Entre violence, instabilité et abandon, de nombreux enfants à Maurice grandissent dans des environnements marqués par la toxicomanie et la précarité. Experts et travailleurs sociaux appellent à des actions ciblées pour briser ce cercle vicieux.
Le meurtre tragique de la petite Marie Catalea Nalatambee, 19 mois, par un récidiviste sous l’emprise de la drogue synthétique le 1er janvier dernier, met en lumière une réalité souvent ignorée : la vulnérabilité des enfants grandissant dans des environnements marqués par la toxicomanie et la violence.
Une réalité dont témoigne Nicole Isidore José, animatrice à Lacaz A. Marie Catalea a subi les conséquences de la toxicomanie, dit-elle. De nombreux enfants vivent dans un climat de tension constante au quotidien, observe-t-elle. « Quand leur entourage est pris dans ce fléau, les jeunes enfants ne sont pas pleinement conscients de ce qu’il se passe. Aussi longtemps que les usagers de drogues sont sobres, il n’y a pas de problème, mais sous influence, zot pa konpran nanye », dit-elle.
Dans certains quartiers, la situation est alarmante. Résidente d’un faubourg de la capitale, Nicole Isidore José témoigne de cas d’enfants victimes de négligences graves. « Certains sortent le soir sans que leurs parents s’en rendent compte, souvent parce que ceux-ci sont sous l’effet de l’alcool ou de drogues. Ils ne réalisent même pas que leurs enfants ne sont pas à la maison. » Cette situation ne cesse d’empirer, s’inquiète-t-elle.
Si la drogue touche toutes les couches de la société, son impact est particulièrement dévastateur sur les familles vulnérables, soulignent Danny Philippe, coordinateur de prévention et responsable de plaidoyer chez Développement, Rassemblement, Information et Prévention (Drip), et Marie Monique (Solange) Momplé, présidente de Caritas Rivière-des-Anguilles. « Cela ne signifie pas que l’acte du présumé meurtrier de la fillette d’un an et demi est excusable. Il doit assumer la responsabilité de ses actes. Il a commis une infraction et doit payer pour cela », précise Danny Philippe.
Solange Momplé raconte, elle, que dans sa région, de nombreux enfants vivent dans la peur, sans sentiment de sécurité. Ballottés entre plusieurs foyers, ils manquent de stabilité, d’autant que dans certains cas, la mère est absente et le père est plongé dans la toxicomanie. « Certains parents ne travaillent que pour financer leur addiction, au détriment de leurs enfants », déplore-t-elle. Elle pense que cette absence de responsabilité parentale découle souvent d’un déficit d’éducation.
Une grande partie du problème lié à la drogue pourrait être résolue si nous trouvions une solution à la pauvreté»
Cependant, pour Danny Philippe, les parents ne sont pas toujours à blâmer. Compte tenu des conditions dans lesquelles ils vivent, il leur est difficile de bien encadrer leurs enfants. Il s’attarde sur la précarité de l’environnement dans lequel évoluent ces enfants. Il cite en exemple le drame survenu à Petite-Rivière, où l’accusé est décrit comme une personne instable, sans lieu de résidence fixe. La mère de la fillette, également en difficulté, aurait été hébergée par la propriétaire des lieux.
« Quand une personne vit dans la pauvreté, sa priorité est de trouver de quoi manger chaque jour, ce qui représente un énorme fardeau. Comment pourrait-elle offrir une meilleure éducation et un encadrement adéquat à ses enfants alors qu’elle-même a besoin d’aide ? » s’interroge-t-il. Il estime qu’avec un salaire décent et de bonnes conditions de vie, les parents disposeraient de plus de temps pour s’occuper de leurs enfants.
N’empêche que quelles que soient les conditions de vie, fait-il ressortir, rien ne justifie la violence : « Mo kondann tou ak violans. La pauvreté est un facteur parmi d’autres pouvant mener à des comportements problématiques, mais elle n’entraîne pas automatiquement la violence. »
Toutefois, la précarité peut souvent conduire à la promiscuité, affirme Solange Momplé . Plusieurs familles vivant sous le même toit s’influencent mutuellement, adoptant parfois des comportements négatifs. « Certains vivaient paisiblement, mais en observant les autres, ils ont progressivement glissé dans les mêmes travers », dit-elle.
Face à cette situation, Danny Philippe en appelle à l’intervention des autorités : « Le ministère de la Sécurité sociale devrait se pencher sur cette question. Une grande partie du problème lié à la drogue pourrait être résolue si nous trouvions une solution à la pauvreté. Aussi longtemps que des familles vivent dans des conditions de vulnérabilité, il sera difficile d’éradiquer ce fléau. » Dans la foulée, il plaide pour une approche holistique, plaidant pour un système éducatif adapté et plus inclusif, qui tienne compte des besoins de tous. Entre-temps, Drip propose des programmes de prévention holistiques et intégrés, où l’un des facteurs à combattre est la pauvreté.
