Combien de scandales resteraient cachés s’ils n’étaient pas révélés par des lanceurs d’alerte ? L’affaire Molnupiravir a fourni le dernier exemple en date du rôle important que jouent les « whistleblowers » dans la lutte contre la corruption et, indirectement, en faveur de la bonne gouvernance. Or, ces dénonciateurs, à Maurice, ne bénéficient que d’une protection très relative.
Un rempart contre les dérives
Pour Rajen Bablee, directeur exécutif de Transparency Mauritius, une démocratie a comme piliers principaux la bonne gouvernance et la transparence. « Le lanceur d’alerte a un rôle important à jouer quand les gouvernants abusent de leur position et du système pour servir leurs intérêts personnels ou ceux de leurs protégés. Le lanceur d’alerte est généralement un employé, du public ou du privé, qui avertit les autorités compétentes des irrégularités et autres actes illégaux ou contraires à l’éthique. Il agit généralement de bonne foi, dans le but principal de faire surgir la vérité », explique-t-il.
L’observateur Ram Seegobin abonde dans ce sens : « Les lanceurs d’alerte fournissent des informations capitales. » Non seulement dans le cadre d’affaires de corruption au sein d’un pays, mais aussi à l’échelle internationale, en dévoilant certaines pratiques des États en matière de géopolitique. Le plus célèbre des « whistleblowers » est Julian Assange, le fondateur de l’organisation Wikileaks qui a rendu publics des millions de documents classifiés. En 2009, la publication d’échanges diplomatiques secrets entre les États-Unis et le Royaume-Uni a ainsi permis de connaître les intentions réelles de ces derniers quant à l’archipel des Chagos. « À la lumière de ces informations, l’État mauricien a pu monter un dossier solide » pour revendiquer sa souveraineté sur ce territoire devant les Nations unies, rappelle Ram Seegobin.
Jack Bizlall, président de l’Observatoire de la démocratie, a lui-même agi comme lanceur d’alerte : « Les ‘whistleblowers’ qui trouvent quelque chose de contraire à l’éthique ou qui n’est pas dans l’intérêt de leur entreprise ou de l’État, peuvent le signaler à plusieurs instances. Ils ont un champ très large de dénonciation. »
Neuf fois sur dix, le ‘whistleblower’ perd son travail. "
Activité à haut risque
Ram Seegobin affirme qu’à Maurice, la culture du « whistleblowing » n’est pas ancrée dans les mœurs. « Ce qui décourage, c’est que quand des informations concernant le gouvernement sortent de la Fonction publique, il y a tout de suite une enquête policière. Dans l’affaire Molnupiravir, la police a ouvert une enquête pour fuite d’informations », déplore-t-il, évoquant même « une culture anti-whistleblowers au niveau de l’État. »
En demandant une enquête pour identifier la source des fuites, poursuit Rajen Bablee, le gouvernement va à l’encontre des principes de la bonne gouvernance et des recommandations de la Convention des Nations unies contre la corruption, dont Maurice est signataire. « Cela peut être perçu comme un moyen de terroriser les fonctionnaires honnêtes afin de tuer dans l’œuf toute velléité de dénoncer des actes illégaux commis par les gouvernants et leurs protégés. On décourage aussi le citoyen lambda de faire des révélations à la presse. Le gouvernement ne peut pas se cacher derrière l’Official Secrets Act. La corruption ne relève pas du secret d’État ».
La pression sur les lanceurs d’alerte peut aussi s’exercer autrement. « Neuf fois sur dix, le ‘whistleblower’ perd son travail au bout du compte », selon Jack Bizlall. À Air Mauritius, par exemple, « plusieurs personnes qui ont dénoncé se sont retrouvées sur le pavé. Certes, pas tout de suite, mais elles ont été licenciées. » Il pointe du doigt le fait que les clauses de confidentialité contenues dans les contrats de travail des employés des secteurs public et privé servent en partie « à empêcher le ‘whistleblowing’ ».
Ram Seegobin va plus loin : « Parfois, le dénonciateur se retrouve en danger de mort. » Une récente affaire, selon lui, « a montré ce qui peut arriver aux personnes qui dénoncent, car un système mafieux est à l’œuvre. »
Nous travaillons sur des structures de lanceurs d'alerte en interne. "
Une vraie protection à mettre en place
Il n’y a pas de loi spécifique à Maurice sur le « whistleblowing ». Toutefois, l’article 49 de la Prevention of Corruption Act dispose qu’il est du devoir d’un fonctionnaire de dénoncer tout acte de corruption dont il est témoin ou victime. La loi précise que le dénonciateur pourra bénéficier de mesures de protection. Des mesures jugées insuffisantes par nos trois intervenants.
Rajen Bablee cite l’article 33 de la Convention des Nations unies contre la corruption : « Chaque pays signataire envisage d’incorporer dans son système juridique interne des mesures appropriées pour assurer la protection contre tout traitement injustifié de toute personne qui signale (un cas de corruption) aux autorités compétentes, de bonne foi et sur la base de soupçons raisonnables ». Or, ces dispositions légales se font toujours attendre à Maurice, déplore-t-il.
Ram Seegobin fait ressortir que d’autres pays, notamment en Europe et en Amérique du Nord, se sont dotés d’un arsenal législatif assurant la sécurité des lanceurs d’alerte. « À Maurice également, on doit les protéger car il est d’intérêt public que des personnes dénoncent tout cas de corruption », insiste-t-il. Un premier pas dans ce sens, pour lui, serait que la Freedom of Information Act voit enfin le jour.
La protection des lanceurs d’alerte est d’autant plus primordiale, ajoute Jack Bizlall, qu’aucune personne n’a le droit de cacher un délit. « Si elle ne dénonce pas, elle risque d’être poursuivie pour complicité s’il y a une enquête. C’est légal de dénoncer et on ne doit pas pouvoir perdre son travail pour l’avoir fait. »
Il y a une culture anti-whistleblowers au niveau de l’État. "
Un encadrement pour plus d’efficacité
En plus d’être bien protégés, les « whistleblowers » devraient également avoir accès à la formation, pense Jack Bizlall : « Il y a une méthode de travail à adopter, une enquête à mener, des vérifications à faire. Sinon le risque est grand. Si un lanceur d’alerte est poursuivi pour diffamation, il peut être ruiné par le procès. » Le président de l’Observatoire de la démocratie préconise ainsi la création d’une association pour l’encadrement des lanceurs d’alerte : « Des avocats pourraient être mis à leur disposition pour les guider, et en cas de poursuites, assurer leur défense. »
Rajen Bablee annonce qu’une initiative de ce genre est en cours au niveau de Transparency Mauritius, en collaboration avec le secteur privé : « Nous travaillons sur la mise en place de structures de lanceurs d'alerte en interne. »
Par ailleurs, Jack Bizlall propose que les autorités mettent de l’ordre dans l’attribution des enquêtes initiées sur la base de dénonciations : « Il faut discerner les cas qui nécessitent une enquête policière et ceux qui doivent être pris en charge par la commission anticorruption. L’Icac dépense beaucoup d’argent pour des enquêtes qui, finalement, dorment dans des tiroirs. »
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