Jamais dans l’histoire de l’humanité, la survie de la Terre n’a autant été menacée. Pas par des guerres, mais par nos modes de consommation toujours en excès. Est-ce que le gouvernement, à la veille d’un scrutin général, a-t-il pris la mesure de cette urgence sur une petite économie insulaire aussi vulnérable que Maurice ?
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Le Prof Khalil Elahee, chargé de cours à la Faculty of Engineering de l’Université de Maurice (UoM), estime qu’il manque d’une part une réforme en profondeur dans notre politique énergétique, mais également « un leadership à différentes échelles avec “the right person in the right place” ».
Dans quelle proportion, les mesures annoncées dans le Budget 2024-2025 répondent-elles à certaines des attentes relatives au défi posé par le réchauffement climatique pour une île vulnérable comme Maurice ?
Le réchauffement climatique est un défi à deux niveaux. D’abord, l’adaptation est un vaste chantier qui inclut l’aménagement de drains. Il englobe également les risques sur la santé pour notre population vieillissante, liés aux vagues de chaleur qui deviennent plus fréquentes et plus graves. Ensuite, il y a l’atténuation.
C’est-à-dire réduire les émissions avec l’efficacité énergétique et l’introduction des énergies renouvelables, la source du dérèglement du climat. Même si nous ne sommes pas historiquement responsables du problème, ce sont d’autres pays industrialisés et émergents qui produisent presque toutes ces émissions. Nous en souffrons largement, car nous sommes une petite île avec une vulnérabilité tant écologique qu’économique. Cependant, à la veille des élections, ici, le Budget 2024/25 n’est pas l’occasion idéale pour prendre les décisions critiques pour le climat, qui s’inscrivent toujours dans le long terme. La nature ne vote pas, malheureusement.
Est-ce que ces mesures s’inscrivent-elles dans une véritable stratégie politique – inédite - de ce gouvernement face à l’urgence climatique ? Est-ce que les autorités ont pris la mesure de cet enjeu ?
C’est la continuité par rapport aux précédents Budgets et au programme du gouvernement. Certes, l’adaptation est un besoin plus urgent dans notre contexte insulaire. Toutefois, la promotion des énergies propres, par exemple, est déjà dans la « Road Map » actuelle qui a été revue en 2022. Ce qu’il faut c’est une accélération, car nous avons trop de retard. Par contre, le ministre prévoit 37 % dans notre mixte pour l’électricité de la part des énergies renouvelables dans moins de deux ans, alors que nous sommes à 17,6 %. Il a raison pour l’ambition. L’objectif est nécessaire, très juste aussi, mais il faut se donner davantage de moyens pour y parvenir. Un « leadership » à différentes échelles avec « the right person in the right place » fait défaut. Je pense que ce Budget 2024/25 n’est pas vu comme l’instant pour prendre des décisions fortes qui peuvent être « inédites » et drastiques, voire impopulaires.
C’est incroyable que nous demandions au CEB dans le Budget 2024/25 d’installer des chargeurs pour les voitures électriques. Or, ce n’est pas sa mission première et, de plus, cet organisme utilise massivement des produits pétroliers"
Le gouvernement souhaite une « économie basée sur un approvisionnement en énergie propre, verte, locale et sûre ». Quels moyens se donne-t-il afin de réaliser cet objectif ?
Comme déjà mentionné, il y a une « Road Map » que je trouve bon. Cependant, il faut l’implémenter tout simplement, sans délai et en toute transparence. Sans le réaliser, peut-être, le ministre des Finances a apporté une possibilité d’améliorer la « Road Map » en évoquant les biocarburants qui remplaceront l’huile lourde du CEB. Si nous nous tournons vers le bioéthanol local, qui existe depuis des siècles, et si nous produisons d’autres biocarburants à partir des algues, par exemple, cette économie sera possible. Elle sera même qualifiée de « circulaire » et « océanique » comme certains aiment dire.
