Psychosociologue, membre du Kolektif Drwa Imin et consultante à Konekte, Mélanie Vigier de Latour-Bérenger revient sur les récents sondages concernant la violence faite aux femmes à Maurice et sur l’éducation des enfants. Elle estime que beaucoup d’améliorations et d’efforts, ainsi qu’un changement de mentalité, sont nécessaires pour faire des progrès concrets.
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Selon un sondage Afrobarometer publié le 22 mars sur la violence faite aux femmes à Maurice, une femme sur quatre subit une forme de violence, c’est-à-dire de la violence sexuelle, physique, verbale, morale ou autre. Qu’est-ce que ce chiffre évoque pour vous ?
Ces chiffres donnent peut-être une idée, mais une étude récente sur le plan national importerait pour avoir une idée plus précise de la situation.
Les situations de violences sont, dans l’immense majorité, sous-déclarées pour plusieurs raisons. Par méconnaissance, parfois, que ce qui est subi relève de la violence et est illégal, par peur, par déni, par manque d’endroit où aller ou manque d’autonomie financière pour partir, par honte à cause du tabou et parfois par peur de perdre les enfants.
Cela peut être encore parce que l’auteur de ces violences est une personne proche et aimée, ou à cause des injonctions et concepts d’être « marié pour le meilleur et pour le pire » ou « to mari-sa, to bizin aksepte », par minimisation et banalisation, car plusieurs femmes des générations précédentes ont été victimes et cela était considéré comme normal par la famille et l’environnement, ou encore à cause des perceptions de l’environnement « ki dimounn pou dir », comme si les autres primaient sur ce que subit une personne victime, sur sa santé et sa vie, etc.
Les chiffres ne suffisent souvent pas pour mesurer l’étendue de la situation.
En aucun cas, une femme ne doit être ‘disciplinée’»
Selon ce rapport, la plupart des répondants estiment qu’il n’est jamais justifié d’utiliser la force physique pour « discipliner les femmes », et considèrent la violence domestique comme un acte criminel plutôt que privé. De plus, cette forme de violence « est en tête des préoccupations relatives aux droits des femmes que les citoyens estiment que doivent aborder leur gouvernement et la société ». Peut-on conclure qu’il y a une certaine prise de conscience ?
Il y a une prise de conscience, effectivement, chez certains. Les définitions de la violence évoluent au fil du temps, et heureusement. Ce qui « était jadis considéré comme tolérable devient intolérable : violences sexuelles, agressions à caractère raciste/homophobe, bagarres entre collégiens, violence conjugale, bizutage... », selon Muchielli, 2013.
Les mentalités évoluent pas à pas dans la République aussi. C’est important que la majorité des personnes sondées disent que la violence n’est pas justifiée, que la violence conjugale devrait être traitée comme un acte criminel et que cette problématique doit être abordée par la société et l’État.
Ces chiffres rejoignent également ceux de 2022, issus d’une recherche représentative de la population, commanditée par le Kolektif Drwa Imin, dans laquelle 72 % des personnes interrogées trouvent que la violence envers tout être humain, incluant les enfants, est inacceptable. De plus 65 % pensent que la violence au sein des couples n’est pas un « private matter ».
Cependant, face aux pourcentages de personnes qui pensent le contraire, et compte tenu du nombre de victimes dans la République, la route est encore longue pour que les citoyens soient véritablement considérés en tant qu’êtres humains, respectés et protégés.
Le rapport utilise le terme « use of physical force to discipline his wife ». Est-ce que ce terme est mal approprié ?
Selon le Larousse, discipliner revient à « soumettre quelqu’un, un groupe à l’obéissance, à un ensemble de règles qui garantissent l’ordre dans la collectivité où il se trouve ». Utiliser la force physique pour discipliner ? Cela correspond à de la violence !
À Maurice, le Protection From Domestic Violence Act définit les coups, blessures, etc. comme de la violence, même si cette liste n’est pas exhaustive. Ce terme mérite clairement d’être questionné et revu.
