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Dr Yannick Bosquet, Senior Lecturer in Language Studies à l’UoM : «L’identité mauricienne, unique, se forge dans la pluralité»

Avec les 60 ans d’indépendance en ligne de mire, la question de l’identité mauricienne revient sur le devant de la scène. Faut-il une définition unique ou une mosaïque de vécus ? Réflexion sur un concept en perpétuelle évolution avec le Dr Yannick Bosquet.

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Dans un précédent entretien (NdlR, paru le dimanche 19 janvier 2025), vous avez évoqué le concept d’« homo-mauricianus 2.0 » pour définir l’identité mauricienne. Avec la fête de l’Indépendance et de la République en toile de fond, votre définition a-t-elle évolué ? 
En fait je disais que, selon moi, il faudrait demander aux Mauriciens leurs propres définitions de l’identité mauricienne, car je pense qu’ils sont bien placés pour le faire, à partir de leur vécu. Certes, on peut demander à des experts, sociologues ou linguistes, de proposer des définitions à partir de leurs savoirs et de leurs recherches. Mais, il serait intéressant de voir quels critères les Mauriciens mettent en avant dans leurs définitions de l’identité mauricienne. 

Pourquoi avez-vous choisi ce terme précisément ? 
« Homo mauricianus 2.0 » est juste une formule que j’ai trouvée sur le moment. Elle est calquée sur « homo sapiens » ou « homo erectus » qui désignent des étapes d’évolution de l’homme et qui veulent dire « humain doué d’intelligence » et « humain érigé » respectivement. Donc, l’« homo mauricianus » serait un humain qui a évolué de façon particulière dans l’espace géographique et sociétal mauricien. 

« 2.0 » fait référence à une version plus avancée d’un produit original et renvoie au monde de l’informatique et du virtuel, qui n’est pas sans conséquence, d’ailleurs, sur le Mauricien et sa relation aux autres et à lui-même. Il est intéressant de voir comment les réseaux sociaux deviennent des plateformes pour discuter et mettre en avant l’identité mauricienne par les Mauriciens. 

L’expression de l’identité par les jeunes prend de nouvelles formes, notamment via les réseaux sociaux»

L’homo-mauricianus 2.0 serait ainsi un humain qui a évolué de façon particulière (linguistiquement, culinairement, socialement) à partir de son vécu dans le contexte de l’île Maurice et dans l’ère numérique. Reste à définir ses traits caractéristiques…
Je ne pense pas que ce terme reflète toutes les nuances et facettes du Mauricien et du mauricianisme, mais il souligne que le Mauricien a ses spécificités par rapport aux autres nationalités. 

Un seul mot peut-il vraiment capturer toute la richesse de notre identité ? 
Non, bien sûr que non. On ne peut demander à un être humain de se résumer en un mot, et encore moins à une population. 

Notre identité mauricienne est riche et elle est aussi complexe. Cette richesse et cette complexité ne peuvent être réduites à un ou quelques mots. Il est important de prendre le temps de l’histoire, de la complexité et des nuances pour approcher l’identité mauricienne. 

Puisque vous me demandez quels sont les mots qui désignent l’identité mauricienne, il est intéressant de voir ce que dit le Diksioner Morisien (Carpooran, 2019). Il recense cinq mots : Moris, Morisianism, Morisianite, Morisien (en tant que nom et en tant qu’adjectif) et Morisienn. Selon le Diksionser Morisien, « enn Morisien se enn dimounn ki finn ne ouswa viv dan Moris dan enn fason permanan ». Le mot désigne aussi la langue des Mauriciens. 

On voit ici que le critère factuel de définition est le lieu de naissance ou de vie, ce qui est une définition a minima du Mauricien. En revanche, les mots Morisianism et Morisianite, qui sont des « mauricianismes » au sens linguistique du terme, c’est-à-dire des mots propres au contexte mauricien et pour lesquels on n’est pas susceptible de retrouver des équivalents dans d’autres langues, apportent un autre éclairage sur l’identité mauricienne.  

