Le 12 mars 1968, l’Union Jack descendait du haut du mât pour faire place au quadricolore mauricien. Un jour inoubliable pour certains Mauriciens qui se souviennent de cet évènement historique, alors que d’autres gardent en mémoire un peuple divisé et effrayé.
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Angel Angoh, artiste peintre : «Quand le quadricolore a été hissé en haut du mât, les gens avaient les larmes aux yeux»
Angel Angoh, présidente de Carpe Diem Art Therapy et de la fondation Malcom de Chazal, plasticienne et également enseignante de l'Histoire de l'Art, se recommémore du 12 mars 1968, comme si c’était hier. À cette époque, elle fréquentait le Collège de Lorette de Port-Louis. « Je me souviens que les filles de la Form V avaient été choisies pour danser au Champ de Mars. Comme nous étions plus jeunes, nous n’étions pas de la partie. On les regardait lors des répétitions avec un peu de tristesse, car on voulait être à leur place », se rappelle-t-elle.
Elle relate avoir eu une impression de changement. « On savait que le pays allait être dirigé différemment, mais sans connaitre les réelles implications. Tout le monde attendait cette date avec impatience. Dans les rues et au Ward IV où j’habitais, l’effervescence était palpable. Le drapeau mauricien flottait fièrement sur plusieurs maisons », relate Angel Angoh. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle était aux premières loges pour assister à la cérémonie protocolaire, puisque sa famille et ses proches s’étaient installés sur le toit de la maison.
Selon Angel Angoh, un air de fête flottait dans les rues. « On éprouvait comme un sentiment de liberté, sans vraiment connaitre la portée de ce mot. J’étais jeune et je m’imprégnais de la joie qui régnait. Tout le monde était heureux. Je ne savais pas ce que voulait dire être indépendant, mais je criais à tue-tête ‘on est indépendant’. Quand le quadricolore a été hissé en haut du mât, les gens avaient les larmes aux yeux et ont ressenti une fierté dans leur cœur », ajoute notre interlocutrice.
Après la cérémonie protocolaire, l’heure était à la célébration. « Des proches et des amis étaient venus chez nous pour célébrer. Ma mère impliquée dans l'art, la culture et la musique, ma tante Lourdes qui aimait chanter et mon frère, danseur étoile, ont apporté à cet évènement un aspect encore plus spectaculaire. C'était inoubliable », conclut-elle.
Ally Lazer, travailleur social : « Les Mauriciens étaient marqués par les conflits et le cœur n’était pas à la fête »
Ally Lazer, travailleur social, qui compte plus de 40 ans dans le combat contre la drogue, a vécu la journée du 12 mars 1968 de manière différente. Durant cette période, il venait tout juste de commencer ses études secondaires. Il faisait partie d’un club de jeunesse et s’est rendu avec des amis au Champ de Mars.
Selon lui, bon nombre de Mauriciens avaient boudé la cérémonie protocolaire, car ils n’étaient pas d’accord avec le statut d’indépendance. Certains avaient peur de s’y rendre suite aux bagarres raciales qui avaient secoué l’île en janvier 1968. « Il y avait de l’ambiance dans les rues, mais les gens avaient aussi très peur. Beaucoup ont préféré rester chez eux par crainte, car on était passé par une période traumatisante quelques mois auparavant. On sentait cette tension. Avec quelques amis, on s’est rendu au Champ de Mars sous un soleil de plomb », dit-il.
Le sentiment de joie n’était pas généralisé, soutient-il. « Je crois que 50 % de la population n’était pas d'accord avec le fait que le pays accède à l’indépendance. Certaines écoles avaient organisé des activités à cette occasion , alors que d’autres écoles n’ont rien fait à cause des bagarres raciales. Les Mauriciens étaient marqués par les conflits et le cœur n’était pas à la fête pour bon nombre d’entre eux », se souvient-il.
Malgré tout, quand le drapeau mauricien a flotté, l’émotion était à son comble. « Cela faisait chaud au cœur. Même si on était jeunes, on comprenait que ce drapeau était le nôtre ».
Hooshila Reesaul, actrice et directrice de film : « Il n’y avait pas de communauté ni de couleur de peau. On était une seule nation »
Actrice, chanteuse et directrice de film, Hooshila Reesaul, 74 ans, n’oubliera jamais le 12 mars 1968. Elle avait 19 ans et venait tout juste de terminer ses études secondaires. Les préparations pour le jour J, indique-t-elle, avaient commencé plusieurs semaines en avance. « Avec les amies, on avait confectionné des drapeaux avec des rubans. Puis, on les a attachés avec du bambou, car on voulait que nos drapeaux soient originaux. De plus, j’avais cousu une jupe aux couleurs du quadricolore », se remémore-t-elle.