Il aurait pu aussi inclure l’hydrogène vert, d’ailleurs mentionné dans son discours de l’année précédente et il faut se donner tous les moyens pour y arriver. D’abord, il faut revoir le cadre institutionnel et régulateur. Où est passé le régulateur, l’Utility Regulatory Authority ? Et quid de l’Energy Efficiency Management Office (l’EEMO). J’ai servi comme le président à sa fondation, ensuite sous le présent régime avant de partir de mon propre chef, sans aucun désaccord. Je ne pouvais rester, car les choses ne bougeaient pas, selon moi, malgré toute la volonté des fonctionnaires et techniciens de cette instance. C’est une réforme en profondeur de la gouvernance énergétique qu’il nous faut, y compris en adaptant le CEB à la réalité actuelle. C’est incroyable que nous demandions au CEB dans le Budget 2024/25 d’installer des chargeurs pour les voitures électriques. Or, ce n’est pas sa mission première et, de plus, cet organisme utilise massivement des produits pétroliers. Il faudra un plan d’action holistique pour l’avenir impliquant toutes les parties prenantes, y compris la société civile qui est souvent oubliée.
Le secteur privé est-il prêt à s’engager dans une telle démarche, compte tenu du fait que le Budget mentionne un « Government Support Agreement » ? Cet accord vise à attirer l’investissement privé dans des projets d’« énergie renouvelable » de plus de Rs 15 milliards, chiffre établi par le gouvernement.
Selon la « Road Map », il faut s’attendre à un investissement d’un montant de 1,3 milliard USD d’ici 2030 dans les renouvelables, dont environ USD 1,0 milliard du secteur privé. À l’époque, cela était estimé à Rs 59 milliards, mais il faut y ajouter au moins 10 % avec la dépréciation de la roupie. Donc Rs 15 milliards, pour l’instant, attendus du secteur privé est raisonnable. Néanmoins, avons-nous une capacité d’exécution ? Par exemple, nous ne pouvons accorder un projet de ferme solaire à une compagnie qui n’a aucun terrain. Et si nous prenons des terres agricoles, du « prime land », c’est une aberration, au détriment de la sécurité alimentaire qui est vitale. Le nouveau « Environment Bill » préconise un « Strategic Environmental Assessment » pour les grands projets énergétiques. Toutefois, je ne pense pas que nous avons la capacité d’aller vite, tout en gardant un processus méticuleux dans la mise-en-œuvre des projets. Il faut aussi innover donc avec d’autres mécanismes de financement, comme une vraie démocratisation en faisant des foyers domestiques des prosommateurs (« prosumers »). La décentralisation, la digitalisation et la décarbonation complètent cette stratégie de démocratisation sur laquelle devra reposer notre avenir énergétique.
Je suis heureux que le Budget ne parle plus du gaz naturel liquéfié (GNL), qui serait contraire aux 4 « D », nous menant à un vrai « lock-in » de la même manière que l’aurait été CT Power. D’ailleurs, des Rs 18 milliards que le CEB prévoit comme investissement dans les trois ou quatre prochaines années, la plupart est destiné à d’autres secteurs que les renouvelables. Il faut repenser notre financement, y compris comment accéder aux Fonds sur le Climat.
Dans quelle mesure, le Corporate Climate Responsibility (CCR) Levy, équivalent à 2 % des bénéfices de l’entreprise, permettra-t-il de soutenir financièrement les mesures relatives au changement climatique ?
Je note que les projets identifiés à la hauteur de presque Rs 7 milliards sous « levy » sont dans le domaine de l’adaptation au règlement climatique. Qu’en est-il justement du financement des énergies propres, y compris l’efficacité énergétique ? Votre question précédente nous mène à penser qu’il faut aussi subventionner l’atténuation, donc les renouvelables. Pas pour les gros promoteurs, mais pour la masse, les foyers domestiques par exemple ou les petites entreprises. Le Comité Privé-Public qui approuvera les projets n’aura rien à faire, car ces derniers sont connus déjà. Il faut également faire attention : tout développement d’infrastructure ne doit pas être déguisé comme un projet d’adaptation au changement climatique et bénéficier de cette taxe. D’ailleurs, son vrai nom est « Climate and Sustainability Fund », mais nous ne comprenons pas le terme « Sustainability » ! Il faut aussi engager la société civile dans la prise des décisions du Comité.
À la veille des élections, le Budget 2024/25 n’est pas l’occasion idéale pour prendre les décisions critiques pour le climat, qui s’inscrivent toujours dans le long terme"
Un certain nombre d’autres mesures sont destinées aux ménages. À ce jour, les Mauriciens ont-ils pris conscience des défis posés par le réchauffement planétaire ?
