Interview

Armand Maudave : «Maurice est une démocratie tronquée par les politiques»

Armand Maudave

Ancien haut fonctionnaire et ancien haut cadre du privé, Armand Maudave revient sur les 49 ans de l’île Maurice indépendante. Il parle de son optimisme en l’avenir et ne ménage pas nos politiciens dont il déplore le niveau.

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À la veille des 49 ans de l’Indépendance, quel regard jetez-vous sur le chemin parcouru par Maurice ? 
Un regard ambivalent. Les méandres du chemin parcouru depuis 1968 évoquent des sentiments partagés qui oscillent entre fierté et tristesse. Fierté de ce que l’accession à l’Indépendance a permis d’accomplir. Dos au mur, en dépit des écueils que des économistes réputés prédisaient, nous avons révélé que nous avions de l’imagination, de la capacité d’entreprendre et de réussir. Concrètement, cela nous a permis de créer une zone franche, de lancer le tourisme et subséquemment l’installation progressive d’autres supports économiques, assurant une prospérité mieux distribuée. Et puis, psychologiquement, n’est-il pas agréable d’exister par soi-même et pour soi-même ?

Tristesse aussi, hélas, à la pensée de ce que cette accession aurait pu permettre d’éradiquer. En premier lieu, le communalisme qui gangrène la société, entrave l’éclosion d’un sentiment national transcendant les appartenances ethniques ou religieuses. Parmi les zones d’ombre sur le chemin parcouru depuis presque cinq décennies, je relève la montée de la corruption et du népotisme sous les sphères administratives du pays. 

Un déficit de planification relative aux infrastructures depuis 40 ans aura eu comme résultat l’encombrement des routes, l’expansion sauvage des villages, l’érosion des plages, la déforestation. Bref, l’île Maurice s’enlaidit. J’ai aussi regretté les circonscriptions fossilisées, les procédures électives dépassées, le monopole des émissions télévisées, l’obsession de la quote-part communautaire balayant la méritocratie. À la lumière de ce que préconisaient les concepteurs de la gouvernance démocratique, les Grecs, Maurice n’est qu’une démocratie tronquée. De manière délibérée par les politiciens. 

«Je note avec regret que les investissements du secteur privé ont baissé durant ces dernières années d’au moins Rs 60 milliards.»

Avez-vous des regrets par rapport à ce qui aurait pu être mieux fait, ce qui aurait pu améliorer la vie des Mauriciens ?
Les failles que je viens d’énumérer indiquent l’étendue de mes regrets. Autre exemple : est-il rationnel que sur une île copieusement arrosée, des milliers de familles subissent depuis tant d’années des coupures dans la fourniture de l’eau ? À qui la faute ? Qui sont ceux qui n’ont pas trouvé les moyens de remplacer des kilomètres de tuyaux percés et de créer des barrages pour satisfaire une demande croissante et prévisible ? 

Je regrette également le niveau des parlementaires depuis la graduelle disparition dans les années 80/90 de ceux qui avaient réclamé l’Indépendance et réussi contre toute attente le décollage économique. Les interventions à l’Assemblée nationale révèlent une fâcheuse insuffisance de vocabulaire, une pauvreté conceptuelle du fond des problèmes et de la manière de les exposer. Nos élus conçoivent mal et s’expriment confusément. Nous assistons perplexes à une dégringolade des valeurs morales. Rigueur, discipline, clarté, respect de l’autre disparaissent des tribunes parlementaires et municipales avec l’insidieuse avancée du trivial, du persiflage et de la vulgarité. Notre Assemblée nationale a perdu sa dignité. Que penser d’ailleurs d’un notoire chef d’opposition qui depuis les années 80 est perpétuellement en colère ? 

Et l’avenir, vous le voyez comment ? 
Tangent pour le moment. Prometteur demain quand les mentalités se seront purgées des scories sociales et des atermoiements politiques que je viens d’esquisser. Je me souviens qu’à la BBC, lors d’un programme intitulé London calling Mauritius, je soulignais que l’île Maurice pouvait devenir la Grèce et la Suisse de l’océan Indien. La Grèce antique, en raison de ses diversités culturelles et complémentaires. La Suisse pour les mêmes raisons qui ont conditionné depuis le 17e siècle la prospérité de l’État helvétique : expansion des activités bancaires, des assurances, de l’offshore et de l’arbitrage juridique. Tout cela se précise graduellement en ce moment chez nous. Nous serons bientôt un hub académique, aérien et commercial aux retombées positives pour le port, l’aéroport et les services. L’enrichissement de notre hinterland, l’Afrique, passe aussi en partie par nos entreprises. Une centaine de nos sociétés y sont, paraît-il, déjà installées. Tout cela permet un optimisme mesuré pour l’avenir.  

Le gouvernement s’engage dans de grands chantiers. Le métro léger et une nouvelle ville administrative sont-ils réellement nécessaires ?
Je crois que ces investissements sont nécessaires. J’aurais aimé voir le secteur privé faire des investissements tout aussi importants. Je note avec regret que les investissements du secteur privé ont baissé durant ces dernières années d’au moins Rs 60 milliards. Il est vrai que le secteur privé a été particulièrement frileux durant ces trois dernières années. Il ne faut pas oublier qu’on a eu trois ministres des Finances. Cela n’encourage aucunement l’investissement. Ni local ni étranger. Le Foreign Direct Investment qui était de Rs 20 milliards il y a trois quatre ans a plongé à Rs 10 milliards et remonte péniblement. Les investisseurs, il faut les comprendre, craignent les risques. Ils n’ont qu’une chose en tête : qu’ils soient assurés de la stabilité de l’administration du pays, ce qui n’a pas été le cas durant ces trois dernières années. Les scandales qui se succèdent ne donnent pas une bonne image du pays, tant au niveau local qu’à l’international. 

En ce qu’il s’agit de la création d’une nouvelle ville administrative, je trouve que c’est une aberration. Port-Louis a un passé, une histoire, elle doit continuer à être la ville administrative du pays. Peut-être faudrait-il revoir certaines choses.

Maurice se bat pour sa souveraineté sur les Chagos depuis le début des années 80. Pensez-vous que les natifs pourront un jour retourner vivre sur leur archipel ? 
J’aurais tendance à considérer la souveraineté comme acquise. Les plus hautes instances politiques anglaises ont maintes fois affirmé que les Chagos reviendront à Maurice « when no longer required for defence purposes ». Il se trouve malheureusement que d’autres considérations empêchent et empêcheront encore longtemps ce transfert tant souhaité. Notamment la sécurité de l’approvisionnement en matières premières essentielles, la surveillance de la zone, l’instabilité politique de la région et j’en passe.  

Dans une telle conjoncture, il importe de se concentrer sereinement sur ce qui pourrait être obtenu et réalisé assez rapidement : obtenir si possible de substantiels revenus annuels sur l’occupation de ces îles et une coopération active pour l’exploitation des ressources marines, entres autres. Retourner y vivre ? Qui paiera l’installation des infrastructures indispensables à une occupation permanente des îles ? Combien vraiment veulent y retourner pour de bon et sont capables de faire la différence entre le rêve, la nostalgie – sentiments humains et louables – et les impératifs de la géopolitique ? Je pense plutôt qu’il sera possible d’obtenir plus facilement pour les Chagossiens le droit d’effectuer de fréquentes visites sur ces lieux où sommeillent leurs ancêtres.

 

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