Nicole Isidore José préconise, de son côté, des réunions de proximité dans les quartiers dans un effort de sensibilisation. Mais Solange Momplé déplore le manque d’implication des parents dans les formations proposées par les ONG. « Bien souvent, ceux qui sont les plus visés ne se sentent pas interpellés. Ils ne pensent qu’à s’amuser et ignorent les opportunités de progrès », regrette-t-elle.
Nouveaux ghettos : une crise sociale à l’horizon
Sous une façade de modernité et de développement, Maurice serait en train de bâtir une réalité sociale inquiétante : la formation de nouveaux ghettos. C’est le cri d’alarme d’Edley Maurer, de l’ONG Safire (Service d’accompagnement, de formation, d’insertion et de réhabilitation de l’enfant), qui travaille depuis des années avec les populations vulnérables du pays. « Les gens ont des maisons, mais il y a l’envers du décor », prévient-il, en décrivant une situation où les apparences masquent des problématiques bien plus profondes.
Pour Edley Maurer, il n’est pas compliqué d’identifier les zones à risque. « Il suffit de regarder les nouvelles ‘résidences’ qui se construisent à travers le pays. Tout semble indiquer que de nouveaux ghettos sont en train d’être créés. » Ces regroupements de personnes démunies dans des espaces restreints, parfois en périphérie des grandes villes, posent de sérieux défis sociaux.
Ces zones, selon lui, deviennent rapidement des lieux où la pauvreté se concentre, où les inégalités s’amplifient, et où les opportunités de sortir du cycle de la misère sont quasi inexistantes. « Amener une personne démunie dans un autre endroit ne veut pas dire changer sa vie », souligne Edley Maurer. Pour lui, déplacer des familles vulnérables sans leur offrir un accompagnement adapté revient à reproduire les mêmes conditions de précarité : « Plusieurs personnes démunies vivent ensemble dans ces nouveaux espaces. Cela crée des dynamiques sociales complexes, souvent marquées par la stigmatisation et l’exclusion. Le problème n’est pas résolu, il est simplement déplacé. »
Face à cette réalité, l’ONG Safire appelle à une approche plus proactive et inclusive. « Il y a un travail énorme à faire dans ces nouveaux lieux de résidence, car la situation est inquiétante », insiste Edley Maurer. Il plaide pour des programmes de réhabilitation sociale qui répondent véritablement aux besoins des familles vulnérables : « Cela inclut non seulement des solutions de logement dignes, mais aussi un accompagnement psychologique, des opportunités économiques, et un accès à l’éducation pour les enfants. » Mais, selon lui, « ces efforts doivent s’inscrire dans le cadre d’une politique nationale qui reconnaît les enjeux humains et structurels des ghettos modernes ».
Il est temps de repenser en profondeur les stratégies de lutte contre l’exclusion et la précarité, ajoute-t-il, en insistant sur l’urgence d’une approche systémique. « Il faut une coordination nationale entre tous les acteurs concernés : les parents, les écoles, les acteurs sociaux et les institutions publiques. » Il précise : « Les parents doivent pouvoir partir travailler en toute sérénité, et les enfants doivent pouvoir aller à l’école. »
Mais la transformation ne se limite pas aux politiques publiques. Elle passe aussi par des initiatives sociales et éducatives adaptées. L’idée d’une table ronde réunissant experts, éducateurs et décideurs politiques est au cœur de sa proposition. « Il est crucial de créer un comité national pour élaborer un programme ambitieux et cohérent », affirme-t-il, tout en soulignant l’importance de réactiver des initiatives qui ont prouvé leur efficacité dans le passé.
Parmi ces initiatives, Edley Maurer appelle à la résurrection du dispositif des éducateurs de rue, qui avait bien fonctionné au début des années 2000. Ces travailleurs sociaux, présents sur le terrain, accompagnaient les enfants et familles vulnérables dans leur quotidien. « Ce concept existait en 2002, mais il a été abandonné. Pourtant, le danger a été multiplié par 100 depuis », regrette-t-il. Il cite notamment les nouvelles menaces auxquelles les jeunes sont confrontés : l’influence des réseaux sociaux, la banalisation de la drogue et l’attrait pour l’argent facile. Ces phénomènes exacerbent les risques pour les enfants des milieux précaires.
Drogue et violences familiales : un cercle vicieux dévastateur
La toxicomanie déchire le tissu familial, engendrant violences, abus et souffrances profondes. Le travailleur social Imran Dhannoo, du centre Idrice Goomany, analyse les impacts dévastateurs de ce fléau qui touche aussi bien les parents que les enfants.
La consommation de substances illicites commence souvent par l’alcool, puis évolue vers le Brown Sugar ou les drogues synthétiques, entraînant des problèmes socio-économiques majeurs, explique Imran Dhannoo. Dans ce contexte, la violence familiale se manifeste comme un abus de pouvoir entre membres d’une même famille, censés entretenir des relations de confiance. Ces violences peuvent prendre diverses formes : physiques, psychologiques ou sexuelles.