Par la force des épreuves, nous savons tous que le dérèglement climatique est bien là, presque au quotidien. En outre, maintenant, nous sommes à la mi-juin, il y a des jours où il fait chaud, même à Curepipe. Ensuite, les pluies ne sont plus comme avant : beaucoup en peu de temps, alors qu’à deux pas, c’est le soleil. Tout le monde connait le terme « flash flood ». Il y a un phénomène aussi de microclimats. Et nous voyons les catastrophes extrêmes ailleurs, de Dubaï à Delhi.Imaginez, en seulement environ 60 ans, une augmentation moyenne de moins d’un degré Celsius. Dans le futur, il faut s’attendre à pire et l’impact ne sera pas linéaire.
C’est-à-dire que nous verrons les dégâts augmentés hors de proportion avec chaque degré C de température qui augmente. Franchement, c’est difficile d’imaginer l’ampleur du défi qui affectera surtout nos générations futures. Est-ce que ces dernières nous pardonneront ?
Comment accueillez-vous les mesures destinées à remplacer notre parc-automobile au profit des voitures électriques / hybrides, dont celle consistant à installer des stations de recharge publiques prépayées ? Ne serait-il pas également pertinent d’aménager des pistes cyclables sur certaines de nos routes ?
Le fait est que nous sommes très en retard par rapport à une autre « Road Map », celle sur la mobilité électrique. Au rythme actuel, nous n’aurons pas 11 000 véhicules électriques avec des batteries en 2030, et aussi 26 000 de type « plug-in hydrid ». Pour le premier objectif, je ne pense pas que c’est trop grave. Comme vous dites, il faut revoir notre approche. Un plan intégré qui mise sur l’aménagement durable du territoire avec des pistes cyclables, mais également un vrai « modal shift » vers le transport public vert est nécessaire. Si le Metro Express est appelé à s’étendre, il faut songer à l’impact de l’augmentation du nombre de véhicules sur nos routes, roulant surtout avec un seul passager la plupart du temps qui est le chauffeur. Mais il faut rendre le Metro Express plus écologique aussi.
Le passage à la mobilité électrique n’est pas une fin en soi, surtout avec le réseau qui est alimenté par les énergies fossiles. De surcroit, il nous faut introduire, de manière systémique, l’hydrogène vert, par exemple pour les bus, en complémentarité avec d’autres modes de transport public. Tout cela ne peut être fait dans un exercice budgétaire à la veille d’une élection. Dieu sait combien de retards nous avons accumulés dans tant de secteurs, mais je suis optimiste, car les solutions sont disponibles.
C’est difficile d’imaginer l’ampleur du défi qui affectera surtout nos générations futures. Est-ce que ces dernières nous pardonneront"
Est-ce qu’il peut exister une masse critique de ménages mauriciens pouvant fabriquer de l’électricité pour la revente au CEB ?
Certainement, car les programmes du CEB pour le secteur résidentiel sont « oversubscribed », même lorsque les tarifs ne sont pas très attractifs. Si nous ne retenons que les 8 000 logements sociaux en cours et les équipons de panneaux photovoltaïques, ce sera un pas dans la bonne direction. Ajouter un investissement d’environ Rs 75 000 au coût de ces maisons, qui avoisine déjà en moyenne plus de Rs 1 million, est significatif. À long terme, cela profitera aux familles concernées ainsi qu’au CEB et au pays, en réduisant la dépendance à l’importation d’énergies fossiles.
Notre déficit commercial est déjà plus de Rs 200 milliards par an et une appréciation du dollar, sinon une crise au Proche-Orient, nous mettra à genoux suite à l’impact sur le cours du pétrole. Les « smart cities » doivent produire leur propre électricité à partir de sources renouvelables. Le gouvernement a raison de lancer l’idée aussi des projets solaires sur une base communautaire et de prolonger la capacité d’installation pour les foyers jusqu’à 15 kW afin d’encourager les familles de la classe moyenne. Si les batteries étaient incluses, il faudrait alors revoir le « Net-Billing » afin de rendre les propositions plus attrayantes pour ces consommateurs domestiques. Davantage que des projets à droite et à gauche, il faut voir là un programme holistique visant à faire des centaines de milliers de clients du CEB des prosommateurs. Il est donc crucial de revoir le cadre institutionnel et régulateur. Depuis les amendements à l’Electricity Act et à la CEB Act déjà promulgués, nous anticipons une redéfinition du rôle du CEB et une implication plus directe de l’URA, le régulateur.
La prise de conscience sur la question environnementale passe par l’école. Est-ce que les établissements scolaires s’acquittent-ils de cette « mission » devenue un facteur central pour le développement intégré de notre pays » ?
