Selfie : pourquoi nous photographions notre vie ?

Au restaurant, dans le bus, au travail et même sur un lit d’hôpital, ils sont prêts à se mitrailler avec leurs portables et à exposer leurs photos. Partager ses ‘selfies’ sur Instagram, Facebook ou Snapchat est le nouveau craze des ados.

Que nous « shootions» le plat que nous nous apprêtons à déguster ou que nous fassions un ‘selfie’ avec notre bande d’amis, il s’agit bien de saisir l’instant. Particulièrement friands d’autoportraits, les jeunes expriment ainsi de nos jours le besoin de partager l’instantanéité. Sujets de la photo, ils en sont également les auteurs et peuvent de ce fait la contrôler, la retoucher, et l’embellir. La tête penchée, le regard en biais et la bouche arrondie, esquissant un baiser, la fameuse ‘duckface: telles sont les poses les plus souvent prisées. La première vague de ‘selfies’ a été essentiellement des autoportraits soignés et codifiés. Puis les choses ont changé, notamment avec l’apparition des ‘uglies’, où l’on ne craint pas de se montrer mal coiffé et ridicule.

Pour Anaëlle Laville, 24 ans, pas question de s’en priver, surtout qu’elle aime la photographie depuis qu’elle est très jeune. « Pourquoi ne pas en faire, puisque tout le monde le fait ? C’est très à la mode », souligne la jeune femme. Et d’ajouter que le ‘selfie’ a désormais une portée universelle. « Le ‘selfie’ touche aussi bien les présidents, les politiciens, les célébrités et de simples citoyens. Cette mode ne fait que prendre de l’ampleur », explique-t-elle.

Laëtitia, 16 ans, est du même avis. « Le ‘selfie’ fait maintenant partie de notre mode de vie. Des utilisateurs d’Internet postent des photos faites par eux en ligne. Et sur ces centaines de millions de photos, beaucoup s’apparentent au ‘selfie’. Ils trouvent ça commode d’utiliser des miroirs pour prendre des photos d’eux-mêmes pour les réseaux sociaux ou simplement pour envoyer à leurs amis ou par plaisir personnel »,estime la jeune femme.

Pour se valoriser

Pour Julieca Respoir, 23 ans, la raison de l’attrait du ‘selfie’ est simple : il  permet de se montrer comme on voudrait qu’on nous voie. « On peut montrer une image sympa de nous-mêmes. On en fait une photo vivante et naturelle », précise Julieca. Selon elle, c’est aussi une façon de se construire. « Il n’y a pas de mal à se construire une image ou même une identité sur les réseaux sociaux. Du moment qu’on en abuse pas », dit-elle.

Melany Allegaree, 22 ans, estime que le ‘selfie’ est un bon moyen de faire vivre son identité en fonction de ses activités. « Cet autoportrait photographique est surtout utilisé par les jeunes pour se montrer, mettre en scène leur quotidien, raconter leur histoire et le communiquer avec leurs amis. Cela permet de se montrer sans utiliser de mots. J’aime aussi beaucoup les Snapchat qui contiennent plusieurs ‘filter’, permettant de se voir et de se montrer d’une autre façon. »

Aussi passionné par les ‘selfies’, Sébastien Chuttoo, 21 ans, considère qu’il s’agit d’un bon moyen de se mettre en valeur. « Quand on se prend en ‘selfie’, on cherche à immortaliser un moment qui montre une belle image de soi pour plaire en quelque sorte. On met en valeur ses atouts et on se montre sous son meilleur profil et ses plus beaux habits. Ce qui permet de se vanter et de mieux faire connaître son apparence physique. Même si parfois nous faisons des grimaces, ce qui importe c’est l’image que nous choisissons de diffuser », ajoute le jeune homme.  

« On apprend à se montrer devant les autres. » C’est l’avis d’Eshna, 19 ans, qui ne se prive pas non plus de ‘selfie’. Elle s’explique : « La photo est envoyée et regardée par des milliers d’internautes qui peuvent se permettre de la juger. Quand on la publie sur les réseaux sociaux, on s’en remet au jugement des autres », dit-elle. Toutefois, Eshna ajoute qu’il y a plusieurs façons de se montrer.