« Dans les familles où l’un des parents, voire les deux, consomment des substances psychoactives, l’impact est considérable », souligne-t-il. Les violences domestiques, variant selon la personnalité du consommateur, peuvent toucher aussi bien les conjoints que les enfants. « Il peut également y avoir différentes formes d’agressions psychologiques, car nous devons comprendre que les problèmes liés à la drogue dépendent des individus. L’un des modèles de violence générés par la drogue est la violence psychopharmacologique, car la drogue agit sur le cerveau et entraîne des comportements qu’il est difficile de contrôler », précise le travailleur social.
L’effet destructeur des drogues synthétiques sur le cerveau peut pousser à des actes graves. « Il est facile de juger, mais quand on travaille avec ces personnes, on réalise qu’elles font face elles-mêmes à d’énormes problèmes. Cela ne signifie pas pour autant que j’excuse l’acte qui a été commis. Pour cela, il doit assumer les conséquences de ses actes. »
Les conséquences sont multiples : blessures physiques, traumatismes psychologiques, peur, échec scolaire et perturbation du développement personnel de l’enfant. « La souffrance imprègne profondément ces foyers touchés par la drogue », souligne Imran Dhannoo. La famille, composée de différents membres ayant des liens les uns avec les autres, subit un déséquilibre qui affecte l’ensemble de ses membres. Cette déstabilisation touche non seulement la famille nucléaire (parents et enfants) mais s’étend également à la famille élargie, incluant les grands-parents.
Les abus sexuels représentent une autre manifestation tragique de cette violence. « La majorité des agressions sexuelles sur mineurs sont perpétrées par des proches sous l’emprise de drogues », révèle-t-il. Ces situations engendrent des traumatismes émotionnels et médicaux, affectant la scolarité des enfants et l’emploi des parents. Souvent, le salaire familial est entièrement consacré à l’achat de drogues, menant à l’éclatement du couple.
Face aux violences envers les enfants, si beaucoup réclament plus de répression, Imran Dhannoo, fort de ses 38 années d’expérience dans la réhabilitation des toxicomanes, nuance : « Tous les usagers de drogues ne deviennent pas violents ou agresseurs d’enfants. » Chaque situation est unique, et bien que la souffrance soit omniprésente, il met en garde contre une diabolisation systématique des toxicomanes. « Il y a certainement d’énormes souffrances générées, mais on ne peut pas diaboliser tous les toxicomanes en affirmant qu’ils deviennent tous des prédateurs sexuels. C’est une vision réductrice », note-t-il.
Il insiste sur l’importance d’examiner les causes profondes. « Il ne suffit pas de durcir les lois ou de prévenir, il faut traiter le mal-être social à la source. Ceux qui sombrent dans la drogue ou la violence sont souvent eux-mêmes en proie à de grandes souffrances », dit-il.
Citant le philosophe Thomas Hobbes (Leviathan, 1651) – « L’Homme est un loup pour l’Homme » -, le travailleur social rappelle que les instincts violents sont inhérents à la nature humaine, mais peuvent être modérés par divers facteurs, notamment l’éducation. « L’éducation en elle-même est une socialisation des connaissances, des comportements et des manières d’être. Elle peut donc être un puissant facteur de protection contre le développement de problèmes de comportement, tels que la consommation de drogues ou la violence », affirme-t-il.
Son expérience d’ancien Probation Officer et de travailleur social lui a montré que l’échec scolaire représente souvent un facteur aggravant pour les consommateurs de drogues. Il salue ainsi l’initiative du ministre de l’Éducation, Mahen Gungaparsad, qui promeut une approche éducative holistique intégrant développement personnel et académique.
Il ajoute également que la précarité financière accroît la vulnérabilité des individus. Cette situation explique notamment la difficulté des forces de l’ordre à intervenir dans certains quartiers, où les trafiquants, exploitant la misère sociale, établissent un système de « protection » mafieux. Ce phénomène, précise-t-il, n’est pas propre à Maurice mais s’observe à l’échelle mondiale.
Programme « Family United » : l’espoir d’une société unie
Depuis deux ans et demi, le Centre Idrice Goomany, en partenariat avec CIM Finance, met en œuvre le programme « Family United », une initiative développée par l’Université de Manchester au Royaume-Uni et reconnue scientifiquement. « Nos animateurs, formés par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, accompagnent parents et enfants pour renforcer leurs compétences, améliorer leurs relations et combattre la violence familiale », explique Imran Dhannoo.
Il en est convaincu : résoudre les problématiques de drogue et de violence nécessite une mobilisation collective. ONG, secteurs public et privé, ainsi que la société civile doivent s’unir pour protéger les familles vulnérables, notamment celles issues de milieux éclatés ou vivant dans des zones à forte consommation de drogue.
Pour Imran Dhannoo, la clé réside dans une réponse sociétale globale, où prévention, suivi des familles à risque et engagement collectif forment la base d’un avenir plus sûr et plus solidaire.
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