Témoigner de l’accession de son pays à l’indépendance était un évènement qu’elle ne voulait rater sous aucun prétexte. Elle s’est alors rendue au Champ de Mars, avec sa jupe quadricolore et un t-shirt rouge, en compagnie de quelques filles, pour vivre l’évènement de la levée du drapeau en direct. « On attendait ce jour-là avec impatience, car on savait que les choses allaient changer. On allait être maitre de notre destin. C’était une grande joie. Sur le chemin vers le Champ de Mars, les gens sortaient de partout en brandissant leurs drapeaux. La joie se lisait sur tous les visages. On criait ‘vive l’indépendance’. Il n’avait pas de communauté ni de couleurs de peau. On était une seule nation », indique la septuagénaire.
Elle ajoute que l’émotion était omniprésente, surtout quand le quadricolore a flotté en haut du mât. « C’était un moment fort. Nous avons hurlé de joie », confie Hooshila Reesaul qui se souvient avoir dégusté des friandises dans une ambiance festive. « Nous avons bu de la limonade, mangé des barbes à papa et dégusté du glaçon râpé qui était enrobé de sirop rouge, bleu, jaune et vert. Il y avait une telle exaltation partout, qu’on n’avait pas envie de rentrer. On a savouré cet instant jusqu’à la dernière minute ».
Claudio Veeraragoo, chanteur : « Il y avait de la joie et de la peur en même temps »
Le 1er avril prochain, Claudio Veeraragoo fêtera ses 77 ans. Ce chanteur populaire, qui a marqué toute la nation mauricienne avec ses ségas, revient sur le 12 mars 1968. Il confie qu’il s’est rendu au Champ de Mars avec des amis. « J’avais 22 ans. J’avais déjà sorti plusieurs chansons, mais je n’étais pas encore très connu. Ma carrière venait de décoller. Je ne pouvais pas rater la cérémonie au Champ de Mars, mais l’ambiance était quelque peu maussade suite aux affrontements qui avaient eu lieu quelques mois auparavant », fait-il ressortir.
Certes, l’effervescence était bel et bien présente, mais les Mauriciens étaient tendus. « Il y avait de la joie et de la peur en même temps. Certaines personnes ont préféré regarder la cérémonie devant leur télévision par peur ».
Pour sa part, Claudio Veeraragoo a vécu la levée du drapeau avec beaucoup d’émotion. « On sortait du système colonial et le fait de voir notre drapeau et d’entendre notre hymne national était un moment fort en émotion. Je ressentais comme un sentiment de fierté », ajoute notre interlocuteur. Selon lui, l’Indépendance a permis à la musique locale de prendre son envol, surtout sur le plan régional dans un premier temps, puis à l’international. « C’est l’Indépendance qui a permis de faire connaitre le séga hors de nos frontières. Je suis très content d’avoir été témoin du premier lever du quadricolore ».
Shirin Aumeeruddy-Cziffra, avocate : « J’étais dans le défilé en tant que membre de la Croix Rouge »
Ancienne ministre et ex-ombudsperson for Children, Shirin Aumeeruddy-Cziffra, 74 ans, partage ses souvenirs du 12 mars 1968. « J’avais 19 ans et j’étais très fière que mon pays devienne indépendant. Que ce soit au Queen Elizabeth College, pourtant de tradition britannique, ou dans nos familles, nous avions été préparées à cet évènement », indique l’avocate chez Dentons. Pour elle, c’était le début de la décolonisation et elle savait qu’il faudrait continuer à poser d’autres pierres après cela.
« J’étais dans le défilé en tant que membre de la Croix Rouge, avec mon uniforme blanc et mon petit béret. De plus, j’étais une des quatre seules filles à avoir été recrutées par le gouvernement pour servir d’aide de camp aux invités des cérémonies. J’étais ainsi aux premières loges avec mon invitée, une députée de Bombay (Ndlr : aujourd’hui Mumbai) », partage cette habitante de Rose-Hill.
L’eau a coulé sous les ponts depuis, mais Shirin Aumeeruddy-Cziffra déplore que certaines choses perdurent. Elle cite le British Indian Ocean Territory qui existe toujours ainsi que Diego Garcia. Cet archipel n’a toujours pas été rendu à Maurice malgré les condamnations juridiques et les prises de position diplomatiques de la communauté internationale en faveur de Maurice.
« La décolonisation n’est donc pas complète. Parallèlement, on se préoccupe des ambitions des autres pays qui se positionnent dans l’océan Indien. Je souhaite que Maurice soit un pays vraiment indépendant et où il fera bon vivre pour tous les citoyens sans discrimination aucune », dit-elle.
