
Convaincue de la victoire de l’alliance gouvernementale aux élections municipales, Nita Deerpalsing considère l’abstention du MSM comme un « mea culpa ». Selon elle, le véritable défi pour le gouvernement se jouera lors des élections générales de 2029.
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Au lendemain de la victoire écrasante de l’Alliance du Changement, vous aviez prévenu que les attentes étaient énormes. Quatre mois plus tard, c’est la douche froide pour certains, notamment en raison de certaines décisions et nominations…
Il ne faut pas oublier d’où nous venions avant les dernières élections générales. Nous avions, entre autres, un Parlement confisqué par l’un des personnages les plus vulgaires que l’on ait jamais connus, faisant fi de toute notion élémentaire de démocratie parlementaire. Le tout s’est déroulé avec la complicité de ceux qui, sans hésitation, se levaient pour seconder des motions visant à étouffer la démocratie, ainsi que de ceux qui se contentaient d’applaudir.
Ce contexte est important, car il souligne qu’il n’était pas difficile de faire mieux qu’avant. Le rôle d’un Parlement est de maintenir l’Exécutif on its toes. Cette mission peut-elle être efficacement remplie lorsque près de deux tiers des élus d’un 60-0 sont nommés à des fonctions exécutives ? L’avenir nous le dira.
Avant novembre 2024, les opposants questionnaient, à juste titre, le train de vie de l’État. Aujourd’hui encore, je note que les citoyens se demandent si Maurice a vraiment besoin de 35 membres au sein de l’Exécutif, d’un vice-président de la République, de 120 conseillers municipaux et d’autant de conseillers de village, sans compter les deux à quatre advisors attitrés. Cette interrogation reste légitime, et j’espère qu’une solution de rationalisation sera proposée au cours des cinq prochaines années.
Aucune personne sensée ne s’attend à un changement radical en seulement quatre ou cinq mois. Cependant, comme sur les marchés financiers, le signalling est essentiel, car il donne le ton des actions à venir. Dans ce contexte, les citoyens jugent les premiers actes qui marquent les esprits.
Or, les nominations à des postes de responsabilité ont soulevé une question centrale : où en est-on avec la mise en place d’un Appointment Committee crédible et indépendant ? Jusqu’à présent, l’impression qui se dégage est celle d’une continuité, bien loin d’un « vre sanzman ».
Il est encore trop tôt pour juger l’ensemble de l’action gouvernementale qui se déploiera sur cinq ans, mais une question persiste : le feel-good factor est-il toujours au rendez-vous ?
La gestion efficace des fonds publics a un impact direct sur la confiance des citoyens en leur avenir dans ce pays»
Le dernier rapport de l’Audit pour l’année 2023-24 dénonce encore des abus et du gaspillage à grande échelle. Pourquoi la culture de l’impunité persiste-t-elle ?
Pour avoir siégé au Public Accounts Committee dans le passé, je peux vous dire que ce système d’analyse a posteriori est en lui-même une faille majeure, car il ne permet pas une utilisation judicieuse de chaque roupie issue des caisses publiques. Le rapport de l’Audit n’est malheureusement qu’un simple post-mortem après la dilapidation des fonds.
Je l’ai déjà proposé par le passé et je le réitère : il nous faut une institution de contrôle des dépenses publiques qui fonctionne en amont, de manière préventive (a priori). Prenons un exemple concret que j’ai moi-même observé dans un rapport de l’Audit : qui décide que, pour une salle de classe ou un bureau de 10 mètres carrés, il est nécessaire d’installer un climatiseur de 22 000 BTU ? Qui vérifie ou contre-vérifie la demande d’achat d’un ministère et évalue les besoins réels ? Et dans le contexte actuel, qui se demande si l’alimentation électrique de ce climatiseur pourrait être assurée par des panneaux photovoltaïques ?
Comme ce cas précis, il en existe des milliers qui s’engouffrent dans la machine du public procurement. Quel système avons-nous pour un contrôle préventif, avant que les dépenses ne soient engagées ? Qui aurait intérêt à maintenir le statu quo ?
Je parlais de signalling plus tôt. La gestion efficace des fonds publics a un impact direct sur la confiance des citoyens en leur avenir dans ce pays. Elle influence aussi leur motivation à donner le meilleur d’eux-mêmes, à croire en un système juste où le rule of law s’applique à tous, indépendamment de l’épaisseur des enveloppes finançant les partis politiques.
