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Cinéma ABC : celle qui a révolutionné les salles de cinéma à Maurice après l’indépendance

Cinema ABC L'ex-salle de cinéma ABC à Belle-Rose.

La salle ABC a fait le bonheur de trois générations de cinéphiles. Pendant trois décennies, cette salle a innové de multiples manières pour permettre aux cinéphiles d’apprécier un film dans les meilleures conditions possibles. Malheureusement, la passion insufflée par les frères Chady a connu une fin à cause de ce qu’ils considèrent comme un boycottage. Ils n’arrivaient plus à trouver des films pour exploiter.

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Le projet de cinéma ABC (ou Kinnett Galley), Belle-Rose, a été un projet de quatre frères : Aboobakar, Abbas (Farook) aujourd’hui décédé, Saoud et Riyaz. Quatre frères qui ont osé aller à contre-courant, quand toutes les autres salles fermaient leurs portes pour être converties en usines ou en centres commerciaux.

Saoud Chady, l’un des cofondateurs de ABC.

« Quand nous avons envisagé de construire notre salle, le plan était comme celui des salles d’antan : balcon, sous-balcon (NDLR on appelait cela ‘première’ et ‘seconde’). Finalement, nous avons pensé à apporter un nouveau concept. Ce sont Aboobakar et Abbas qui se sont chargés de la construction. Moi, je suis venu après, quand j’ai terminé mes études tertiaires à l’étranger », raconte Saoud Chady.

Il poursuit : « La salle était très différente de celles qui existaient à l’époque. Elle était petite, la première de Maurice à avoir une seule classe. Elle a été inaugurée le 26 septembre 1981 par le Premier ministre par intérim d’alors, sir Satcam Boolell (Sir Seewoosagur Ramgoolam était en visite officielle à l’étranger). Je m’en souviens encore de l’heure : 13 h. Le premier film fut projeté à 15 h. C’était « Rocky » avec Sunjay Dutt (qui est incidemment le premier film de sa carrière). La salle était pleine à craquer. »

À partir de là, c’est Saoud qui a la responsabilité de gérer la salle. Pour commencer, les frères pensent à projeter un seul film (comme c’était la pratique à l’étranger). Mais cela n’est pas bien accueilli par le public et ils doivent maintenir, dans un premier temps, le concept de deux films par séance.

Outre le luxe (moquette, rideaux), le confort (sièges confortables, climatisation), la propreté (de la salle comme des toilettes, le tout impeccablement maintenu), l’autre révolution, c’est l’interdiction de fumer dans la salle. Finie la salle avec un brouillard causé par la fumée des cigarettes ! Pour faire respecter cette exigence, les frères Chady font appel à la présence policière contre un paiement. Ils louent aussi les services d’un gardien pour surveiller les voitures (à l’époque il n’y avait pas autant de voitures que maintenant).

« Le premier film occidental, dont je me souviens que nous avions projeté, était ‘‘ Chap’la ’’ », se souvient Saoud. « La publicité de la salle ABC s’est faite de bouche à oreille. Lors de l’ouverture, nous avions invité tous les autres propriétaires de salles de cinéma à Maurice. Lors de la réception qui a suivi, tous, sauf un, m’ont dit que ce genre de salle ne marcherait pas. Il faut rappeler qu’à l’époque, le concept d’une salle de cinéma était de pouvoir accueillir entre 1,000 et 2,000 spectateurs, minimum 1,000. J’ai posé cette question à l’un d’entre eux : « Quelle est la recette quand votre salle est remplie ? »

Il a gratté sa tête : « Je ne peux pas dire avec exactitude, car il y a le balcon, la première et la seconde. Avec les billets qui coûtent Rs 3, Rs 4 et Rs 5, la recette avoisine peut-être les Rs 6 000. » Je lui ai répondu : « Ici à l’ABC, le billet coûte Rs 10 (Rs 9 pour les films indiens). C’est plus facile pour moi d’avoir 350 spectateurs (la capacité de notre salle) que 1,000 ou 1,200 spectateurs. Et le confort que les spectateurs auront chez nous, ils ne le trouveront pas chez vous. Et aussi des toilettes propres. »

« Je lui ai aussi fait remarquer que dans les autres salles, après la séance de la matinée, les spectateurs partaient en laissant tous leurs débris jonchés sur le sol. Quand les spectateurs de la séance nocturne arrivaient, tous ces débris étaient toujours là. Chez nous, après chaque séance, je faisais appel à un employé pour nettoyer la salle. »

L’unique propriétaire de salle qui félicite et encourage Saoud Chady est un certain M. Padarachee, le propriétaire de Savoy. « Accompagné de son épouse, il est entré trois ou quatre fois dans la salle. « Ta salle est très belle. Tu feras beaucoup d’argent avec », m’a-t-il dit. « Ce sont des paroles de bénédiction dont je me rappelle toujours », dit Saoud.

