Live News

Dr Yannick Bosquet, Senior Lecturer in Language Studies : «Désigner une personne de ‘descendant d’immigré’, c’est aussi l’enfermer dans une catégorie»

La vidéo de Nas Daily, qualifiant Maurice de « pays d’immigrants », a suscité un vif débat. Entre réactions émotionnelles et réflexions sur l’identité nationale, cette controverse révèle des tensions liées aux mots, au contexte, et à la perception mauricienne, analyse le Dr Yannick Bosquet.

Publicité

Quelle est votre analyse de la réaction à la vidéo de Nas Daily qui a qualifié Maurice de « pays d’immigrants » ? 
J’ai d’abord pris connaissance de cette histoire alors que j’étais à l’étranger, à travers des posts sur les réseaux sociaux de personnes qui clamaient qu’elles n’étaient pas des « immigrants ». J’ai été immédiatement intriguée et ce n’est qu’en voyant la vidéo de Nas Daily que j’ai finalement compris l’origine du problème et les frustrations qui se sont exprimées. 

C’était bizarre pour moi, car j’étais hors de mon pays et donc potentiellement perçue comme une « immigrante » dans le pays qui m’accueillait. Et je regardais mon peuple s’offusquer de se faire appeler « immigrant »… Une mise en abyme particulière. 

Ma première réaction était qu’il n’y avait pas de quoi en faire tout un plat, et qu’il ne fallait pas donner autant d’importance à quelqu’un qui, visiblement, ne connaissait pas bien Maurice. Ceci dit, je pense que cette polémique est liée à trois choses qui sont imbriquées et qui sont aussi caractéristiques de l’époque dans laquelle nous vivons. 

Premièrement, il y a l’adaptation des faits pour convenir aux propos que l’on veut soutenir. Dans la vidéo, il s’agit de soutenir le fait que les Mauriciens sont d’origines diverses et qu’ils cohabitent paisiblement et c’est le terme « immigrant » qui a été (mal) choisi pour décrire cette réalité. 

Le problème est que ce terme ne correspond pas exactement à la réalité mauricienne et n’est pas utilisé par les Mauriciens pour s’identifier. D’autre part, il fait écho à une réalité, surtout occidentale, qui soulève de nombreux enjeux identitaires, sociaux et économiques ces dernières années. L’auteur a ainsi superposé un terme qui renvoie à une réalité d’ailleurs, sans vérifier sa pertinence locale. Le fait d’adapter ainsi la réalité est caractéristique de l’ère post-vérité dans laquelle l’idéologie ou les croyances personnelles l’emportent sur la réalité des faits. 

Deuxièmement, je pense que c’est le revers de la médaille de la tendance des formats courts imposés et popularisés sur les réseaux sociaux, qui poussent à consommer beaucoup de contenu en très peu de temps. Dans ce genre de format, on doit attirer l’attention, faire le buzz pour devenir viral. Et pour atteindre cela, on se débarrasse de la complexité pour laquelle on n’a pas de temps, on édulcore l’épaisseur historique et on oblitère la vérité. 
Pour le cas mauricien, on se débarrasse de la complexité de la colonisation, de l’esclavage et de l’engagisme. Le pire est que plus on réagit à cette vidéo, plus elle devient populaire et plus la contre-vérité devient populaire. Pour de nombreuses personnes qui entendront parler de Maurice pour la première fois à travers cette vidéo, c’est la « vérité » qu’ils retiendront. 

Enfin, il y a le choix de ce mot « immigrants » qui est un terme très politisé internationalement et qui renvoie à la réalité de millions de personnes qui sont marginalisées, voire rejetées dans le monde, en plus de son inadéquation pour décrire les Mauriciens d’aujourd’hui. Même si dans les faits, nous prenons tous nos origines de la migration qu’elle ait été choisie ou forcée, nous avons forgé, au fil des années, une identité nationale et nos origines ne peuvent être réduites à ce mot générique qu’est « immigrant ». 

Plus on réagit à cette vidéo, plus elle devient populaire et plus la contre-vérité devient populaire»

Certains ont été « offusqués » par les propos utilisés. Est-ce une question de mots, de contexte ou de sensibilités ?
De ce que j’ai vu, certains sont offusqués par l’adaptation de la vérité et ont argué que, s’il est vrai que nous descendons d’immigrants, nous avons notre identité proprement mauricienne et que nous sommes des Mauriciens. Dans d’autres cas, les réactions sont plus épidermiques, montrant que les sensibilités ont été heurtées. Il y a un rejet de ce terme « immigrant » parce qu’il renvoie à une image assez négative, sans doute véhiculée par les médias internationaux. 