Et après, on s’étonne que des milliers de Mauriciens émigrent chaque année ? On se lamente que les Mauriciens ne veulent plus travailler ? Je ne dis pas que ces symptômes sont imaginaires, mais qui analysera les causes profondes plutôt que de rester en surface ? On fera venir des étrangers pour conduire des autobus. Très bien. Cela palliera-t-il les symptômes visibles ou s’attaquera-t-on enfin aux causes profondes, celles qui sont cachées comme la partie submergée de l’iceberg ?
Le gaspillage dénoncé par l’Audit touche souvent des projets majeurs et des appels d’offres. L’État serait-il devenu une machine à enrichir certains privilégiés ?
Bonne question ! Si on analyse froidement notre business model depuis plus d’une cinquantaine d’années – que ce soit au niveau du secteur public ou de l’élite économique du secteur privé –, force est de constater que le reward system is broken sur ces deux fronts.
Dès notre enfance, à la maison, nos parents nous apprenaient que les récompenses devaient être en adéquation avec nos efforts. Je me souviens que pour un Noël, mon frère et moi voulions une bicyclette « chopper ». Nos parents nous avaient fait comprendre que, d’une part, le budget du Père Noël ne pouvait supporter qu’une seule bicyclette – donc à partager à deux – et d’autre part, que cela dépendrait de nos résultats scolaires.
Imaginez maintenant qu’à l’âge adulte, vous réalisiez que ce principe d’adéquation entre effort et récompense reste théorique dans le système social dans lequel vous évoluez. Que ce soit dans le secteur public, largement dominé par des privilégiés de l’Establishment, ou dans le secteur privé, contrôlé par une oligarchie de « fat cats » bien nourris, logés et blanchis par les finances publiques depuis des décennies.
Si on continue à perpétuer un système où la réussite et l’application du rule of law sont basées sur who you know et non sur what you know, pourra-t-on continuer à s’étonner de l’hémorragie de nos talents ? Avant, on parlait de brain drain ; aujourd’hui, c’est un exode à la fois intellectuel et physique (brain and brawn drain). Est-il sain pour un pays que ceux qui le peuvent émigrent en masse, tandis que ceux qui restent perdent toute motivation à travailler ?
On entend souvent cette lamentation : les Mauriciens ne veulent plus travailler. Je ne dis pas que c’est infondé. Je peux comprendre le désarroi et le désespoir des entrepreneurs. Mais quel est le rôle du décideur public dans tout cela ? Doit-on se contenter de cette plainte superficielle, ou se poser la vraie question : comment expliquer que ce même Mauricien, une fois au Canada, en Australie ou en Europe, retrouve motivation et productivité ? Le problème vient-il du Mauricien ou de l’environnement dans lequel il évolue et auquel il ne fait plus confiance ?
J’entends aussi des critiques sur les fonctionnaires. Pourtant, après l’indépendance, nous avions des agents de l’État de haut calibre, intègres et dotés d’un sens du devoir exemplaire. Qu’est-ce qui a brisé ce socle ? Est-ce qu’un amendement de la Constitution après le 60-0 de 1982 a contribué, entre autres, à transformer des fonctionnaires professionnels, dotés d’une colonne vertébrale et d’une certaine dignité, en de simples political servants au service des maîtres du jour ?
Qui aura le courage de s’attaquer aux causes profondes, à ces signaux d’alarme qui nous menacent tous ? Il serait lâche et trop facile de faire des fonctionnaires les boucs émissaires pour masquer une quelconque incompétence en matière de leadership. On ne devient pas leader par un simple poste occupé dans le passé. On est un leader lorsque l’on parvient à inspirer les autres vers un objectif, un changement, une cause noble.
Il serait navrant que le pouvoir politique d’un 60-0 ne serve qu’à se lamenter et à accabler ceux qui n’ont pas les moyens politiques de changer les choses.
L’ampleur des irrégularités relevées chaque année semble montrer que la corruption et l’incompétence sont devenues structurelles. Faut-il une refonte totale du système de gestion publique ?
