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Cassam Uteem, ancien président de la République : «Les dirigeants du pays ne sont plus des ‘role models’»

Cassam Uteem reste un exemple inspirant de leadership qui dans un geste aussi rare que courageux avait choisi de démissionner de ses fonctions, refusant de compromettre ses convictions. Dans cette interview, il décortique les sujets de l’actualité tout en saisissant toutes ses nuances et ses subtilités.

Le bras de fer entre le Commissaire de police et le Directeur des poursuites publiques a pris une proportion inquiétante. Peut-on connaître votre analyse de ce chaos constitutionnel sans précédent ?
Je trouve dommage que ces deux institutions essentielles du pays, prévues de surcroit dans notre Constitution, et qui sont censées coopérer dans les affaires pénales pour faire triompher la justice, soient à couteaux tirés et leurs désaccords ou différends portés sur la place publique. À mon avis, le Commissaire de police fut mal inspiré de critiquer publiquement, par le biais d’un communiqué, une décision du DPP qui ne lui aurait pas plu, celle de ne pas contester la libération conditionnelle de Bruneau Laurette dans l’affaire de la saisie alléguée de drogue à son domicile par la Special Striking Team de la police avant d’avoir recours à la Cour suprême où il s’est fait représenté par des hommes de loi du privé, proches, dit-on, du pouvoir. Il est impossible de concevoir qu’un Commissaire de police puisse entreprendre une telle démarche sans l’aval du ministre de l’Interieur qui est le Premier ministre.

Ce bras de fer est perçu de s’être transformé d’un chaos constitutionnel en une bataille de bas étage avec l’affaire Fixed Penalty. Est-ce le début d’une voie sans retour ?
C’est l’escalade dont l’objectif est de discréditer la fonction du DPP ou le titulaire lui-même dont on sait pourtant qu’il est un haut fonctionnaire compétent et intègre. On joue là à un jeu dangereux. Il revient au Premier ministre de ramener le Commissaire de police à la raison et mettre ainsi fin, dans les plus brefs délais, à cette situation malsaine.

Il y a dysfonctionnment au niveau des institutions fondamentales de la société, la Famille, l’Ecole, les lieux de culte, la politique, la police»

Des observateurs avertis appellent le Président de la République à désamorcer cette bombe. Est-ce dans ses prérogatives ?
Si ces observateurs le font c’est qu’ils croient que le Président de la République jouisse d’une grande autorité morale dans le pays et d’une influence certaine au sein du gouvernement, et ils n’ont pas tort.
Lorsque vous étiez Président de la République, vous êtes intervenu sur le terrain pour désamorcer avec succès les émeutes de 1999. Si vous étiez toujours Président, comment réagiriez-vous pour trouver une solution durable à cette crise constitutionnelle ?

C’est une question hypothétique à laquelle je ne souhaite pas répondre.

Votre tâche serait-elle plus difficile qu’en 1999 étant donné qu’il semble que le pouvoir pousse le Commissaire de police dans cette impasse ?
Puisque vous insistez, je vous dirai que lorsque j’occupais le poste de Président de la République, je m’entendais très bien avec les deux Premiers ministres que j’ai connus, Sir Anerood Jugnauth et Navin Ramgoolam, et dans l’exercice de mes fonctions, je les rencontrais regulièrement. Nous n’avons pas toujours été sur la même longueur d’onde sur un certain nombre de sujets mais le bon sens a toujours prévalu et quand il fallait couper la poire en deux, on le faisait, dans l’intérêt superieur du pays ! Lorsque cela ne fut plus possible, je suis parti, comme vous le savez ! Si une telle affaire avait alors surgi, je n’aurais dérogé ni à ma manière de faire ni à mes principes.

Partagez-vous l’avis de ceux qui pensent que c’est une vengeance pour ne pas avoir réussi à faire aboutir la Prosecution Commission ?
Les gens qui le disent font de la spéculation. J’ai du mal à croire qu’un Premier ministre ou un gouvernement puisse agir par vengeance. L’explication la plus plausible serait celle qui attribue au présent régime politique la tentation tentaculaire de tout contrôler, comme en autocratie.

La classe politique perdrait alors le peu de crédibilité qu’elle lui reste»

La Cour suprême est appelée à trancher le conflit constitutionnel. Est-ce de bon augure ?
Un mauvais arrangement, disait Balzac, vaut mieux qu’un bon procès. Mais là où nous sommes arrivés, cette option n’existe plus. Je fais confiance au judiciaire qui saura interpréter et faire respecter l’esprit et la lettre de la Constitution.

La création de la Financial Crimes Commission (FCC) suscite un certain malaise, au point que le Directeur des poursuites publiques (DPP) a déposé une plainte constitutionnelle devant la Cour suprême pour demander que la FCC Act soit annulée. A-t-il raison ?
S’il trouve que les pouvoirs et prérogatives que lui confère la Constitution ont été usurpés par la Financial Crimes Commission Act votée par le parlement et irait donc à l’encontre de notre Constitution, le DPP a le locus standi et même le devoir de faire appel à la Cour Suprême, qui est aussi le garant de la Constitution, pour le rétablir dans ses droits. C’est la seule voie à suivre.

Est-ce exagéré de la part du leader du PTr, Navin Ramgoolam, d’affirmer que « in fer pou target mwa sa » ?
Une loi votée au parlement se caractérise par sa généralité, c’est-à-dire qu’elle s’applique à tous et son impersonnalité, ne visant pas des personnes ou des cas spécifiques. Le projet de loi en question traite des crimes financiers dont le blanchiment d’argent. Il s’applique indistinctement à tous ceux concernés. Puisque Navin Ramgoolam fait l’objet d’une enquête pour un tel délit, qu’il aurait commis, il n’est pas illogique de penser qu’il est un de ceux visés par cette loi.

Est-ce que la crise dans nos institutions se manifeste également par la démission de Ken Arian du conseil d’administration « pour ne pas cautionner la mauvaise gestion » ? Trouvez-vous normal qu’on ne lui ait pas demandé des explications pour des actions correctives et des sanctions ?
Selon une autre version, Ken Arian aurait dit qu’il a demissionné du Conseil d’administration d’Air Mauritius parcequ’il a mené à bon port la mission que lui avait confiée le Premier ministre et sa démission lui permettrait dorénavant d’accorder plus de son temps à Air Mauritius Holdings Ltd dont il est le CEO et à ses autres subsidiaires. Il a été probablement plus explicite, en privé, avec celui ou ceux dont il est redevable en tant que CEO.

Les discussions et négotiations entre les chefs de partis de l’Opposition parlementaire s’éternisent»

Air Mauritius, la fierté nationale d’une époque, est à nouveau en difficulté. À quoi attribuez-vous cette chute ?
Les récentes difficultés sont attribuées aux ennuis mécaniques répétés rencontrés par des avions qu’Air Mauritius avait loués, avec pour résultat l’annulation de nombreux vols long-courriers et les inconvénients subis par les passagers. Ce qui contribue à ternir davantage l’image de notre compagnie d’aviation qui jouissait, il n’y a pas longtemps, d’une excellente réputation.

L’interférence à outrance de la politique dans l’administration de la compagnie, la nomination des protégés au détriment de la méritocratie, certaines décisions imprudentes prises et qui sont contraires à la bonne gouvernance ont contribué à précipiter la chute dont vous parlez.

Maintenant qu’un nouveau CEO, qui est un administrateur chevronné, dit-on, vient d’être nommé à la tête d’Air Mauritius, il faut lui accorder le temps nécessaire pour s’adapter et s’orienter, en espérant qu’il arrivera à redonner à Air Mauritius son lustre d’antan.

La politisation gangrène les institutions avec la nomination de protégés politiques aux postes de CEO ou autre General Manager. Partagez-vous l’opinion de ceux qui pensent que c’est un précédent qu’aucun autre gouvernement ne rétablira, car « it suits their purpose » ?
Une des critiques les plus souvent adressées à l’encontre du régime actuel est le népotisme – politique adoptée par les tenants du pouvoir et qui consiste à favoriser systématiquement leurs proches, leur famille et leur ‘chatwas’ au détriment de la méritocratie. Ce serait à désespérer si la même politique de ‘petits copains et de grands coquins’ devrait être poursuivie avec un éventuel changement de régime. La fuite de cerveaux qu’on constate aujourd’hui s’amplifiera et le pays en souffrira davantage. La classe politique perdrait alors le peu de crédibilité qu’elle lui reste.

Il ne se passe pas une semaine sans qu’on n’enregistre un accident de la route fatal, un crime, des cas de vol et d’agression, la saisie de drogue… Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans notre société ?
Ce sont là quelques-uns des symptômes d’une société malade et en perte de repères. Il y a dysfonctionnment au niveau des institutions fondamentales de la société, la Famille, l’Ecole, les lieux de culte, la politique, la police qui n’arrivent plus à assumer leurs rôles et leurs responsabilités surtout dans le processus de socialisation de l’enfant et de la transmission des valeurs. Les dirigeants du pays ne sont plus des ‘role models’, ne servent plus de référence et il y a relâchement complet de la discipline et de l’ordre public. La solution est simple et je ne cesse de la répéter : Back to basics – un retour à l’essentiel, au savoir de base et aux valeurs fondamentales qui ont si bien guidé la société dans le passé. 

Trouvez-vous normal qu’un Premier ministre limoge un ministre, en quatrième vitesse, un dimanche soir, et d’un commun accord il décide de garder secret la ou les raisons ?
Pour le commun des mortels, cette façon de faire peut paraître anormal mais pour les initiés elle ne l’est pas. Un Premier ministre n’est pas tenu de donner les raisons pour lesquelles il nomme ou il révoque un ministre. D’ailleurs, c’est le Président de la République, sur avis conforme du Premier ministre, qui destitue un ministre de sa charge et il le fait généralement sans le prévenir au préalable. Cependant, dans un souci de transparence et pour éviter des conjectures, les raisons de la révocation d’un ministre devraient être rendus publics.

Le Premier ministre est déjà en campagne et distribue à tour de bras des cadeaux puisés des caisses de l’État»

De votre expérience, pensez-vous que le Premier ministre est sérieux en insistant que l’élection partielle au No 10 aura bel et bien lieu ?
Une élection partielle à quelques semaines/mois des élections générales me semble peu probable sinon absurde. Le Premier ministre ne peut prendre le risque d’une partielle au No 10, dont l’issue serait incertaine surtout avec une eventuelle candidature d’un certain Navin Ramgoolam ! Le Premier ministre n’a plus aujourd’hui le contrôle du calendrier électoral, bouleversé par la démission inattendue du ministre revoqué. La seule option qu’il lui reste c’est la dissolution du parlement avant la date butoir à laquelle le décret est émis pour la tenue de l’élection partielle, c’est-à-dire un maximum de 90 jours après la démission du député Hurdoyal suivi du décret en vue l’annonce des élections générales.

Si c’est vraiment le cas, doit-on déduire que les élections générales pourraient être tenue en 2025 ? Quels sont les risques pour le gouvernement et pour l’Opposition ?
Je prévois des élections générales avant la fin de 2024. D’ailleurs, le Premier ministre est déjà en campagne et distribue à tour de bras des cadeaux puisés des caisses de l’État, qui ne sont plus considérés comme des bribes électoraux, tandis que s’éternisent les discussions et négotiations entre les chefs de partis de l’Opposition parlementaire.

Compte tenu du fait que, selon des sondages récents, un fort pourcentage de l’électorat declarait n’avoir toujours pas décidé pour quel parti ou pour quelle alliance voter, choisissant de ‘sit on the fence’, comme dirait l’Anglais, bien malin celui qui peut prédire avec certitude le résultat de ces prochaines élections. La dichotomie entre villes et villages, si elle était confirmée, risquerait de produire un ‘hung parliament’, aucun parti ou aucune alliance ne détenant une majorité.

À votre avis quels seront les enjeux des prochaines élections ?
Les sondages récents démontrent que les enjeux seraient surtout d’ordre économique liés aux ‘bread and butter issues’, les questions d’emplois, de salaires et du pouvoir d’achat que grignotent d’avantage chaque jour l’inflation et la dépréciation de la roupie. D’autres sujets de préoccupation majeure sont l’ampleur qu’a pris le traffic de la drogue, la corruption et le népotisme institutionnalisé. 

Pensez-vous que la masse silencieuse a déjà pris sa décision ? Dans la conjoncture actuelle, qu’est-ce qui peut bien motiver sa décision ?
Dans la masse silencieuse, il y a ceux qui adoptent un comportement d’opportuniste, voire cynique, car l’idéologie, en recul, a nettement perdu de son influence. Le parti ou l’Alliance qui saura le mieux répondre à la question qui les intéresse, c’est-à-dire ‘qu’est-ce que j’aurais en retour si je votais pour toi’, obtiendrait leur faveur, donc leur vote. Il y en a d’autres – la majorité ? – qui attendent la fin des tractations entre les divers partis pour savoir exactement quelles sont les différentes forces politiques qui vont s’affronter, leur manifeste électoral et leur liste de candidats ainsi que les aspirants Premiers ministres, ce qui leur permettra alors de prendre une décision éclairée. 

En marge des prochaines élections, quel est votre message aux politiciens de tous bords ?
Je souhaite assister au déroulement d’une campagne électorale civilisée, sans heurts ni violence verbale, dans le respect de l’adversaire, évitant les coups bas et les coups fourrés, une campagne faite de propositions réalistes, sans démagogie et où les électeurs sont traités en citoyens adultes. 

Votre mot de la fin…
Nous sommes à quelques jours de la fin du mois de Ramadan, peut-être me permettrez-vous de saisir de cette occasion pour souhaiter à vos lecteurs : Eid Mubarak !

 

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