Le bouche-à-oreille

Dans un premier temps, ABC ne fait pas de bonnes affaires avec les films occidentaux (américains et français). Pour couvrir les frais, on projette de vieux films. Mais le bouche-à-oreille fait merveille et petit à petit, la mayonnaise attrape.

Parmi les films occidentaux, l’un des plus gros succès pour ABC est le film « Jésus de Nazareth », d’une durée de 4 heures et demie. Ce film de Franco Zeffirelli est importé personnellement par les frères Chady. « Nous avions prévu de projeter le film pour la Pâques, mais nous avons accusé une semaine de retard. N’empêche que le film a tenu l’affiche pendant un mois et demi, faisant salle comble à chaque fois », raconte Saoud.

Ce qui pousse ABC à introduire le système « advance booking ». Encore une innovation. Dans la foulée, elle introduit aussi les séances scolaires pour les institutions confessionnelles d’abord. Le prix du billet est à rabais évidemment. Elle organise aussi des séances de « connaissance du monde » pour l’Ambassade de France ou l’institut Charles Baudelaire. Elle coopère aussi avec la Mauritius Film Development Cooperation.

L’introduction du Dolby Sound

ABC innove encore en introduisant le Dolby Sound. Le mono en prend un coup ! Cette révolution arrive entre 1987 et 1989. Mais il faut avoir du cran pour le faire, car, à l’époque, il coûte dans les… Rs 800 000. Une véritable fortune !

« C’est mon frère Farook et moi qui avons insisté pour passer au Dolby. Dans notre entourage, on était sceptique. À tel point que, quand mon père a appris que j’envisageais de contracter un emprunt de Rs 1 million auprès de la banque, il m’a demandé de venir le voir à la maison. Il habitait dans une grande maison coloniale dans la cour même de la salle. Je suis allé le voir pendant l’entracte.

« Est-ce que tu rends compte de ce que tu veux faire ? Investir Rs 1 million dans le cinéma ! » m’a-t-il demandé. « Voyant que j’étais décidé, il m’a dit : « Vas ! Tu as ma bénédiction. » Je n’avais pas besoin plus d’encouragement et j’ai foncé », raconte Saoud.

Le premier film projeté sous le Dolby Sound est « Nikita » de Luc Besson. C’est le triomphe. « Heureusement que cela a marché ! Sinon je me demande ce que nous serions devenus… », dit Saoud avec un sourire.

Il ajoute que quand il y avait un problème technique avec les projecteurs ou autre, il fallait faire venir un technicien de l’étranger.

Une deuxième salle

Dix ans après, les spectateurs affluent tellement que le besoin d’une deuxième salle se fait pressant. Il faut dire qu’ils viennent de tous les coins de l’ile, issus principalement de l’élite et de la classe moyenne. Ils viennent en famille. Les frères Chady ouvrent alors ABC 2. Encore une page de l’histoire du cinéma qui s’écrit avec une petite salle qui amène une autre petite salle, d’où la naissance d’un mini-complexe.

Salons de cinéma en Europe

Pour parfaire leur connaissance dans la gestion d’une salle de cinéma, Saoud et Farook partent assister à des salons de cinéma organisés par les Américains en Europe, plus précisément à Bruxelles. C’est Saoud qui convainc son frère de se rendre là-bas. Ils rencontrent des professionnels du métier ainsi que des grandes stars elles-mêmes comme Harrison Ford.

Ils prennent aussi connaissance de ce qui rend une salle de cinéma attrayante, de toute la modernité du jour. Ils apprennent une foule de choses grâce aux explications des techniciens.