Quand on entend les débats politiques à l’étranger, le migrant ou l’immigré n’est pas souvent associé à une image positive. Il est associé à l’idée « de ne pas avoir sa place » ou « de ne pas être réellement de souche » ou « de prendre la place des natifs », voire « de poser des problèmes pour la sécurité des autres ». 

Quand les Mauriciens voyagent en Europe par exemple, ils sont aussi confrontés aux discours ambiants négatifs, voire haineux, vis-à-vis des immigrants. Et se voir définis par ce mot dans son propre pays, qui plus est par quelqu’un qui n’est pas du pays et qui connait peu notre réalité, a définitivement exacerbé les sensibilités.

Dans les faits, la migration est un point commun à toute l’humanité. L’être humain a été nomade (et donc migrant) avant de se sédentariser et, même dans les pays que nous percevons comme étant plus « homogènes » historiquement, il y a toujours eu de la migration. La France, par exemple, quand elle était gauloise et composée de diverses ethnies, a été envahie par les Romains, et donc par des immigrants, puis par les peuples nordiques. 

Au XXe siècle, il y a toutes les vagues d’immigration professionnelle. L’idée de peuple-nation avec une identité et une origine homogène est une construction relativement récente dans l’histoire de l’humanité.

Quels sont les sens historiques des termes « immigré » et « descendants d’immigrés » ? 
Étymologiquement, le mot « immigré » vient du latin « immigrare » qui veut dire « venir dans, s’introduire dans » et s’est construit en opposition à « émigré », qui désignait des gens qui allaient s’installer ailleurs, dans le contexte historique français. 

Comme indiqué avant, le terme a des connotations plutôt péjoratives et désigner une personne de « descendant d’immigré », même si cela peut être factuellement vrai, c’est aussi l’enfermer dans une catégorie et lui nier une certaine légitimité d’appartenance à une nation ou un peuple.

L’idée de peuple-nation avec une identité et une origine homogène est une construction relativement récente dans l’histoire de l’humanité»

En quoi le mot « citoyen » diffère-t-il dans sa perception et son usage par rapport à « immigré » ? 
Étymologiquement, « citoyen » vient de « civitas » en latin, qui désigne l’ensemble des individus qui forment la cité, au sens de ville. Ainsi le citoyen, dans sa forme ancienne « citéain », est celui qui peut jouir des droits de la cité/ville et il participe ainsi de plein droit à la vie de la cité. 

Entre les deux définitions, deux critères s’opposent : d’une part la notion de droit pour le citoyen et, d’autre part, la notion d’origine pour l’immigré. Entre « immigré » et « citoyen », deux paradigmes s’opposent : celui qui est légitime et qui n’a pas besoin de prouver son origine et celui qui est moins légitime à cause de ses origines. 

À Maurice, c’est le mot « citoyen » / « citizen » qui est utilisé et le mot « immigré » ne fait pas partie de notre lexique courant. En revanche, on utilise davantage des mots comme « expatrié », qui, de fait, désigne un « immigré », mais le terme est utilisé de façon plus valorisante à Maurice. 

Il y a aussi les « travailleurs étrangers » qui n’en sont pas moins des expatriés, mais à Maurice, « expatriés » et « travailleurs étrangers » sont deux termes qui se distinguent sur la base d’une spécialisation en termes d’origines géographique et socio-économique. 

Nombreux sont ceux qui affirment leur identité mauricienne principalement quand ils sont à l’étranger, alors qu’à Maurice c’est l’identité culturelle ou religieuse qui est souvent mise en avant. Comment expliquer ce paradoxe ?
La psychologie et la sociologie ont montré que l’identification sociale renvoie à deux processus connectés : d’une part, le rapprochement à ce qui nous ressemble (socialement, sexuellement, culturellement, vestimentairement etc.) et, d’autre part, la mise à distance de ce qui ne nous ressemble pas. Sur ce même principe, c’est donc par rapport à l’autre qu’on s’identifie et qu’on construit son identité. Suivant cette logique, quand on est à Maurice, l’autre c’est le Mauricien et l’on se rapprochera des Mauriciens avec qui nous avons des affinités, pour nous éloigner de ceux avec qui nous en avons moins, surtout dans la sphère privée. 