Rama Poonoosamy, directeur de Immedia : « J’ai fait un vœu quand le quadricolore a été hissé en haut pour la première fois »
Âgé de 71 ans, Rama Poonoosamy remonte le temps avec beaucoup d’émotion. En 1968, il avait 16 ans et vivait à la rue St Georges à Port-Louis. Il se souvient que le 12 mars, son papa travaillait et qu’il voulait aller au Champ de Mars avec son frère aîné. Cependant, avec les bagarres raciales qui avaient débuté en janvier 1968, il y avait une tension dans la capitale, mais aussi une excitation et une attente, car le pays accédait à l’indépendance. Ainsi, il est resté à la maison pour suivre l’évènement à la télévision. « Nous avons regardé le quadricolore se hissait pour la première fois sur une télévision en noir et blanc. À ce moment, j’ai fait le vœu suivant : contribuer à dé-communaliser la vie dans le pays, en commençant par le sport », indique le directeur de l’agence Immedia.
Il s’est mis à prôner le mauricianisme depuis qu’il a 8 ans. D’ailleurs, il fait ressortir que la famille Poonoosamy était connue pour être en faveur de l’indépendance. « On se souvient des conditions dans lesquelles se sont déroulées les élections en août 1967. Il fallait combattre cette incitation à la haine et la manipulation communale et œuvrer pour que tous les Mauriciens soient sur le même pied d’égalité. Il fallait remédier à la division profonde qui reposait sur des préjugés », fait-il remarquer.
Depuis mars 1975, il nourrit le souhait d’entendre l’hymne national en kreol morisien.
Vivian Gungaram, assistant-secrétaire de la Mauritius Athletic Association : « J’ai fait partie des soldats de la parade »
L’ancien athlète spécialiste des 800 mètres et 1 500 mètres, Vivian Gungaram était présent au Champ de Mars en 1968, trois ans après avoir intégré la force policière. « J’étais basé à la Special Mobile Force (SMF) et j’ai participé avec les autres soldats et d’autres unités de la force policière à la parade pour la première cérémonie du lever du drapeau mauricien. J’étais animé par un sentiment de fierté. Toutefois, la peur était omniprésente suite aux précédents affrontements qui avaient éclaté dans le pays deux mois auparavant. Ainsi, la sécurité a été renforcée ce jour-là », relate notre interlocuteur qui réside à Vacoas.
Les préparatifs de la parade avaient duré près de deux mois. « Il fallait que toutes les consignes soient suivies à la lettre », partage Vivian Gungaram, aujourd’hui âgé de 77 ans.
Pendant 33 ans, il a servi dans la force policière. Il a été responsable de la section physique de la SMF. De ce fait, il a eu l’occasion de faire des démonstrations lors des fêtes de l’indépendance. 55 ans après, il trouve que le pays a fait du progrès. « Toutefois, je suis attristé de voir que certains jeunes sportifs mauriciens ne connaissent pas les paroles de notre hymne national. Il faut promouvoir davantage l’élan de patriotisme », confie-t-il.
Lady Joyce Bacha, présidente de l’ONG La Porte du Bonheur : « Nous sommes allées chez une voisine pour voir l’évènement à la télévision »
Marie Yang Ha, plus connue comme Lady Joyce Bacha, garde un souvenir vivide du 12 mars 1968. « Une section de la population n’était pas d’accord que le pays devienne indépendant et il y avait une certaine crainte, surtout dans les villages. Les Mauriciens se posaient plusieurs questions quant à leur avenir, notamment sur l’approvisionnement des provisions après le départ des Britanniques. On n’avait pas de repères », se souvient-elle.
Cette crainte était aussi couplée à une curiosité et ces deux sentiments ont motivé la jeune Marie Yang Ha et sa famille de suivre la première cérémonie de lever du quadricolore à la télévision. « Mes parents avaient projeté d’acheter une télévision. En attendant, nous sommes allés chez une voisine pour voir l’évènement sur le petit écran. Une cinquantaine de personnes était réunie. Les cœurs tambourinaient quand l’Union Jack a été enlevé pour faire place au quadricolore. Parmi les personnes présentes, certaines appréhendaient l’après-indépendance. Dans l’assistance, un monsieur d’âge mûr a dit ‘nou pou debriye. Sa lil-la pou nou’ pour les rassurer », raconte-t-elle.
Par la suite, les doutes se sont dissipés dans les mois qui ont suivi. « Sir Seewoosagur Ramgoolam n’a pas tardé à faire ses preuves. Le lait et le pain étaient offerts aux enfants dans les écoles. Il est venu avec un programme de planification familiale », partage Lady Joyce Bacha. Elle a ensuite vu la différence avant et post-indépendance. « Les Mauriciens tournaient en rond avant l’indépendance », fait-elle ressortir.
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