On n’arrivera à rien de durable pour l’avenir si l’on ne prend pas conscience que the reward system is broken. Et si l’on ne s’attaque pas aux racines profondes de ce problème, les conséquences risquent d’être lourdes pour l’avenir. D’où la nécessité d’un leadership éclairé et exemplaire à tous les niveaux.
Il est encore trop tôt pour juger l’ensemble de l’action gouvernementale, mais une question persiste : le ‘feel-good factor’ est-il toujours au rendez-vous ?»
Le gaspillage dénoncé touche l’argent des contribuables. Ne faudrait-il pas qu’ils puissent avoir un droit de regard plus direct sur la gestion des finances publiques ?
C’est en partie pour cela que la Freedom of Information Act est tant attendue. Je vous rappelle que l’engagement de mettre fin aux références systématiques aux clauses de confidentialité a été pris publiquement à la radio.
Les municipales du 4 mai seront un premier test après le 60-0. Avec un MSM absent et ses alliés potentiellement en retrait, se dirige-t-on vers un 120-0… ou y a-t-il une vraie bataille à mener face aux extraparlementaires ?
L’abstention du MSM est très révélatrice. C’est, en quelque sorte, un mea culpa. Mais avec cette abstention, je ne pense pas que ces élections constitueront un véritable test politique. Non, le vrai KPI (indicateur de performance) ne se mesurera pas non plus dans les KPI du Programme-Based Budgeting. Le véritable indicateur, en 2029, sera de savoir si l’émigration de masse a significativement diminué.
Un revers électoral pourrait-il déjà sonner la fin de l’état de grâce du gouvernement ?
Je ne crois pas qu’il y aura un revers électoral. En revanche, une large victoire ne fera qu’amplifier les attentes de la population.
Dans son discours, le 12 mars dernier, Navin Ramgoolam a parlé d’un redressement démocratique. Le système politique mauricien peut-il vraiment se réformer après des décennies de pratiques clientélistes ?
Rien n’est impossible avec une volonté inébranlable, si l’on est vraiment porté par un vœu profond de justice et d’équité. Un leadership éclairé, capable d’inspirer et de rallier les citoyens à une cause, un véritable noble purpose, peut accomplir de grandes choses. Un leadership qui ne se résume pas à faire voter pour une couleur politique.
Le vrai test, ce sera justement de constater, en 2029, si le changement aura été superficiel ou profond. Maurice a également besoin d’un redressement économique.
L’un des premiers tests décisifs, à mon avis, sera de voir si les contrats en béton des Independent Power Producers (IPP) seront remis en question ou non. Ou bien si le public continuera d’assumer des subventions éternelles via sa facture d’électricité, comme cela a été le cas dans le passé, à travers des mécanismes tels que les stimulus packages et autre Mauritius Investment Corporation.
Au passage, la population aura-t-elle un jour accès, grâce à la Freedom of Information Act, à une évaluation quelconque des terrains que Medine et Omnicane ont cédés en guise de remboursement des 6 milliards que la population leur avait prêtés en pleine crise de la Covid ?
Vous parlez des IPP. Cette fois, a-t-on enfin les moyens de leur imposer des conditions plus favorables aux Mauriciens ?
La fin des contrats en béton, qui ont duré une trentaine d’années, représente une occasion en or de rétablir une véritable justice économique et d’offrir enfin une équité aux citoyens. Les profits devraient être proportionnels aux risques encourus. Nul ne pourra prétendre que ce concept de base relève d’un clivage gauche-droite.
Qu’a-t-on vécu durant ces trois décennies de contrats en béton pour la production d’électricité ? D’abord, un marché captif. Puis, des contrats dont la structure de prix est si opaque que le consommateur ignore totalement qu’il paie sa facture trois à quatre fois plus cher qu’un tarif qui serait aligné sur un profit raisonnable, et non abusif.
Est-il normal que le public ait financé, de sa poche, tous les prêts pour les usines et équipements des IPP ? Est-il normal que ce soit encore lui qui assume les hausses du fret et du prix du charbon ? Cela signifie que tous les risques ont été supportés par le public, tandis que tous les profits ont été empochés par ces « tabisman » privilégiés. Va-t-on continuer avec ce business model ?
