Le rapport de la Banque mondiale (BM) juge préoccupante l’inégalité des salaires entre employés qualifiés et non qualifiés à Maurice. Intitulé « Mauritius: Earnings Mobility and Inequality of opportunity in the labour market », il a été rendu public le mercredi 24 avril 2019.
Selon l’économiste de la Banque Mondiale, même s’il y a eu un effort du gouvernement pour réduire cet écart, force est de constater qu’il s’est creusé durant ces quinze dernières années. Toutefois, l’étude à la base de ce rapport a été faite avant l’introduction du salaire minimum en janvier 2018.
Cependant, des intervenants de tous bords pensent que le contenu de ce rapport exprime la réalité sur le mal qui ronge la classe laborieuse à Maurice. Les travailleurs au plus bas de l’échelle n’obtiennent que des miettes dans la répartition de la richesse nationale, en comparaison des salaires mirobolants des cadres dans le secteur privé comme celui du public.
C’est d’ailleurs le cas de bon nombre d’employés, qualifiés de General Workers dans le rapport de la BM, que nous avons rencontrés. Peu réticents à parler à visage découvert, ces hommes et femmes qui travaillent pour 9 000 roupies par mois nous expliquent leur misère, obligés de faire les corvées les plus indésirables pour subsister.
Karuna : « A lepok nou pa ti ressi kontign nou letid »
La situation à Maurice est telle que les femmes sont poussées vers les métiers les moins compétitifs et prestigieux, car elles éprouvent beaucoup plus de difficultés à trouver un travail décent. C’est le cas de Karuna, 57 ans, et de Huguette, 50 ans, qui ont dû accepter le dur labeur de nettoyage des toilettes publiques, et cela pour un salaire de misère. Cependant, si l’introduction du salaire minimum a été un plus, nous confient ces deux femmes, Karuna explique que, malgré ce salaire minimum, ce secteur est l’exemple même de la discrimination et des inégalités.
Elle confie qu’elle a un salaire plus conséquent que sa collègue : « Mo gagn 8 500 roupi pou sa travay la, enn travay delika depi gramatin bonher ziska tanto. » Huguette nous lance qu’elle touche, elle, « zis 7 000 roupi pou netoy de twalet ». Pourquoi cette disparité pour un même travail ? Karuna nous répond qu’elle a demandé une augmentation au patron. Ce dernier lui aurait alors conseillé de « get pou twa, pa get pou lezot », soutient Karuna.
En revanche, Huguette, qui a elle aussi réclamé un meilleur salaire, est restée bredouille : « Mo ti kit kompani avek 10 an servis. Kan mo finn retourne, pa inn gard mo tan servis. Akoz samem mo pa inn gagn ogmantasion, dapre ki patron finn dir mwa. » Une chose reste, cependant, claire pour ces deux femmes : leur salaire n’est pas à la hauteur du travail qu’elles doivent faire. « Noumem netoy sa ban twalet la, nou ki fer tou travay. Bann gran misie dan kompani la gagn gro saler. Kas ki nou gagne pa ase, nou oblize travay selman, pou ki nou lakwizin kav roule. »
Et elles affichent un grand regret : ne pas avoir pu aller au bout de leurs études quand elles le pouvaient. « Si nou ti aprann, kapav zordi zour nou ti pou ena enn pli bon travay. A lepok, nou pa inn resi kontign nou letid », explique Karuna. Quoi qu’il en soit, les deux femmes sont d’avis qu’à Maurice, il y a toujours eu une exploitation de la gente féminine pour l’emploi. « Zot dir ki pa enn metie pou bann misie sa. Lerla ti donn nou zis 1 500 roupi par mwa. Enn sans zordi ena saler minimum », affirme Huguette.
Secteur du transport public : requête pour réduire l’écart
Le secteur du transport à Maurice a toujours été un des secteurs où il existe le plus d’inégalités salariales. D’ailleurs, dans le cadre des consultations pré-budgétaires pour le prochain exercice du ministre des Finances, une requête a été faite pour éliminer l’écart salarial.
Les employés affectés aux départements administratifs, ressources humaines et finances des sociétés de transport privées soulignent que le salaire mensuel d’un clerc est de Rs 13 000.
Cet écart, nous l’avons constaté lors d’une rencontre à la gare de l’Immigration avec un groupe de travailleurs du transport d’une compagnie privée. Un chef de gare peut se targuer d’un salaire de base de Rs 30 000, alors que celui d’un receveur n’est que de Rs 8 500.
Ally est chef de gare depuis une dizaine d’année et il nous explique que, lui aussi, a dû passer par cette étape. « Kan mo ine koumans travay dan kompani an 1988, mo ti pe gagn zis 500 roupi par kinzenn. Sa lepok la ti pe gagn lapay sak 15 zour. Fine bizin travay dir, lev 3 er di matin e ziska 6 er tanto. Tigit par tigit finn gagn promosion. Li pa vinn koumsa sa. » Il nous explique également que leur salaire augmente seulement quand le gouvernement le décide : « Zeneralman zis konpansasion. » Après, les employés peuvent espérer une nouvelle augmentation salariale uniquement lors de négociations avec le syndicat.
Ahzar est, lui, receveur dans la même compagnie. Employé depuis maintenant 11 mois, son salaire de base est de Rs 8 500, soit le salaire minimum à Maurice. Il explique qu’il doit faire des heures supplémentaires pour espérer toucher Rs 15 000 mensuellement. Il compare son salaire avec celui des hauts cadres : « Pa fasil sa. Nou bizin trime tandi ki bann lezot travayer viv dan lux », dit-il.
Agent de sécurité : le salaire minimum à la rescousse
La sécurité privée est un autre secteur où les employés subissent durement les inégalités salariales. Chaque compagnie a sa propre grille salariale. Kamal, agent de sécurité, a quitté son emploi dans le secteur textile pour ce nouveau travail.