Voici leurs définitions :

Morisianism : « 1. Santiman apartenans ek atasman ki enn Morisien resanti pou so pei ek ki opoze ek so santiman apartenans pou enn group etnik », « 2. Ideal filozofik kot tou bann Morisien sipoze inir otour enn bann valer komin. »

Morisianite : « Spesifisite kiltirel ek idantiter ki permet enn Morisien disteng li ek resortisan ninport ki lezot pei. »

Pour le premier, l’accent est mis sur un critère affectif : le sentiment d’appartenance et l’attachement que le Mauricien ressent pour son pays. Si ce sentiment est à l’opposé du sentiment d’appartenance au groupe, il n’en est pas moins vrai que les deux sentiments cohabitent, apportant ainsi une dimension encore plus profonde à l’identité mauricien qui est donc dynamique. Il est aussi intéressant de voir que cet attachement au pays a généré un projet de société que l’on retrouve dans le second sens. 

Pour « Morisianite », ce sont les critères des pratiques culturelles et identitaires qui sont mis en avant dans un souci de différenciation du Mauricien des autres nationalités. Donc ces trois mots, Morisien- Morisianism- Morisianite- esquissent des réponses sur l’identité mauricienne.

Comment décririez-vous le Mauricien à quelqu’un qui ne connaît pas Maurice ?
Si je devais décrire le Mauricien à quelqu’un qui ne connaît pas Maurice, ma description serait centrée sur trois mots : diversité, unicité et fluidité. Le Mauricien est divers par nature. Il est « multiple » par les origines géographiques de ses ancêtres, par ses pratiques religieuses et culturelles. En même temps, il est un et unique, car il est à la convergence de cette diversité et en est pétri, il en est nourri. 

Cette vie dans un territoire si petit et si divers fait de lui un être unique dans sa façon de parler, son apparence, ses comportements, ses pratiques culturelles. Chaque groupe qui constitue la population mauricienne a essayé, quand cela était possible, de garder ses pratiques culturelles, tout en les adaptant nécessairement au contexte réel de Maurice, aboutissant ainsi à une mauricianisation unique de ses pratiques, contribuant à l’identité mauricienne. 

C’est très mauricien, par exemple, d’entendre sur une onde radiophonique du français, du créole, de l’anglais et de l’hindoustani dans une même heure d’écoute, et il me semble que cela reste assez unique. Quand on regarde le métissage à l’œuvre dans la cuisine, on voit aussi cette unicité. D’ailleurs, quand les Mauriciens sont à l’étranger, ils se reconnaissent assez facilement. Unicité aussi dans le sens de faire « un », surtout dans les grands moments de notre histoire. L’identité mauricienne, unique, se forge dans la pluralité. 

N’oublions pas qu’être Mauricien, cela veut aussi dire, pour certains de nos compatriotes, être Rodriguais, Agaléen, Chagossien et tous les Mauriciens, qu’ils soient de ces îles ou pas, ressentent un attachement pour ces îles de la République et leurs compatriotes. 

Fluidité enfin, car notre identité mauricienne est dans un mouvement constant entre cette identité de groupes (ethno-particulariste) et notre identité nationale d’une part, et les identités de groupes, entre elles, d’autre part. 

J’ai eu l’occasion, il y a quelques jours, dans le cadre de mes cours à l’université, d’inviter une conférencière, qui a récemment publié un ouvrage sur le bhojpuri mauricien, à parler de ses recherches sur cette langue. Cette intervention était ouverte aux collègues intéressés et je pouvais voir cette fluidité à l’œuvre dans les échanges entre des universitaires créoles, musulmans et hindous, qui, chacun à partir de son propre vécu, apportait une dimension différente au débat, l’enrichissant. 

D’un échange à un autre, on construisait un discours scientifique riche en passant d’une perspective ethnoculturelle à une autre et à partir du vécu et du savoir des individus sur un objet commun à tous dans l’espace mauricien : le bhojpuri mauricien. Pour moi, c’était un bel exemple de la mauricianité et de mauricianisme ! 

Cette fluidité est aussi visible dans les pratiques linguistiques. Il suffit, pour cela, d’observer les menus affichés des snacks que l’on retrouve dans différents coins de l’île. Dansune seule affiche, on retrouvera des mots du français, du créole, de l’anglais, de l’hindi tout en faisant un voyage culinaire.

Être Mauricien en 2025 devrait être synonyme d’éco-conscience car protéger notre île, c’est aussi protéger notre identité»

Qu’est-ce qu’être Mauricien en 2025 ?
Sur le plan linguistique, un des éléments qui ressort pour moi, c’est que le Mauricien est désormais à l’aise avec sa langue mauricienne, le kreol morisien. Depuis les années 2000, avec tout le travail de standardisation et depuis son enseignement au primaire en 2012 et à l’université en 2014, entre autres, il y a une réelle valorisation de la langue, qui fait que le locuteur se sent de plus en plus à l’aise pour la parler dans de plus en plus de circonstances. Le Mauricien de 2025 est décomplexé vis-à-vis de sa langue maternelle et nationale et est mieux dans sa peau, linguistiquement parlant. Je le vois dans mes cours avec mes étudiants, par exemple.

Je crois qu’un autre des éléments qui caractérisent l’époque à laquelle nous sommes est le besoin de prise de conscience du changement climatique et de ses conséquences. Certains Mauriciens, surtout les jeunes, en sont bien conscients et agissent. Malheureusement, il suffit de regarder les détritus qui longent nos routes pour voir que d’autres n’en ont pas conscience. Être Mauricien en 2025 devrait être synonyme d’éco-conscience car protéger notre île, c’est aussi protéger notre identité.

Quels événements ou tendances récentes ont, selon vous, marqué une transformation dans notre identité collective ?
Si l’identité se vit au quotidien dans nos habitudes, c’est toujours autour de grands événements que l’identité mauricienne se manifeste ostensiblement et plus grand sera l’événement ou l’enjeu, plus fort sera le sentiment de reconnaissance à l’identité collective. 

Dans l’histoire récente, je citerai deux événements : les Jeux des îles de 2019 et le naufrage du Wakashio. Si le premier est d’abord un événement sportif, médiatique et aussi politique, la population mauricienne s’est emparée de ces jeux avec un sentiment de fierté de les accueillir et de soutenir l’équipe mauricienne. 

Les Mauriciens se sont mobilisés, dans la joie, en nombre pour aller aux diverses manifestations organisées dans le cadre de ces jeux pour soutenir leurs compatriotes et par fierté pour leur quadricolore. C’était un beau moment d’unité nationale. 

Tout comme l’a été la mobilisation après le naufrage du Wakashio, menée par les jeunes surtout. Cet évènement a été très fort car c’est à notre mer et à notre terre que l’on touchait et la réaction populaire a été immédiate et unanime. La mer fait partie intégrante de la conception que nous avons de notre pays et toucher à la mer, c’est toucher à notre pays, notre identité, sans oublier que la mer est nourricière pour nous. Le peuple s’est mis en première ligne pour sauver sa mer, un élément qui forge son identité.

Pensez-vous que les jeunes Mauriciens et les générations précédentes partagent la même définition de l’identité mauricienne ? Qu’est-ce qui les différencie ?
Les jeunes sont les moteurs du changement et il est certain que le sentiment et le vécu de l’identité mauricienne sont différents en fonction des générations.

Ce que je constate, c’est que l’expression de l’identité par les jeunes prend de nouvelles formes, notamment via les réseaux sociaux. Il y a parfois des mèmes ou des vidéos humoristiques que les jeunes reprennent comme les vidéos du style « To kone to Morisien kan… » et on voit défiler sur les écrans les habitudes bien particulières dans lesquelles nous nous reconnaissons tous et toutes en tant que Mauriciens. 

Les jeunes expriment à travers les réseaux sociaux des choses très pratiques et quotidiennes de l’identité mauricienne.  

À l’ère de TikTok, Netflix et de l’intelligence artificielle, ainsi que de la mondialisation, pensez-vous que la culture mauricienne est en train de s’uniformiser avec le monde ou, au contraire, de se réinventer ?
Je pense que les deux tendances sont observables. D’une part, il y a une uniformisation par le biais de l’adoption des codes du monde virtuel. Par exemple, si un Mauricien veut créer un contenu sur la nourriture mauricienne, il va s’assurer que celui-ci répond à certains codes pour avoir une audience large. 

Par ailleurs, l’uniformisation, au sens de l’adoption de la culture mondialisée, en termes de consommation par exemple, est également favorisée par les réseaux sociaux. Donc, oui, d’une côté la culture mauricienne subit les influences de la mondialisation par une certaine uniformisation des pratiques. Par exemple, le « burger » est désormais un incontournable du fast-food mauricien, alors que le shopping se fait désormais en ligne sur les grands sites qui inondent le marché mondial et mauricien. 

D’autre part, on voit que grâce au monde numérique et autres plateformes en ligne, la culture mauricienne gagne en visibilité. Les Mauriciens sont nombreux désormais à publier et chercher des recettes mauriciennes sur YouTube. Celles-ci sont disponibles pour le monde entier, et nous avons des compatriotes qui diffusent avec brio notre culture culinaire, linguistique ou musicale à l’international. 

Vous voulez apprendre les rudiments du kreol morisien avant de visiter Maurice ? Aucun problème : des plateformes privées et publiques proposent des petites capsules vidéo sur le kreol morisien, mettant ainsi en avant notre culture. 

Y a-t-il un mythe ou une illusion sur l’identité mauricienne que nous devrions déconstruire ?
Certains pensent que l’identité mauricienne et le mauricianisme sont des illusions, que les Mauriciens se réunissent le 12 mars pour chanter leur hymne national et que le lendemain, ils retournent à leurs habitudes grégaires. Si ce n’est pas faux que le mauricianisme est célébré à de trop rares occasions, je pense qu’il n’est pas juste de dire que l’identité mauricienne est une illusion. L’identité de groupe n’est pas incompatible avec l’identité nationale, chacun peut s’enrichir de l’autre.

Si vous deviez vous définir en tant que Mauricienne, que diriez-vous ?
Une femme attachée à son île, qui parle trois langues, souvent en même temps, qui est contente de prendre l’avion pour prendre une bouffée d’air frais et aller parler de son pays et des langues qui y sont parlées, mais dont le cœur est rempli de joie et d’excitation au moment de toucher le sol mauricien.

L’identité de groupe n’est pas incompatible avec l’identité nationale, chacun peut s’enrichir de l’autre»

Y a-t-il une coutume, une langue, un plat, un paysage qui, pour vous, incarne pleinement Maurice ?
Une coutume : acheter son journal le dimanche matin, s’arrêter chez le marchand de gâteaux piment et déguster son « dipin gato piman » en lisant les journaux.

Une langue : le créole évidemment, mais aussi notre capacité à passer d’une langue à une autre et à les mélanger avec beaucoup de facilité.
Un plat : Bouyon bred kreson, rougay pwason sale ek so pomdeter frir !

Un paysage : Le coucher du soleil à Flic-en-Flac, un dimanche après-midi.

Et si l’identité mauricienne était une saveur, un son ou une couleur, lesquels choisiriez-vous ?
Une saveur : La première idée qui me vient en tête, c’est le parfum du briani. Une saveur, ce serait un alouda !

Un son : celui des battements de la ravanne.

Une couleur : rouz-ble-zonn-ver.

Et si elle était un dicton ou une expression créole ?
Difficile de choisir une expression, car elles sont toutes tellement imagées et inventives. Je préfère opter pour les sirandanes, qui sont tellement mauriciennes. Je les ai connues en jouant avec mes cousines quand j’étais enfant. Plus tard, dans ma carrière, j’ai découvert ce que ces devinettes sont pour le patrimoine linguistique et culturel mauricien et il me semble important que les jeunes se réapproprient ce patrimoine.

Comment imaginez-vous un Mauricien de 2075 définir son identité ?
J’espère qu’il pourra la définir en termes de paix : paix intérieure avec lui-même en tant que Mauricien, assumant pleinement sa propre identité et sa langue. Paix extérieure avec ses compatriotes de cultes et de cultures différents, et paix avec son environnement, sa terre, sa mer, son île nourricière et qui porte sa vie.

 

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