« Ce qui était la cerise sur le gâteau, c’est que le soir, des grandes maisons de production comme Warner Bros, Columbia ou Tristar projetaient chacune leurs nouveaux films en première mondiale. Je me souviens avoir fait des photos avec Harrison Ford. Malheureusement, j’ai perdu ces photos », raconte Saoud. Il ajoute : « J’ai accroché le pavillon de l’ile Maurice à l’entrée de la salle. Des Américains m’ont demandé : ‘‘ Where is Mauritius ?’’ »

Des conférences se tiennent dans des salles de cinéma, à l’exemple du complexe Kinepolis, situé à Heysel, non loin du tristement célèbre stade de football. « Ce complexe, à l’époque, abrite 26 salles. Si en semaine, durant la journée, les spectateurs étaient peu nombreux, en revanche, lors des week-ends, toutes les salles étaient pleines à craquer », se souvient notre interlocuteur.

Après Quatre Bornes, Curepipe

Les frères se rendent aussi à Cine Asia, exposition tenue à Singapour où ils rencontrent entre autres, Jackie Chan. Ils se rendent aussi à Amsterdam. Plus tard, la tête pleine de projets et de rêves, les frères Chady lancent une salle ABC au Manhattan, Curepipe. Les salles qui existaient dans la ville (Novelty, Ritz et aussi Pathe Palace, à Phoenix) ont fermé leurs portes.

ABC s’installe dans un bâtiment qui appartient à M. Fong Sin après que lui-même en a fait la proposition aux frères Chady. Une innovation de plus, car c’est la première salle de cinéma à être implantée dans un centre commercial à Maurice. Elle est aussi la première salle (en fait deux salles annexes) à être située à l’étage et non au rez-de-chaussée. Elle sera rachetée plus tard par Star avant de fermer ses portes.

« L’écran était suspendu. J’avais vu le modèle original dans le centre-ville de Bruxelles. Sur les marches, il y avait des lumières. Une inspiration qui venait des Américains », raconte Saoud.

« À Bruxelles, dit-il, j’avais posé cette question à un propriétaire de salle de cinéma : « What is the population you need to run a cinema hall ? » Il m’avait répondu : « To run a hall of 250 seats, you need a population of 35,000 in town.” À l’époque, il y avait 75,000 habitants à Curepipe. »

Après le Dolby, ABC introduit le DTS puis le DTX à l’occasion de la sortie d’un film de la saga « Star Wars », cela en simultanément avec le Star à Caudan. Autre chose que Saoud apprend de ses expériences européennes, c’est l’importance d’avoir un coin de restauration. « Si vous faites des recettes de Rs 100 000 au guichet, votre coin de restauration fera Rs 40 000 », m’a dit quelqu’un. »

Autre innovation de la salle ABC : l’introduction de la séance de 16 h 30 les dimanches. Les jeudis soirs, la salle projette des films chinois en 16 mm, avec la bénédiction de Sir Jean Ah Chuen. Elle est la seule à le faire. Initiative qui rencontre un joli succès.

La dimension de l’écran

À 64 ans, Saoud Chady reste un passionné du cinéma. Il se rend toujours dans les salles obscures pour voir des films. Le dernier long-métrage qu’il a vu est « Padmavati ». Il y a, cependant, quelque chose qui a attiré son attention.

« J’ai remarqué que la dimension de l’écran fait à peine 20 pieds. À l’ABC, l’écran faisait 60 pieds. Le vrai concept du cinéma c’est d’avoir un vrai grand écran. Il faut aussi que la salle respecte la hauteur qui va en amont, au moins 20 mètres. La construction d’une salle de cinéma exige plusieurs technicités. Et que dire des fauteuils ? À l’époque, nous avions importé des fauteuils de la France à raison de Rs 3 000 à Rs 4 000 l’unité », avance-t-il.

Saoud répète que la passion du cinéma restera avec lui jusqu’à son dernier souffle. « J’ai encore des projets dans la tête, des rêves, des concepts que je voudrais bien introduire, mais je n’ai pas les moyens de les concrétiser. Pour cela, il me faudrait entre Rs 40 à 50 millions. Je suis convaincu que cela marchera. Toutefois, la technologie progresse chaque jour et il faut beaucoup d’argent pour y investir », dit-il.

Il prédit que dans un avenir pas trop lointain, il y aura des centres commerciaux bien grands que ceux qu’il y en a actuellement et qui seront dotés d’une quinzaine, voire une vingtaine de salles de cinéma.

  • Leal

 

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