Il s’agit d’un emploi où il lui faut être très attentif et qui est surtout épuisant : « être debout toute la journée n’est pas évident et il y a les risques du métier », explique l’agent de sécurité. Toutefois, il ne souhaite pas faire le procès de ceux qui touchent un salaire supérieur au sien : « Zot inn fer bel letid, zot ena kalifikasion. Mwa mo inn aret lekol lor form 5 », lance Kamal. Comme lui, ils sont des milliers d’agents de sécurité dans la même situation : « Saler minimum inn soulaz nou impe. La ena rapor NRB ki positif pou bann sekirite. Mo espere aster ki kontinie konsider difikilte nou travay ek donn nou enn meyer rekonesans. »
Kugan Parapen, économiste : « C’est de l’ampleur de la disparité qu’il faut débattre »
Quelle est, selon vous, la raison de la disparité salariale entre travailleurs qualifiés et non qualifiés ?
La disparité entre travailleurs qualifiés et non qualifiés existera toujours. Elle a toujours existé et je pense qu’elle existera toujours. Cependant, c’est le degré de disparité dont il faut débattre. Comment se fait-il qu’un individu qui a étudié trois ans de plus que d’autres peut aspirer à 10 fois le salaire moyen ? Tous les métiers sont nobles et tout métier mérite un salaire décent. Nous rendons-nous compte que beaucoup de Mauriciens doivent conjuguer deux ou trois métiers aujourd’hui pour pouvoir ramener à manger sur la table ? Nous sommes tous dans un même bateau. Soit, on rame ensemble dans la même direction, soit on se désolidarise et on subit. La balle est dans notre camp.
Pourquoi les femmes et les jeunes sont-ils plus vulnérables à ce phénomène ?
La femme, à travers le monde, est en guerre. En guerre contre un système patriarcal qui l’a toujours considérée comme étant inférieure à l’homme. Comment expliquer qu’une femme qui fait le même travail qu’un homme soit moins rémunérée que lui ? Il est impératif que le système assure une parité entre les hommes et les femmes à compétences égales. C’est le strict minimum. L’avenir, c’est la femme.
Le chômage chez les jeunes est un problème qui existe depuis longtemps, avant ce gouvernement. Ce gouvernement a masqué artificiellement ce chômage à travers le Youth Employment Programme (YEP). Mais à la fin, les jeunes ne sont pas crédules. Ils ont du talent et des aspirations dans un pays dirigé par des incompétents, qui n’ont aucune vision définie et aucun savoir-faire. Sous ce système pourri, la jeunesse n’a pas d’avenir.
Les recommandations de ce rapport peuvent-elles être appliquées ?
Nous rendons-nous compte que la Banque Mondiale est plus progressiste que le capitalisme mauricien ? Nous rendons-nous aussi compte que c’est le capitalisme mauricien qui possède les partis politiques traditionnels ? Sans aucune exagération, c’est les puissants qui ont téléguidé la philosophie économique de notre pays depuis l’Indépendance. Et vous pouvez bien vous imaginer quelles seront les opinions économiques de ceux qui se sont enrichis sur l’esclavagisme par rapport à un rééquilibrage des salaires. Les recommandations de ce rapport ne seront jamais appliquées sous ce système de gouvernance.
Reeaz Chuttoo : « La Banque mondiale inn donn CTSP rezon »
Pour le syndicaliste Reeaz Chutoo, ce rapport vient appuyer les revendications de la CTSP par rapport au travail et à l’obtention d’un salaire décent. « La CTSP a toujours maintenu qu’il y a une mauvaise distribution des salaires à Maurice. Certes, il y a eu l’introduction du salaire minimum, mais son effet a été marginal. Le Gini Coefficient n’a reculé que de 0,04 % depuis janvier 2018 », explique Reeaz Chutoo. Le syndicaliste dénonce ainsi le manque d’un code de déontologie en ce qui concerne le recrutement des travailleurs : « Petits copains, backing politique, recrutement sur base purement communale et un système protectionniste, ce sont les fondements du problème de l’inégalité salariale. » Il existe aussi un nouveau phénomène, selon lui : le recrutement de ressortissants étrangers sur les Managerial Committee et autres postes élevés à gros salaires, qui se fait finalement au détriment des travailleurs manuels en quête d’augmentation.
Tout le problème, selon le syndicaliste, a pris forme en 2007 avec une dégradation qualitative de l’emploi, le gouvernement d’alors ayant favorisé le travail précaire. « C’est à cette époque que le recrutement sur contrat à durée définie a été introduit. Le secteur privé a suivi le pas et il est maintenant impossible d’amener le secteur privé à changer la donne, si l’état continue à favoriser le travail précaire », soutient Reeaz Chuttoo. « Zot finn kre enn nouvo kategori travayer, seki nou apel general worker zordi. Ce bann dimoun ki rekrite par bann minis san pas par PSC, ban koler lafis ouswa bann fami ki met la pou fer ninport ki kalite travay », fustige le syndicaliste.
Un autre point soulevé par la Banque Mondiale, la discrimination envers les femmes. Nous vivons dans une situation où la précarité de l’emploi est féminisée ; la discrimination féminine à l’emploi est même institutionnalisée, affirme le syndicaliste. Dans nos lois sont toujours inscrits le Male Wage et le Female Wage. Une femme n’obtient toujours à Maurice que 50 à 70 % du salaire d’un homme pour le même emploi, « une chose inacceptable », affirme Reeaz Chuttoo. Il regrette qu’il n’y ait aucun créneau pour les femmes qui n’ont pas de certificats : « Ces femmes sont alors obligées de travailler comme femmes de ménage, comme cleaners. »
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