Les réponses à cette question, employant ce terme de « discipliner sa femme », sont aussi très éclairantes et inquiétantes, en termes de perception des citoyens de la République ! Nous sommes loin d’une vraie parité et égalité…
Que faire pour mettre fin à ce fléau, ou du moins le réduire ?
Il importe d’agir en intervenant pour protéger les personnes victimes et en termes d’actions de prévention. Les actions peuvent et doivent être menées sur les plans individuel, institutionnel et national. L’intervention doit se faire aux niveaux médical, psychologique, social et juridique.
Les chiffres ne suffisent souvent pas pour mesurer l’étendue de la situation»
Que voulez-vous dire lorsque vous parlez d’actions qui peuvent être menées sur le plan individuel ? Quel recours y a-t-il pour une femme qui subit des violences chez elle ?
Sur le plan individuel, il est essentiel de comprendre qu’aucune forme de violence n’est normale, même si cela n’a pas été véhiculé dans l’éducation reçue. Toute violence est illégale et entraîne des conséquences importantes sur les plans physique, psychologique, social et sur la vie sexuelle.
On peut exprimer un désaccord sans violence. En aucun cas, une femme ne doit être « disciplinée » !
Tenter de refuser toute forme de violence est important. Tenter au mieux de se protéger et prendre soin de soi, oser demander de l’aide, parler de son expérience et de ses sentiments si on subit de la violence, cela libère et peut permettre d’être aidé. Notamment auprès des instances de protection, en insistant pour agir rapidement et efficacement, en appelant le 139 ou la police. En utilisant l’application lespwar, pour les personnes qui ont les moyens d’avoir un smartphone, savent lire et ont su télécharger l’application… Les personnes des environs, proches, voisins, témoins, etc. doivent aussi intervenir pour aider, sans se mettre en danger.
Nous tous, nous devons dénoncer toute forme de violence et refuser de les cautionner autant que possible ; consommer moins d’alcool, facteur de vulnérabilité ; essayer d’apprendre et d’adopter des outils de communication/expression, de gestion des conflits, gestion de la colère, etc. Mettre en mots comment on se sent permet d’éviter la mise en actes.
Il importe également de promouvoir, soutenir et s’engager en faveur de l’égalité entre les humains, quel que soit leur genre. Cela implique de plaider pour l’égalité des droits, de s’engager dans des initiatives qui promeuvent l’égalité des chances, l’accès à l’éducation, l’autonomisation économique, l’arrêt des pratiques néfastes, etc.
Améliorer ses connaissances et celles d’autrui en sensibilisant sur les différentes formes de violence, les facteurs explicatifs, les conséquences, les lois, la manière d’éviter le recours à la violence, l’importance de s’exprimer dans le respect de soi, de l’autre et de l’environnement, c’est un pas dans la bonne direction.
Il est aussi fondamental d’élever les enfants dans l’égalité des genres : pa sipoze ena okenn « mari dan lakaz », quand cette expression est utilisée pour indiquer une supériorité des hommes dans le couple. Ce n’est pas aux filles ou aux femmes de faire le ménage, préparer les repas, s’occuper des enfants seules. Il est primordial d’être vigilants sur nos manières de vivre et penser.
Il ne devrait y avoir aucune relation sexuelle par « devoir conjugal ». Une relation sexuelle non consentie est un viol et une femme, mariée ou non, peut refuser d’avoir un contact sexuel si elle ne le veut pas.
Que nous puissions aussi être un exemple de non-violence dans nos paroles et nos actes, autant que possible et apprendre à nous excuser, si nous n’y arrivons pas.
Quand vous parlez d’actions sur le plan institutionnel et national, qu’est-ce qui doit être fait ? Y a-t-il suffisamment de mesures concrètes mises en place pour venir au secours et protéger une femme victime de violence domestique ?
Quelques mesures ont été prises, mais beaucoup d’axes doivent être investis. Sur les plans institutionnel et national, il importe déjà d’appliquer et de faire appliquer les lois, souvent méconnues et pas prises au sérieux par beaucoup.
Un traitement accéléré dans la prise en charge et la protection des personnes victimes est nécessaire. De plus, un soutien financier accru aux victimes pour les aider à être plus autonomes financièrement et à trouver un logement rapidement est important.
Il est urgent d’investir dans la formation obligatoire des officiers, psychologues, membres de la force policière et magistrats pour : cesser de minimiser et de banaliser la violence ; prendre en compte toute plainte ; ne pas choisir de retirer les plaintes des victimes en raison du contact avec l’auteur des violences ; écouter et croire la parole des victimes, la respecter ; faire preuve d’humanité, d’empathie et de bienveillance dans leur accueil et leur traitement de ces situations. C’est urgent.
La violence éducative ordinaire est encore malheureusement trop méconnue à Maurice»
Et du côté de l’État ?
Il faut un réel engagement et investissement de l’État pour vraiment aider les personnes victimes. Des pas ont été faits, des discours et engagements énoncés, mais ils doivent être consolidés. Il est nécessaire de revoir certaines lois pour qu’elles soient plus inclusives et protectrices : Protection from Domestic Violence Act ou Domestic Abuse Bill, Sexual Offenses bill, etc.
Des campagnes de sensibilisation, préparées avec des experts, sont nécessaires pour bien faire comprendre les conséquences importantes des violences physique, psychologique, verbale/ émotionnelle et sexuelle. Elles doivent indiquer qu’éduquer en utilisant la violence n’est pas appropriée et que toute forme de violence n’est ni normale, ni justifiée. Qu’il importe et est possible d’apprendre à élever les enfants sans violence.
Les programmes de prévention en milieu scolaire sont efficaces s’ils sont bien pensés et menés sur les thèmes des violences, de l’égalité, de l’expression des sentiments de manière appropriée, de la gestion de conflits, du développement des compétences psychosociales, tel qu’effectué par Konekte depuis 2009 et qui sera national cette année, élément très positif.
Inviter et contribuer de manière importante à l’autonomie financière des femmes en facilitant la garde des enfants est important. Que l’auteur des violences soit isolé et mis en shelter devrait être prioritaire, au lieu que cela soit la femme victime et ses enfants.
Un suivi thérapeutique obligatoire pour les auteurs de violence est urgent, tout comme un suivi thérapeutique systématique et efficace des personnes victimes et des enfants témoins, souvent victimes. Il faut plus de shelters, lieux de repos, accueil, sécurité partout dans l’île. Que la hotline 139 puisse garantir la confidentialité des personnes victimes qui, parfois, arrivent à la police et leur partenaire est déjà au courant… les risques de représailles augmentent donc.
Plus de soutien notamment financier de l’État à la famille et aux personnes dans la communauté pour accueillir les personnes victimes et leurs enfants est aussi nécessaire.
On parle aussi beaucoup du besoin de l’accompagnement des parents…
L’accompagnement des parents, dès la grossesse, est essentiel pour augmenter les chances que l’attachement avec l’enfant soit sécurisé. Cela aide dans cette étape de vie qui est complexe et souvent difficile. C’est l’une des propositions de la société civile depuis des années, en vain, car entre ce qui est dit et ce qui est fait réellement, l’écart est souvent considérable.
Investir dans cet accompagnement permettrait de réduire les violences, étant donné qu’un attachement fragile est l’un des facteurs explicatifs fréquemment rencontrés dans les cas de violences sexuelles, conjugales, et de maltraitance des enfants, etc.
Qu’en est-il des structures d’accueil pour venir en aide aux femmes en détresse ?
Il est essentiel d’envisager la création de shelters pour les auteurs de violence et de rendre le suivi thérapeutique obligatoire pour eux. Dans les shelters existants, il est nécessaire de renforcer le soutien financier pour améliorer la prise en charge, tout en garantissant le suivi thérapeutique des femmes victimes et des enfants témoins, qui sont parfois également victimes.
Il n’existe pas encore de shelter spécifique pour la communauté LGBTQIA+, et cela est important, car plusieurs de ces personnes sont victimes et beaucoup sont contraintes de demander l’asile en France.
Il faut, en tant qu’adultes, que nous puissions questionner l’éducation que nous avons reçue de nos parents»
Un autre rapport Afrobarometer est sorti fin mars. Celui-ci indique qu’une petite majorité (54 %) des Mauriciens sondés estime qu’il est « parfois justifié » ou « toujours justifié » pour les parents d’utiliser la force physique pour discipliner leurs enfants. Quelle conclusion tirer de cette donnée ?
La violence éducative ordinaire est encore malheureusement trop méconnue à Maurice. Trop de personnes pensent encore qu’un enfant doit être « corrigé » en étant frappé. Il n’existe pas de « petite claque ». Toute claque relève de la violence !
Toutes les recherches sur les violences montrent leur impact délétère dans le développement des enfants sur les plans physique, psychologique et social. Ce n’est pas parce que nous-mêmes, en tant que parents, nous avons été humiliés, frappés avec des rotins, bâtons, « mop » ou savates, que c’est bien.
Ces propos de la psychanalyste Claude Halmos, en 2015, sont très éclairants : « Le but de l’éducation est que l’enfant se soumette aux règles parce qu’il en a compris le sens. La fessée ne lui apprend rien. Au contraire, elle lui donne l’exemple de la loi du plus fort ! Donner une fessée, c’est user et abuser d’un rapport de force inégal entre l’adulte et l’enfant. »
Il faut, en tant qu’adultes, que nous puissions questionner l’éducation que nous avons reçue de nos parents. Ils ont, certes, fait de leur mieux, mais sur des plans aussi, par méconnaissance ou d’autres raisons, ils n’ont pas tout bien fait. Il est important que nous, parents, nous puissions nous renseigner sur les besoins fondamentaux et affectifs des enfants. Fermeté sans violence et bienveillance importent dans l’éducation des enfants. Cela s’apprend.
De l’autre côté, 56 % des Mauriciens sondés estiment que les autorités prennent plutôt bien en charge les enfants ayant subi des maltraitances. Est-ce positif ?
On a fait des progrès, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a encore énormément d’axes d’amélioration à explorer. Il est crucial de garantir la confidentialité des personnes qui signalent, conformément à l’article 35 du Children’s Act, ce qui est rarement le cas.
Il est également important que la Child Development Unit privilégie de confier la garde de l’enfant victime à des membres de la famille non maltraitants, où il sera protégé, plutôt que de le placer en shelter. Des programmes d’accompagnement à la parentalité solides et efficaces sont nécessaires, ainsi que des contacts réguliers entre les enfants placés et les membres de leur famille/fratrie non maltraitants. Un fast track pour la prise en charge des enfants victimes est essentiel, car parfois les enfants restent plusieurs jours à l’hôpital sans visites ni qualité de soins.
Investir dans la formation et la supervision régulière des personnes en contact avec les enfants victimes est également une priorité.
Selon une réponse écrite, déposée il y a quelques jours au Parlement par la ministre de l’Égalité des genres et du Bien-être familial, Kalpana Koonjoo-Shah, à la suite d’une question parlementaire posée par Arianne Navarre-Marie (MMM), le nombre de cas de prostitution impliquant des enfants est très bas à Maurice. On parle de 13 cas signalés par la police depuis 2019. C’est un bon signe ?
Les cas signalés ne reflètent pas la réalité. L’exploitation sexuelle commerciale des enfants est un trafic clandestin, illégal aussi, comme toutes les violences sexuelles, et très peu de cas sont signalés aux autorités.
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