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Manisha Dookhony, économiste : «L’argent provenant du bail de Diego devrait entrer dans un fonds souverain»

La question du bail de Diego Garcia et les enquêtes liées aux prêts de la Mauritius Investment Corporation sont au cœur d’une brulante actualité. Et l’économiste Manisha Dookhony fait valoir que des liquidités existaient sur le marché local en 2020 et certaines entreprises pouvaient en bénéficier. En même temps, elle reconnait que les fonds provenant de la Mauritius Investment Corporation ont permis de soutenir l’économie mauricienne durant la pandémie. « On voit comment le secteur du tourisme a bien repris », cite-t-elle en exemple.

La Mauritius Investment Corporation (MIC) est au cœur de l’actualité. L’ancien gouvernement avait-il d’autres possibilités que de recourir à l’impression de billets de banque, hors du circuit officiel ? Pouvait-il emprunter auprès des agences mondiales de financement (Banque mondiale, Union européenne, entre autres) et sous quelles conditions ?

L’idée qu’un gouvernement soutienne des entreprises en prenant une part d’« equity » ou en avançant des prêts à des taux préférentiels n’est pas nouvelle. Nous avons déjà à Maurice la State Investment Corporation (SIC), par exemple, qui le fait. Le fait que ce soit des instruments convertibles est sans doute un peu plus nouveau. Si on se remémore du temps de la création de la Mauritius Investment Corporation (MIC), il y avait sur le marché local pas mal de liquidités. Certaines entreprises pouvaient emprunter sur le marché local. Si ces entreprises comportaient des risques, et c’était le cas pour toutes les entreprises du secteur du tourisme, le gouvernement aurait pu mettre en place ou accéder à des « guarantee » instruments. D’ailleurs, beaucoup d’entités et d’agences mondiales ont mis en place des instruments de garantie post covid-19. Le EFSD (et maintenant EFSD+) de l’Union européenne propose une large panoplie d’instruments à travers le DFI européen. Ainsi, si le gouvernement s’inquiétait du niveau de la dette et ne voulait pas prendre plus de dettes, ils auraient pu avoir recours à ces instruments.

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Mais pour moi, le vrai problème c’est que tout en se disant indépendante, la MIC est sous l’égide de la Banque centrale (BoM). Ce qui fait que tout en étant une instance de régulation, la BoM est devenue un ‘market player’. Bon nombre de personnes ont pointé du doigt cet aspect depuis la création de la MIC. J’espère que la nouvelle administration trouvera une solution. Pour moi, il faudrait que les investissements (convertible instruments) de la MIC soient repris par une autre entité (même s’il faut en créer une). L’argent que la BoM a mis dans la MIC devrait lui être remboursé, afin que celle-ci puisse l’utiliser pour défendre la roupie et pour d’autres activités.

Je prends l’exemple de deux fonds dans la région : le fonds souverain éthiopien et le Fond Agaciro au Rwanda. En Éthiopie, l’Ethiopian Investment Holdings (EIH) est le plus grand fonds souverain d’Afrique, avec plus de 150 milliards de dollars d’actifs sous gestion et des revenus de dividendes supplémentaires. L’EIH représente les intérêts commerciaux et d’investissement à long terme de l’Éthiopie. Il a dans son portefeuille des entreprises phares comme Ethiopian Airlines et Ethio Telecom. Au Botswana, le Pula Fund est un portefeuille d’investissement à long terme qui a été créé en 1994 dans le but de préserver une partie des revenus des exportations de diamants pour les générations futures. Les réserves de change qui dépassent les besoins à moyen terme sont transférées au Fonds Pula et investies conformément à ces directives d’investissement. Au Rwanda, l’Agaciro Development fund a été créé en 2012/2013 comme un fonds de développement. C’est devenu depuis un fonds souverain dont le principe directeur est de combiner la théorie et la pratique. Il répartit systématiquement les fonds entre les différentes classes de manière à garantir la durabilité et la réalisation des objectifs financiers du fonds. Ce faisant, la taille du fonds dans chaque classe, les risques associés à la classe et la situation financière du fonds sont pris en compte. De ce fait, Agaciro a investi dans plusieurs secteurs : la numérisation du pays à travers Irembo, les entreprises de ‘self sustainability’ comme pour le développement des rizières dans le pays.

Les fonds de la MIC ont-ils permis de soutenir l’économie mauricienne durant la pandémie ?
Oui, et on voit bien comment le secteur du tourisme a bien repris. Il n’y a qu’à voir comment les actions d’entreprises qui sont cotées en bourse et qui ont bénéficié du soutien de la MIC ont grimpé. Ainsi, si les instruments sont convertibles et, dépendant des conditions, il est possible pour la MIC de récupérer ses fonds. Mais nous ne connaissons pas les conditions de la convertibilité. Il y a des pays où des pans de l’économie ont souffert énormément sans aucun soutien du gouvernement. Des entreprises ont dû fermer dans ces pays. Ce qui n’a pas été le cas pour le tourisme à Maurice qui avait souffert de la fermeture de nos frontières. 

La question de la surenchère des promesses durant la campagne électorale de novembre 2024 a été maintes fois décriée. L’opposition d’alors devait-elle en faire, sans s’assurer de la capacité de les honorer ?
Ça, c’est de l’ordre politique. Je pense que dans toutes les élections, il y a des surenchères. Parfois ça paye, parfois non. Mais quand on n’est pas gérant de l’économie, c’est-à-dire pas en majorité, il est difficile de savoir ce qui est maquillé. Les chiffres semblent avoir été maquillés. De ce fait, je pense que les analyses pour les promesses ont peut-être été erronées. Et je suis d’avis que certaines étaient basées sur des revenus externes, c.-à-d. pour la base de Diego Garcia.

Après la publication du rapport sur l’état de l’économie mauricienne, le nouveau gouvernement n’hésite pas à parler d’une nouvelle année ‘difficile’. Cette situation est-elle à mettre entièrement sur le bilan de l’ancien gouvernement ?
La focalisation sur certains secteurs, au détriment d’une diversification économique, des dépenses avec une vue à court terme, un changement drastique dans le système de pension,  font partie du bilan de l’ancien gouvernement. Les augmentations salariales sans consultation, un manque de planification, l’inefficience dans certains secteurs, des cas non résolus de corruption s’ajoutent à ce bilan. Il y a effectivement certains autres éléments qui reflètent les instabilités externes, dont le conflit militaire en Ukraine, la dépréciation de la roupie, les problèmes liés aux approvisionnements.

Deux constats, l’un de Statistics Mauritius et l’autre de la Banque centrale sont récemment tombés. Le premier fait état d’un repli du chômage et le second d’une hausse des réserves du pays. Quelle lecture faites-vous de ces chiffres ?
Le chômage de Maurice est en diminution depuis quelque temps. Mais il faut noter qu’un grand nombre de jeunes et de moins jeunes sont dépendants de la drogue. Et du coup, ils tombent aux marges du marché du travail.

Pour les chiffres des réserves, effectivement, avec une dépréciation de la roupie, les réserves en roupie paraissent augmenter. Mais il faut aussi voir si les réserves augmentent en USD.  

Comment la population risque-t-elle d’accueillir une première année présentée comme ‘difficile’ avec des promesses qui pourraient ne pas être toutes tenues ?
Déjà, des entreprises commencent avec des difficultés. Elles n’avaient pas nécessairement prévu de payer le 14e mois, mais doivent le faire. Certains ont fait face à des augmentations de coûts avec différents ajustements salariaux. Mais avec les négociations pour les Chagos, peut-être qu’il y a une lueur d’espoir. Les revenus viendront augmenter les réserves et permettre d’avoir plus de forex dans le pays. L’offre et la demande permettront de mieux défendre la roupie.

Le gouvernement, comme celui de Pravind Jugnauth, mise beaucoup sur le coût du bail de la base américaine à Diego Garcia. Faut-il cet argent à n’importe quel prix, le parti Lalit s’y oppose en faisant valoir la nécessité de se battre pour faire de l’océan Indien – et de l’Afrique – une ‘zone démilitarisée’ ? 
Il faut se rendre à l’évidence, l’océan Indien n’est plus une zone démilitarisée. Les Australiens ont commandé une flotte de sous-marins nucléaires. Les Indiens comme les Pakistanais ont l’arme nucléaire. La marine française militaire vogue sur les flots entre La Réunion et les terres australes.

Par rapport à l’argent, je propose un fonds souverain qui permettrait à long terme de faire des développements économiques plus importants sur toutes nos iles. L’idéal est de définir les positionnements de ce fond comme celui de la Norvège, c’est-à-dire qu’on ne touche pas au capital, mais nous utiliserons ces fonds pour les projets économiques. Avec Rs 100 milliards de GBP investis, on pourrait avoir, en restant pessimiste, de 4,5 à 5 milliards de recettes par an (base rate de 4,75 % par an au Royaume-Uni). Ce qui nous fait une belle somme de Rs 250 millions par an. Avec ce que nous entendons en ce moment, la somme serait potentiellement plus grande, ainsi les intérêts pourraient être plus conséquents et pourraient du coup permettre pas mal de développements sans toucher au capital initial.

L’autre élément clé, c’est que ces revenus étant en Forex, par exemple si c’est en GBP, les autorités pourront faire un swap GBP-USD. Ce qui mettra plus de dollars américains sur le marché de sorte à réduire le déséquilibre actuel. 

J’ajouterai qu’il y a d’autres sources qui pourront s’ajouter à nos recettes, et peut-être qu’il faut commencer à les explorer. L’une d’elles est les recettes de l’IO qui sont attribuées au BIOT. J’en ai parlé dans le passé, l’IO est de plus en plus populaire, en particulier parmi les startups technologiques et les entreprises SaaS. Ce TLD est attribué au territoire BIOT c.-à-d. l’archipel des Chagos. Les domaines IO sont instantanément reconnaissables et désormais adoptés par les communautés technologiques et les startups. Ainsi, pour moi, il faut certainement demander un transfert de l’IO à Maurice.

L’actuel gouvernement est une agglomération de quatre partis qui ne s’étaient jamais alliés, avec surtout Rezistans ek Alternativ considéré comme à gauche et les Nouveaux démocrates, une scission du Parti mauricien social-démocrate. Faut-il conclure que plus grand-chose sur le plan de l’idéologie ne sépare ces partis ?
Aujourd’hui, la plupart des parties à Maurice sont plus ou moins au centre. Certains un peu plus à gauche que d’autres. Je pense qu’il faut redéfinir les idéologies. De ce fait, ce sont plus des personnalités qui émergent.

De nombreux partisans de l’Alliance du changement, dont les propres composants de cette alliance, avaient plaidé pour la publication du Memorandum of Understanding entre le gouvernement mauricien et le gouvernement indien sur Agalega. Cette question aurait-elle disparu au nom de la realpolitik ?
Au nom de la transparence, effectivement, il serait intéressant de savoir ce qu’il en est. Les médias indiens ont fait état de plusieurs détails qui n’ont pas été officiellement confirmés par le précédent gouvernement.  

Comment voyez-vous évoluer les relations du nouveau gouvernement sur la scène régionale et internationale, avec l’arrivée de Donald Trump à la présidence des USA sous peu et sa volonté de durcir les relations commerciales américaines avec la Chine ? Maurice est-il concerné par cette configuration ?
Donald Trump a le désir simultané de relancer l’industrie manufacturière nationale tout en s’accrochant à la suprématie mondiale du dollar. L’ironie est évidente. Avec les tarifs, je pense qu’il n’y a pas d’échappatoire. Les droits de douane vont augmenter aux USA, même si je ne pense pas que ce sera généralisé sur tous les produits importés. 

Il est certain que le président Trump va mener une politique visant à stimuler l’industrie manufacturière aux États-Unis. Ayant travaillé dans ce pays, je suis sceptique quant à la possibilité de rétablir un grand nombre de ces usines. Il existe des villes qui étaient autrefois industrielles et pourvoyeuses d’emplois, mais qui sont aujourd’hui en état de délabrement. Et puisque les tarifs douaniers augmentent, il sera difficile de rétablir ces usines. En plus, il est très probable que le dollar s’intensifie. Ce qui ne va pas nécessairement stimuler les exportations, mais l’establishment économique, en particulier pour faire une Amérique ‘forte’. Ainsi, il est possible que ce soit une Amérique forte au niveau de la sécurité nationale et des industries qui y sont liées. Ce qui inclut les semi-conducteurs qui ont été au centre des préoccupations du gouvernement de Biden. Il y a aussi les équipements de protection individuelle, les produits pharmaceutiques, les produits biomédicaux et toutes les entreprises qui sont liées à la sécurité et à l’armée. Ce sont ces entreprises qui vont probablement être relocalisées, y compris dans le secteur technologique. Dans cette guerre au niveau international avec la Chine, il va sans doute en sortir des opportunités pour Maurice.  

Avec les Chagos, l’extension de l’ambassade des États-Unis à Maurice, il est très probable que les relations entre Maurice et les USA vont changer. Les États-Unis vont certainement intensifier leur relation avec nous. Ce qui peut inclure la fourniture pour la base de Diego Garcia, du travail sur la base, des investissements américains, des échanges économiques. D’ailleurs, l’océan Indien devenant de plus en plus important pour les Américains, ils vont ouvrir une ambassade aux Seychelles.  

Est-ce qu’il existe, selon vous, des enjeux locaux – dont la dépréciation de la roupie face au dollar, la précarité des PME, le coût du fret, entre autres – qui ne peuvent être considérés comme « l’héritage » de l’ancien gouvernement ?
La valeur de la roupie reste une grande préoccupation. Dans tous les cas de figure, les mesures des États-Unis risquent d’alimenter l’instabilité mondiale. Ironiquement, une telle instabilité conduit souvent à une augmentation de la demande de dollars. Ce qui compromet les objectifs que Trump cherche à atteindre. Le dollar va sans doute se renforcer, leur déficit commercial persistera et la classe ouvrière américaine continuera d’en faire les frais, sauf ceux des secteurs qui contribueront à la grandeur des États-Unis. Pour nous, la roupie risque de rencontrer des difficultés, car nos importations sont généralement en dollars.

Une des solutions pour nous sera que nous convertissions les GBP que nous projetons de recevoir du Royaume-Uni en USD. Ce qui pourrait aider à atténuer la dépréciation de la roupie vis-à-vis du dollar. 
La situation des PME est difficile, plusieurs d’entre elles m’ont fait part de leurs déboires. Certaines de ces entreprises pensent mettre la clé sous la porte, car les coûts ont augmenté.

Il y a des problèmes qui sont liés aux problèmes internationaux : l’approvisionnement. Notre port a besoin de nouveaux investissements et a besoin de maintenir sa compétitivité.

Il est aussi important de redresser notre écosystème administratif que je qualifie d’écosystème de 1960. Il faut un écosystème de 2025 ou même de 2050 !

Nous devons mettre en place les mesures pour profiter des accords bilatéraux que nous avons signés avec l’Inde, la Chine et d’autres pays.
 

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