« Le ‘selfie’ est fait pour s’amuser, partager de bons moments entre amis ou avec sa famille. Pour d’autres, il sert à se montrer, pour se ‘la’ raconter, exposer ses atouts, son physique mais aussi pour donner l’impression que l’on est mieux que tout le monde, supérieur à eux », dira-t-elle.

L’estime de soi

« Nous sommes tous narcissiques.» Alexandre Vergnier est d’avis que les amateurs de ‘selfies’ sont jugés beaucoup trop vite comme des arrogants. « Cela n’a rien à voir avec l’arrogance. Le narcissique se reconnaît par une obsession de son image. Il ne peut pas passer devant un miroir sans se regarder avec attention », explique-t-il. Selon Alexandre Vergnier, le ‘selfie’ peut être au contraire un moyen de retrouver un bon équilibre et l’estime de soi. « Dans cette société de l’image, il y a des codes de plus en plus exigeants au niveau de l’apparence. Les personnes qui ne correspondent pas à ces codes sont parfois mal vues et cela les pousse à se replier encore plus facilement sur elles-mêmes. En fait, cela aggrave des troubles de l’estime de soi déjà existants », estime le jeune homme.

Kunal Naik, a une toute autre vision des ‘selfies’. « Pour moi ce phénomène a créé une génération qui est obsédée par son propre image. Il encourage cette génération à passer plus de temps  avec un objet sans vie, le téléphone portable, que n’importe quelle génération précédente », poursuit-il. Pour le jeune homme cela en dit long sur le mode de communication des jeunes de nos jours. « En termes de communication cela dénote un manque de connexion essentielle : la connexion humaine. »

Laëticia.	Melany Allegaree.	Eshna.
Kunal Naik.	Anaëlle Laville.	Julieca Respoir.
Sebastien Chuttoo.	Alexandre Vergnier.

Ibrahim Koodoruth, sociologue : «Ces autoportraits ont touché toutes les sphères de la société»

Qu’est-ce qui fait du ‘selfie’ un phénomène de société ?
En général, le ‘selfie’ consiste à prendre soi-même en photo, généralement à l’aide de son smartphone. L’évolution des technologies, la multiplication des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter ou encore Instagram sont les moyens et les supports qui ont contribué à la démocratisation et la popularité que connaît le ‘selfie’. Ces autoportraits ont touché toutes les sphères de la société : musiciens, acteurs, chanteurs, sportifs qui en font usage pour diverses raisons. Cependant, l’attrait du ‘selfie’ est qu’il n’est pas réservé aux stars, et que tout le monde peut s’y mettre. Immortaliser le moment en réalisant deux, trois ‘selfies’ pour ensuite les partager est devenu la norme et tout le monde s’y met. Dans la mesure où on utilise beaucoup les nouvelles technologies, le ‘selfie’ qui permet de revivre ses moments est devenu un phénomène de société.

Qu’est-ce qui influe sur la croissance de ce phénomène ?
Ce besoin de partage des ‘selfies’ semble découler d’une course folle à la popularité motivée par une nécessité d’amasser un nombre incalculable de « j’aime ». Par ailleurs, décrocher une photo aguichante que l’on peut partager avec son environnement devient de plus en plus obsessionnel. Enfin, nous vivons dans une société qui tend à réduire le contact social et la chaleur humaine et le ‘selfie’ devient un des moyens de combler ce manque et par la même occasion de rehausser l’estime de soi.

Le ‘selfie’ reflète-t-il réellement une société narcissique ?
La pratique des ‘selfies’ est aussi une forme de marketing de soi pour pouvoir attirer un nombre important de ‘followers’ et améliorer son image. Cependant, le ‘selfie’ permet de confondre sa « vie virtuelle » et sa « vie réelle ». Aujourd’hui, chez beaucoup de jeunes, leur réalité sociale est cet amalgame entre le rêve et le vécu. Le ‘selfie’ projette une partie de leur vécu et de leur imaginaire. Dans cette optique, le ‘selfie’ peut répondre à un besoin narcissique.