Je pense que l’« Education for Sustainable Development » fait partie déjà du cursus. Dans le passé, nous étudions l’histoire et ensuite la géographie. Sans minimiser leur importance, il y a eu, par la suite, l’EVS ou l’« Environmental Studies ». Aujourd’hui, même dans la matière dite science, nous avons intégré l’écologie. Dans l’ensemble, les outils sont là, mais ce qui manque c’est peut-être la méthodologie. Le problème est l’accent que nous mettons sur les examens académiques. L’éducation au développement durable ne peut se faire avec un système si compétitif qui privilégie l’apparence de résultats. Par exemple, les enfants sont conscients du tri des déchets, mais à la maison, il n’y a qu’une seule poubelle pour tout y mettre. Donc, pas de tri. Les services de voirie ne font pas le tri et il n’y a pas vraiment de dispositif pour le recyclage. Certaines choses ne peuvent se faire de manière continue sans une transformation « top-down » de notre système.
Notre modèle de développement actuel n’est pas durable"
Certains observateurs et spécialistes de la question « écologique » mettent en question notre modèle de développement en question, responsable, selon eux, de la dégradation de notre nature…
Exactement, car pour reprendre la conscientisation de nos enfants, il y a une dimension qui est contradictoire. C’est bien de recycler, lorsque c’est la chose à faire, mais il faut inculquer à la jeune génération que c’est mieux de réduire ou de réutiliser. Or, ils grandissent dans un monde où la surconsommation domine, les marques sont prisées, la modération et la frugalité sont des idées plutôt méprisées. Ils entendent dire qu’il faut choisir entre l’économie et la nature : ce qui est faux. Notre modèle de développement actuel n’est pas durable et il y a même trop de « green-washing » avec l’environnement devenu lui-même une commodité qui se vend et s’achète. Le concept de bien commun ne fait pas trop partie de notre éducation. L’individualisme est dominant dans notre monde. Si nos enfants ne voient toujours pas ces contradictions, ils les assimilent quand même dans leurs sous-consciences. Il faut l’éducation des valeurs pour contrer cette poussée du matérialisme.
Est-ce que les contenus de notre « Environmental Impact Assessment » répondent-ils encore aux enjeux climatiques nouveaux apparus depuis ces 20 dernières années ?
Avec le nouveau « Environment Bill », il y a le « Strategic Environmental Assessment » (SEA) qui doit inclure l’analyse des risques et des vulnérabilités liés au climat. Cependant, il y a trop de projets qui sont de facto exclus, à l’instar de l’aéroport de Rodrigues, du dessalement à Agaléga et les projets du Metro Express, entre autres. Comme l’EIA pour des projets moins importants, le mécanisme du SEA repose sur le promoteur devant lui-même proposer ses propres solutions à ses problèmes qu’il identifie lui-même. Il lui suffit alors que de payer un consultant qui fera l’affaire. Je pense qu’il faut que ce consultant ne soit plus désigné par le promoteur.
Est-ce que l’île Maurice doit-elle faire appel à des expertises étrangères pour accompagner sa transition vers un modèle de développement durable ?
Votre question nous amène au phénomène des consultants étrangers qui sont rémunérés, soit pour ne rien faire en toute indépendance ou pour soumettre des rapports qui dorment dans des tiroirs. Cela arrange bien certains qui ne veulent pas voir l’implémentation de projets pour différentes raisons. Il y a tant de compétences dans le service public, les corps paraétatiques et le secteur privé mauricien, dont l’expertise est souvent demandée ailleurs au monde. Il faut les valoriser et renforcer les capacités des jeunes qui quittent nos universités. Croyez-moi, certains experts étrangers ne savent pas mieux que nos « inperts », ces spécialistes de terrain que sont des locaux avec un vrai savoir-faire de la situation ici, de la population ou de la culture locale.
Il y a aussi des acteurs de base. Ce sont, entre autres, nos pêcheurs expérimentés, nos cultivateurs qui détiennent un savoir-faire traditionnel, ainsi que nos chercheurs qui étudient l’évolution dans leurs domaines respectifs depuis des décennies ici même. Il ne faut pas perdre le temps et l’argent avec des études inutiles. Il faut être sélectif en faisant appel aux étrangers lorsque c’est crucial. Il y a des firmes de consultants internationaux qui sont retenues simplement parce qu’elles sont moins chères, sinon parce qu’elles sont devenues des habituées avec des intérêts dans le secteur en question. Cela est arrivé avec le secteur énergétique avec une compagnie qui a raflé presque tous les contrats et nous en souffrons aujourd’hui.
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