vee, illustrant l’engagement concret du mouvement pour la diversité linguistique de l’île.
La lang kreol li reprime depi touzour. Ou fer enn debat an kreol, so prose -verbal fer an angle, li ‘gimmick’»
L’organisation a également imprimé d’autres publications en anglais, français, arabe, et même un livre d’alphabétisation en swahili intitulé « Elimu ». Sans oublier un petit bijou de poème, « Ti Bato Papye », traduit en 55 langues, y compris en langue des signes mauricienne et en braille.
L’imprimerie de GRNO jouait un rôle crucial dans le combat linguistique de Lalit. « Dans ce bâtiment a été créée la plus grande source de matériel écrit original en langue créole : procès-verbaux de réunions, pamphlets, journaux relatant les événements du bâtiment, brouillons d’articles, communiqués, déclarations communes, affiches... »
La question épineuse de l’introduction du créole au Parlement cristallise les positions. Si certains redoutent que les débats ne « dérapent par des grossièretés » ou s’inquiètent du « décorum à respecter », Lalit défend une position claire : la langue maternelle permettrait à tous de « s’exprimer sans qu’ils soient étiquetés ».
« La lang kreol li reprime depi touzour », s'indigne Alain Ah-Vee. « Ou fer enn deba an kreol, so prose-verbal fer an angle, li ‘gimmick’. » Son plaidoyer se fait passionné : « Bizin rekonet nou la lang kreol, nou kiltir sa, nou Morisien, tou dimounn koz kreol, kifer bizin onte pou met li dan Parlman ? Ena depite pa kav koz ek zot leker kar bizin koz angle ou franse, eski li normal sa ? »
Cette conviction a donné naissance à l’École du soir, initiative permettant aux ouvriers de s’instruire dans leur langue maternelle. Un parallèle historique s’impose : cela nous ramène à Solidarność de Lech Walesa de la Pologne. Pour ces militants, Lalit c’est aussi cela : bâtir sur du roc, le créole local, notre créole.
Alors que ce chapitre se referme sur le vieux quartier général de GRNO, un nouveau s’ouvre. Le parti, désormais « éparpillé » géographiquement, devra réinventer ses modes d’action sans trahir l’essence même de son engagement. Les eaux ont peut-être emporté les murs, mais pas les convictions.
Des militants engagés et authentiques
La langue créole et Lalit sont indissociables. Ram Seegobin, investi dans une idéologie de gauche totale, médecin de formation, surnommé
« l’homme aux savates
Dodo », a révolutionné l’accès aux soins en introduisant à Maurice le concept du médecin de campagne à abonnement mensuel. C’est-à-dire, vous vous abonnez mensuellement et vous obtenez autant de visites médicales gratuites que vous voulez quand vous êtes malade. Une approche sociale de la médecine qu’il pratique toujours à Bambous, où il réside.
À ses côtés, sa compagne, l’écrivaine reconnue Lindsey Collen, européenne de souche, devenue l’âme mauricienne du mouvement. Notamment dans son combat pour la langue créole et la cause des plus démunis. Son accent britannique lorsqu’elle s’exprime en créole n’entame en rien sa sensibilité et sa précision intellectuelle.
L’équipe compte également « d’autres soldats » comme Rajni Lallah, « très bonne pianiste », ou encore Ragini Kistnasamy. Le point commun de ces titulaires de diplômes, amoureux de la littérature anglaise et française, mais surtout du kreol morisien ? Ils se battent pour une idéologie dans laquelle ils sont profondément ancrés, avec la hargne du combat. Leur mot d’ordre pourrait être résumé par cette phrase d’Alain Ah-Vee : « Quitte à en mourir. »
Le bâtiment : plus qu’un simple lieu physique
Le local de Lalit à GRNO est devenu un véritable foyer pour l’action militante. De nombreux mouvements et fronts de mobilisation y ont vu le jour : Solidarite Anti Aparteid (SOMAAP), Muvman Lakaz, Fron Rann nu Diego, Komite kont Lager, Linion tu Labourer ek Artizan, Muvman Fam, All Workers, Solidarite ar Lepep Palestinn (SOMALP), et bien d’autres, énumère Alain Ah-Vee.
Plusieurs grands rassemblements nationaux et internationaux se sont également tenus dans ce bâtiment : le Tribunal sur les torts que les enfants de la République de Maurice subissent quand on supprime la langue maternelle à l’école (2009), deux Conférences Internationales de Lalit sur la décolonisation des Chagos et pour la fermeture de la base de Diego, ainsi qu’un Colloque sur la langue créole (2023).

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !