
Doctorante à la London School of Economics, Ann-Joe Chavry explore comment la féminité noire se réapproprie son identité sur les réseaux sociaux, et dépasse les stéréotypes médiatiques dans un contexte post-colonial.
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Une révolution silencieuse se joue sur nos écrans. Face aux stéréotypes tenaces qui persistent dans les médias traditionnels, les femmes créoles noires mauriciennes redéfinissent leur identité à l’ère numérique. Elles s’emparent désormais des réseaux sociaux pour écrire leur propre histoire. Joe-Ann Chavry, doctorante en Media and Communications à la prestigieuse London School of Economics (LSE), plonge au cœur de cette évolution. Elle mène une recherche novatrice qui remet en question les récits dominants et explore comment l’auto-représentation numérique peut devenir un outil de construction identitaire dans un contexte post-colonial.
« Il y avait une tendance à mettre les femmes noires mauriciennes de côté, ou de les confiner à certains stéréotypes, notamment ceux de ‘la mère célibataire’, de la ‘squatteuse’, de la ‘fam site/tabardenn’, de la femme hypersexualisée », observe Joe-Ann Chavry. Cette représentation réductrice, omniprésente dans les médias traditionnels mauriciens, contraste fortement avec ce que la chercheuse a pu observer en parallèle sur les réseaux sociaux.
Dans le cadre de mon projet, l’auto-représentation en ligne ne se réduit pas à une selfie qui génère des ‘likes’»
« Je voyais également la manière dont les femmes noires mauriciennes se représentaient elles-mêmes sur leurs comptes Facebook, Instagram, TikTok. Là-bas, beaucoup d’entre elles se positionnaient comme des femmes modernes, à l’affût des dernières tendances, parfois soutenant même des discours politiques et engagés », explique-t-elle.
C’est précisément ce décalage qui a éveillé sa curiosité intellectuelle et l’a poussée à s’interroger sur la pratique de l’auto-représentation en ligne, « en me demandant si celle-ci pouvait être comprise d’une autre manière, c’est-à-dire comme quelque chose de plus complexe qu’une simple pulsion narcissique, comme beaucoup de gens semblent penser ».
Le regard critique de Joe-Ann Chavry sur les médias mauriciens s’est développé au fil d’un parcours riche et diversifié. Lauréate du collège Lorette de Port-Louis en 2006, elle a d’abord obtenu un bachelor en Media & Communications and Spanish à l’Université de Melbourne, avant de travailler pendant une dizaine d’années dans l’industrie des médias et de la communication à Maurice, principalement dans le domaine de la publicité.
Ces expériences professionnelles lui ont permis d’observer de l’intérieur les mécanismes de représentation médiatique et les biais qui les sous-tendent. Elle a également exploré la création de contenu à travers sa propre entreprise, A Cup of Joe, lui donnant une perspective unique sur les défis de l’auto-représentation et de la construction d’une identité de marque.
Sa formation universitaire s’est poursuivie avec une maîtrise en Media & Communications (Research) à la LSE, avant d’entamer son doctorat dans la même institution. L’engagement de Joe-Ann Chavry dans cette recherche a été profondément influencé par une expérience personnelle douloureuse. En 2021, alors qu’elle avait lancé un crowdfunding pour financer ses études à Londres, elle s’est trouvée confrontée à une vague de haine en ligne.
« Je me souviens clairement d’avoir reçu des insultes, ainsi que des menaces (de mort, de viol, entre autres) sur les réseaux sociaux », raconte-t-elle. « Je me demandais d’où venait une telle haine, alors qu’à Maurice, on nous rappelle tout le temps que l’éducation est importante et qu’on vit dans un ‘melting pot’ où l’entraide est l’une de nos valeurs clés. »
Parler des réseaux sociaux comme espace d’émancipation, ou comme piège qui perpétue les stéréotypes est une façon simpliste de voir les choses»
Cette expérience traumatisante l’a amenée à s’interroger sur les facteurs qui avaient déclenché cette hostilité : « Je me suis donc demandé si c’était le fait d’être femme, d’être créole (ou les deux ?) qui soudainement m’avait transformée en ‘perfect target’. » Cette réflexion personnelle a nourri sa conviction qu’il était nécessaire « d’apporter un vrai regard critique sur l’utilisation des réseaux sociaux à Maurice. »
Au cœur de la recherche de Joe-Ann Chavry se trouve une reconceptualisation de l’auto-représentation en ligne. « Dans le cadre de mon projet, l’auto-représentation en ligne ne se réduit pas à une selfie qui génère des ‘likes’. Je pense que c’est bien plus que ça », affirme-t-elle. Elle la définit plutôt comme « un moyen à travers lequel certains utilisateurs peuvent créer un imaginaire comprenant une image de soi, ainsi qu’un riche univers social, civique et politique tout en naviguant des espaces digitaux complexes et des plateformes avec leurs propres logiques d’économie politique. »
Sa recherche s’intéresse donc « à la manière dont les femmes créoles noires mauriciennes se rendent visibles sur les réseaux sociaux » et à « ce que des gestes, tels que publier des selfies, des vidéos de leur ‘lifestyle’, de leurs voyages, entre autres, représentent pour elles ». L’objectif est d’interroger « dans quelle mesure – et si – ces outils, et le fait de publier des images de soi en ligne, contribuent à la construction de leur subjectivité, c’est-à-dire leur point de vue sur leur identité, ainsi que leur imaginaire social, civique et politique dans le contexte post-colonial, et post-esclavagiste, mauricien ».
Loin des visions binaires qui considèrent les réseaux sociaux soit comme un outil d’émancipation, soit comme un dispositif de perpétuation des stéréotypes, Joe-Ann Chavry propose une analyse plus nuancée et plus complexe. « Je pense que la réponse à cette question va au-delà d’un choix entre émancipation ou un piège qui perpétue les stéréotypes », commente-t-elle. « Comme nous le voyons tous les jours, ces outils sont utilisés par des groupes et des individus d’extrême-droite, par des néo-nazis, par des masculinistes, par des membres de pogroms. De la même manière, ces plateformes sont également utilisées pour générer de la résistance, comme nous l’avons vu lors des dernières élections à Maurice. »
Pour elle, « parler des réseaux sociaux comme espace d’émancipation, ou comme piège qui perpétue les stéréotypes est une façon simpliste de voir les choses ». Elle propose plutôt de les considérer « comme un espace qui évolue dans des circonstances culturelles, historiques, et sociales spécifiques, et qui étend les relations de pouvoir, et en crée de nouvelles ».
Repenser la féminité noire créole mauricienne
Pour analyser la féminité noire créole mauricienne, Joe-Ann Chavry rejette les approches essentialistes qui naturaliseraient cette identité. Elle part du principe qu’« être femme, et de surcroît être femme racisée, ne ressort pas du ‘naturel’. C’est-à-dire que cette façon d’être se construit au fil du temps, et au fil des interactions et expériences de vie que nous avons dans la société dans laquelle nous vivons ».
Cette perspective constructiviste l’amène à mobiliser « des références poststructuralistes, ainsi que des réflexions inspirées de concepts féministes post-colonial et du ‘Black feminism’ ». Toutefois, elle refuse d’appliquer mécaniquement ces concepts au contexte mauricien, soulignant qu’il ne s’agit pas simplement d’« importer des concepts d’ailleurs et de les appliquer au contexte mauricien tel quel. »
Pour comprendre comment les stéréotypes à l’égard des femmes noires persistent, il faut aussi comprendre comment les systèmes de domination raciale fonctionnent globalement»
Elle propose plutôt une approche qui va « au-delà d’idées binaires entre ‘blancs’ et ‘noirs’, mais aussi de faire de la place conceptuelle pour d’autres connections transnationales (NdlR, des influences qui dépassent nos frontières) ». Cette démarche permet de « mieux comprendre comment la féminité noire créole comprend multiples facettes. »
Joe-Ann Chavry refuse de considérer les femmes créoles noires comme de simples « victimes » passives des préjugés et des stéréotypes. Elle les voit plutôt comme « des sujets qui interagissent avec leur environnement social et historique » et qui « ne le ‘subissent’ pas simplement ».
Cette perspective l’amène à proposer une analyse nuancée des stéréotypes persistants qui affectent ces femmes. « Il y a effectivement des liens avec notre histoire coloniale, mais pas seulement », fait-elle ressortir. « Pour comprendre comment les stéréotypes à l’égard des femmes noires mauriciennes persistent, il faut aussi comprendre comment les systèmes de domination raciale fonctionnent globalement. »
Elle élargit ainsi la perspective au-delà du seul contexte mauricien : « Par exemple, il n’est maintenant un secret pour personne que la violence anti-noir (anti-black violence) prolifère autant à travers la ‘white supremacy’ qu’à travers d’autres systèmes de pensée (ex. cultures asiatiques). » Cette approche globale lui permet de resituer les dynamiques locales dans un contexte plus large et de comprendre comment différents systèmes de domination s’articulent et se renforcent mutuellement.
La recherche de Joe-Ann Chavry vise à produire des effets tant sur le plan académique que sociétal. Sur le plan académique, elle espère contribuer à « pousser les réflexions académiques à trois niveaux ». D’abord, en « proposant une nouvelle façon de comprendre la féminité noire au-delà du paradigme dominant du ‘Black Atlantic’. » Ensuite, en enrichissant « le champ des ‘Feminist Media Studies’, avec une étude dans le contexte mauricien ». Enfin, son projet « étend aussi les travaux académiques axés sur l’île Maurice. »
Au niveau sociétal, elle pense que sa recherche « permettrait à la société mauricienne de mieux se comprendre ». Elle « apporte une nouvelle dimension à la notion de justice sociale à Maurice, en mettant en lumière la manière dont fonctionnent différentes relations de pouvoir, surtout du point de vue de femmes racisées, à l’ère du numérique ». Cette double ambition – académique et sociétale – témoigne de son engagement en faveur d’une recherche qui ne soit pas seulement théorique, mais qui puisse également contribuer à transformer les représentations et à promouvoir une plus grande justice sociale.
Son message aux jeunes Mauriciennes qui veulent se lancer dans la recherche ou qui s’interrogent sur leur propre identité ? Joe-Ann Chavry souhaite encourager les jeunes Mauriciennes qui s’interrogent sur leur identité. « Je les féliciterais, parce que se poser ce genre de questions sur son identité en relation au monde n’est pas quelque chose de facile », dit-elle.
Elle les invite à « être curieuses, d’essayer de comprendre comment d’autres ont approché cette question avant elles », mais aussi à « s’entourer de personnes avec les mêmes interrogations, afin de créer des communautés où on se sent ‘safe’ de partager ses idées de manière collégiale – ça pourrait commencer par un book club, par exemple ».
Pour celles qui voudraient se lancer dans la recherche, elle recommande « d’être à l’affût de programmes de financement, de bourses d’études et surtout de bons guides (académiques ou pas) qui pourront répondre à leurs questions ou, du moins, les guider vers d’autres personnes qui les aideront dans ce cheminement ».
À travers sa recherche, Joe-Ann Chavry ne se contente pas d’analyser les représentations des femmes créoles noires mauriciennes : elle met en lumière leur capacité à se réinventer à l’ère numérique. En explorant ces nouvelles formes d’expression, elle contribue à changer le regard porté sur des identités souvent mal comprises. Son travail offre une lecture plus nuancée des héritages du passé et des mutations en cours, ouvrant ainsi la voie à une meilleure compréhension de la société mauricienne d’aujourd’hui.

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