Est-il dans l’intérêt de la nation de perpétuer un broken reward system ? Sans parler de l’injustice d’un système où le public est constamment appelé à passer à la caisse pour financer, via subsides et subventions, ceux qui sont déjà les mieux lotis – et ce, grâce à cette même générosité du public mauricien.
Un chercheur mauricien vivant à l’étranger m’a demandé si un jour une étude sérieuse serait menée sur ce business model. Il ajoutait qu’il ne serait pas surpris si des expressions comme siphoning of public funds for private interests étaient utilisées pour décrire cette formule magique.
Une winning formula ? Certainement. Générer des profits abusifs et vivre éternellement aux frais de l’État provoquerait, dans d’autres pays, un mépris national. Ici, en revanche, on pourrait même aspirer à une médaille de l’État !
Le vrai test, ce sera justement de constater, en 2029, si le changement aura été superficiel ou profond»
Pourquoi la transition énergétique prend-elle autant de retard ?
Tenez-vous bien. Savez-vous quelle est la dernière trouvaille pour sortir du charbon ? Le greenwashing peut être très créatif. L’idée ? Remplacer le charbon par de la biomasse. Puisque le mot biomasse contient bio, cela sonne bien, n’est-ce pas ?
Mais de quoi s’agit-il exactement ? Il s’agit de brûler des wood chips au lieu du charbon ! Or, saviez-vous que les wood chips sont en fait plus chers que le charbon ? Ce qui signifie encore plus de devises nécessaires pour leur importation. Et d’où proviendront ces wood chips ? Des forêts, bien sûr ! Autrement dit, nous allons contribuer à la déforestation, ici et ailleurs. Pour combien de temps cela sera-t-il viable ?
On peut se demander pourquoi les eco-warriors les plus virulents hier sont aujourd’hui réduits au silence. Rien à dire sur la durabilité des wood chips ? Et qui va porter les frais d’un entrant qui coûte plus cher que le charbon ?
Avec les nouvelles technologies disponibles, ne serait-il pas temps de réévaluer l’idée du Waste-to-Energy ? Plutôt que de multiplier les sites comme Mare-Chicose ? Et pourquoi n’est-il toujours pas obligatoire pour les centres commerciaux d’installer des panneaux photovoltaïques sur leurs toits ? Ou mieux, sur leurs vastes aires de stationnement qui représentent des centaines d’hectares de terres improductives ?
Enfin, pour la production d’énergie renouvelable, et au vu de l’historique des IPP, peut-on raisonnablement espérer que ce marché soit enfin ouvert à de nouveaux acteurs, plutôt qu’aux mêmes IPP d’antan ? Ou alors, que le public puisse obtenir une part conséquente dans ces structures ?
Dans l’un de vos posts sur Facebook, vous évoquiez le fabianisme. Pour ceux qui n’en ont aucune idée, pouvez-vous nous l’expliquer ?
En gros, la Fabian Society était un laboratoire d’idées progressistes, sans être prisonnière d’aucun dogme ou doctrine. Sa stratégie consistait à privilégier la temporisation plutôt que la confrontation directe avec les adversaires de la justice sociale. L’idée était d’opter pour une évolution progressive de la politique, plutôt que pour une révolution. Parmi ses membres figuraient Emmeline Pankhurst, Bertrand Russell, George Bernard Shaw et Annie Besant, entre autres. Sir Seewoosagur Ramgoolam a également été membre de la Fabian Society.
Ils se sont beaucoup penchés sur les effets du système rentier généré par la concentration des richesses entre les mains d’une minorité. Leur but ultime a toujours été de promouvoir une société plus juste et équitable, notamment à travers l’éducation du peuple.
En 1952, certains de leurs membres ont publié un ouvrage intitulé New Fabian Essays, traduit plus tard en français sous le titre L’avenir du travaillisme. À l’approche des 90 ans du Parti travailliste à Maurice, je me demande si, en son sein, souffle encore ce vent du fabianisme.
Maurice est-il prêt pour cette transformation progressive du capitalisme vers un modèle plus juste et équitable ?
Je vous répondrai en citant une phrase que je trouve plus qu’inspirante de Nelson Mandela : « It always seems impossible until it is done. » À bon entendeur, salut ! Nous verrons bien si un 60-0 aura eu une portée véritablement significative ou non.

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