Donc quand on est à Maurice, c’est l’identité ethno-particulariste, religieuse ou socio-culturelle qui prime. Quand on est en dehors de Maurice, l’autre, c’est tout le monde, sauf le Mauricien. Et, donc, quand on peut en rencontrer un, on sera heureux de s’en rapprocher, car il nous ressemble.

 Au-delà des réactions de colère face à la vidéo de Nas Daily, il y a la revendication et la valorisation de l’identité nationale»

Comment le kreol morisien traite-t-il ces concepts d’identité et d’appartenance ?
Avec toute son inventivité, le kreol morisien a créé quelques termes très mauriciens pour désigner ces phénomènes d’appartenance et d’identité. Il y a d’abord le fameux « kominote » / « communauté », mais aussi « kominal » / « communal », qui renvoient à l’identité ethnoculturelle. 

En français, le mot « communal » a le sens de ce qui appartient à la commune, et le terme identitaire est « communautariste », ce qui montre bien que « kominal » est une création proprement mauricienne en kreol morisien. 

Il y a aussi le mot « bann » et les expressions que l’on peut en dériver : « nou bann », « zot bann », « kas bann » et le « noubanisme », qui est un mot hybride entre le créole « nou bann » et le suffixe français « isme » qu’on a construit pour désigner le népotisme mauricien.

À travers ces débats, ne cherche-t-on pas, au fond, un récit national qui rassemble tout le monde ?
Peut-être ! Un peuple a besoin de moments forts, qu’ils soient des moments d’adversité ou de réjouissance, pour construire son identité, et par là son récit national. On peut citer les Jeux des îles, le jour du résultat des récentes élections, le naufrage du Wakashio, aussi. Ce sont tous des exemples où nous avons fait nation. 

On voit qu’au-delà des réactions de colère face à la vidéo de Nas Daily, il y a la revendication et la valorisation de l’identité nationale. Les Mauriciens clament haut et fort leur identité mauricienne sur les réseaux. Il est aussi intéressant de voir comment celle-ci se manifeste face à « l’autre » dont je parlais tout à l’heure, ici en la personne de Nas Daily. 

La seule chose, c’est que je ne suis pas sûre que cet événement fasse date, comme pour les autres, mais il contribue certainement, dans le court terme, à ce sentiment d’identité et de fierté d’être mauricien.

Le fait d’adapter ainsi la réalité est caractéristique de l’ère post-vérité dans laquelle l’idéologie ou les croyances personnelles l’emportent sur la réalité des faits»

Cette controverse pourrait-elle devenir une occasion de lancer un débat positif sur l’histoire et l’identité mauriciennes ? Si oui, par où commencer ?
Je crois que les écoles seraient un bon endroit pour commencer, car nos jeunes, qui sont les plus exposés à ce genre de contenu, n’ont peut-être pas tous les outils pour prendre du recul et y réfléchir. Je pense que ce serait un excellent exercice pédagogique pour aborder notre histoire, nos origines et notre identité nationale, mais aussi le poids des mots, le « fact-checking » et les dangers de la recherche de viralité. 

Je vais sans doute le faire personnellement avec mes étudiants et peut-être que certains enseignants peuvent le faire aussi.

En tant que linguiste, pensez-vous que les médias ont un rôle à jouer pour expliquer et nuancer ces termes ?
Absolument ! Nous consommons tellement de contenus et de médias, même sans le vouloir, qu’il est parfois nécessaire de faire des arrêts sur images pour réfléchir à ce que nous recevons comme information, mais aussi aux mots que nous utilisons. Dans le monde des « likes », des « shorts », « reels », et de la consommation du contenu, il est important de réfléchir au contenu que nous consommons et d’aligner cette réalité numérique sur la réalité non-numérique, qui est faite de nuances subtiles. 

Et si on inventait un nouveau mot pour parler de l’identité mauricienne d’aujourd’hui, ce serait quoi, selon vous ?
Je laisse aux Mauriciens le plaisir de proposer des termes en ce sens. Je crois que l’homo-mauricianus 2.0 a les ressources et l’inventivité nécessaires pour le faire. 

  • salon

     

 

Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !