Président de l’Association des travailleurs sociaux de Maurice (ATSM), grand dénonciateur des barons de la drogue, Ally Lazer jette un regard cru sur le fléau de la drogue, et en particulier sur les ravages de la drogue de synthèse.
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Qui dit combat contre la drogue dit Ally Lazer. Depuis quand et pourquoi menez-vous cette lutte acharnée contre les trafiquants ?
Deux événements distincts, mais interconnectés ont déclenché mon engagement. D’abord, la perte tragique de mon oncle, le frère aîné de mon père, à la suite d’une overdose d’héroïne. À l’époque, j’habitais Plaine-Verte, lorsque le Brown Sugar a fait son apparition sur le marché mauricien. Les consommateurs, ignorant les dosages appropriés, s’injectaient la drogue de manière hasardeuse et excessive, guidés uniquement par leur désir d’atteindre l’euphorie, « ki zot gagn zot doz nisa ».
Et le second événement ?
J’avais à peine 18 ans. La mafia de la drogue s’est implantée à Plaine-Verte. Les barons affichaient ouvertement leur influence en proclamant : « Gouvernma dan nou lame. »
En tant que président du S Club de Port-Louis, qui possédait également une antenne à Grand-Baie, j’ai décidé d’agir. Notre organisation, qui se consacrait à la littérature et au sport, est devenue un instrument de lutte. J’ai mobilisé nos membres en leur faisant prendre conscience que « zenes, dimounn pe grene kouma zamalak » à cause de la drogue. Nous avons organisé un rassemblement un vendredi, immédiatement après la prière du Namaz Eshaa, au cœur de Plaine-Verte, à St-François Xavier.
La mafia de la drogue est devenue intouchable, faute de volonté politique»
Aviez-vous une connais-sance préalable du monde de la drogue ?
J’étais totalement novice dans ce domaine. Avant de monter sur le camion prêté par l’un de nos membres, j’ai prié Dieu de guider mes paroles pour tenir un discours cohérent. Ce fut le premier meeting public osant dénoncer ouvertement les barons de la drogue. Parmi les personnes présentes se trouvaient l’imam Beeharry, devenu plus tard député du Hizbullah de Cehl Meeah, et le père Henri Souchon - deux figures respectées, qui nous ont depuis quittés.
Sur quoi portait votre message principal ?
J’ai dénoncé les ravages du Brown Sugar : comment cette drogue décimait nos pères et notre jeunesse, plongeant des familles entières dans la détresse. J’ai notamment évoqué l’assassinat d’un certain Atchia au Marché central, victime d’un règlement de comptes lié au trafic.
Comment les personnes présentes ont-elles réagi ce vendredi-là ?
À peine descendu du camion, un Senior Citizen m’a interpellé avec inquiétude : « Ally, to finn vinne fou, to finn tom lor to latet ? » Je rappelle que je n’avais que 18 ans à l’époque.
Que s'est-il passé ensuite ?
En rentrant chez moi, j’ai aperçu un attroupement devant ma maison. Le père Souchon était déjà parti, mais l’imam Beeharry m’accompagnait toujours. C’est alors qu’un des mafieux de la drogue a placé une arme contre ma tempe en me menaçant : « Si to kontinie, to pou al zwenn to tonton. »
Face à cette menace, l’imam Beeharry a répondu avec courage : « La vie et la mort sont entre les mains de Dieu, pas dans celles de la mafia. »
Parlons des nombreux dossiers que vous avez compilés et remis aux autorités. Qu’en est-il advenu ? Sont-ils toujours en train de nourrir cancrelats et rats ?
(Ally Lazer secoue la tête et soupire avant de nous fixer d’un regard désespéré) Vous, les journalistes, êtes plus conscients que les autorités du combat que je mène depuis plus de 43 ans, mais vous n’avez malheureusement aucun pouvoir légal. J’ai voué ma vie entière à lutter contre ce fléau de la drogue, contre ces barons qui se croient tout permis grâce à leur force brutale et leur puissance financière. J’ai déposé des dizaines de dossiers au Prime Minister’s Office, à l’Economic Crime Office (ECO) de Mme Indira Manrakhan, aux Casernes centrales. En vain. La mafia de la drogue est devenue intouchable, faute de volonté politique.
La répression semble inefficace. Comment alors combattre ces barons ?
La lutte contre la drogue s’articule autour de deux axes : le traitement et les dénonciations. En tant que fonctionnaire, j’ai dû prendre des congés pour déposer une soixantaine de dossiers à l’Independent Commission against Corruption (NdlR, désormais Financial Crimes Commission). J’ai nommément désigné les barons, indiqué leurs zones d’opération et identifié leurs « zoke ».
Peut-on parler d’intou-chables, voire d’un État dans l’État, comme à Rome ?
Le point faible des barons de la drogue réside dans leur richesse ostentatoire. Les signes extérieurs de richesse ne trompent pas. On détecte à des kilomètres le blanchiment d’argent sale, un argent bâti sur des cadavres.
On détecte à des kilomètres le blanchiment d’argent sale, un argent bâti sur des cadavres»
Est-ce donc sur les biens mal acquis que les autorités devraient concentrer leurs efforts ?
Tous les barons de la drogue opèrent via des prête-noms et entretiennent des maîtresses qui mènent un train de vie princier. Il y a notamment deux « reines » qui s’affichent sans complexe. Ces informations sont de notoriété publique, comment les autorités peuvent-elles les ignorer ?
Ces femmes étalent ostensiblement leur richesse, comme pour narguer la société et démontrer leur impunité. Jusqu’à présent, aucune enquête n’a été menée sur l’origine de leur fortune, leurs activités, leur entourage, ou leurs luxueuses berlines. Les barons de la drogue bâtissent leur empire sur des cadavres.
Il faut tout de même reconnaître que sous l’ancien gouvernement, il y a eu plusieurs arrestations importantes, des saisies de centaines de kilos de drogue, et l’extradition de Franklin, surnommé le « roi de l’Ouest », condamné à sept ans de prison à la Réunion...
À quoi bon saisir 100 kilos de drogue, quand 5 000 autres kilos pénètrent par voie maritime au nez et à la barbe des autorités ? Vous évoquez Franklin, mais Monsieur Propre est encore plus sale que lui. Certes, Franklin a purgé sept ans à la Réunion, mais qu’en est-il de la suite ?
Après, il rentre au pays et fera l’objet d’enquêtes...
Il reviendra de la Réunion comme un simple citoyen, libre de ses mouvements. Aucune perquisition n’a été effectuée chez lui, aucune accusation formelle n’a été portée. Franklin pourra donc agir à sa guise. Pour l’atteindre efficacement, il faut cibler son patrimoine. Même s’il utilise des prête-noms, un audit approfondi permettrait de remonter jusqu’à sa fortune de guerre. Mais cela nécessite une réelle volonté politique.
Aujourd’hui, la distribution de méthadone est devenue aussi banale que la vente d’alouda au marché central»
Pourtant, l’ancien Premier ministre Pravind Jugnauth avait promis de « casser les reins » des barons de la drogue. A-t-il tenu parole ?
Pravind Jugnauth n’a pas tenu sa promesse de « casser les reins » des barons de la drogue. Au contraire, l’ancien Premier ministre les a caressés dans le sens du poil. Je ne nie pas qu’il ait pu avoir des tentatives, mais la volonté politique faisait cruellement défaut. Ses actions se sont limitées à de la communication médiatique, du spectacle pour l’opinion publique. Pour le reste...
Soyez objectif, il y a tout de même eu plusieurs saisies importantes...
Avez-vous constaté des arrestations suivies de condamnations basées sur des preuves solides ? Prenez l’affaire des 137 kilos de drogue : les suspects ont été arrêtés, mais devant la Cour, la police s’est déclarée incapable de soutenir les accusations – « No case to answer ».
Plus troublant encore, ce même suspect, après l’abandon des charges, a décroché des contrats lucratifs de la Central Water Authority pour la pose de tuyaux, malgré son absence totale d’expertise dans ce domaine. Vérifiez auprès des autorités compétentes. La corruption semble avoir gangrené l’ensemble du système sous le gouvernement MSM de Pravind Jugnauth et ses alliés.
Abordons la question de la méthadone…
Avant l’introduction de la méthadone, nous disposions d’autres substituts comme le tramadol et le DF118, qui étaient à la fois abordables et efficaces. Aujourd’hui, la distribution de méthadone est devenue aussi banale que la vente d’alouda au marché central.
Pourtant, ce médicament est censé aider au sevrage des drogues dures...
La situation s’est aggravée quand l’ancien ministre de la Santé a abaissé l’âge d’accès à la méthadone de 20 à 15 ans. C’est une décision criminelle ! Je peux vous citer un cas tragique : un grand-père sous méthadone a rapporté sa dose chez lui, et son petit-fils de deux ans l’a ingérée accidentellement, causant son décès. De plus, certains patients revendent leur dose, créant un trafic parallèle. C’est absolument criminel !
La méthadone n’est-elle pas censée faciliter le sevrage ?
De nombreux jeunes sont devenus dépendants à la méthadone, l’achetant au marché noir uniquement pour ses effets euphorisants, « zis pou gagn enn nisa ». Il est crucial de comprendre que la méthadone reste une drogue à part entière.
Je tiens également à souligner que l’ancien ministre de la Santé envisageait d’instaurer un système de livraison à domicile de la méthadone. Quelle était son intention réelle ? Mettre en danger nos jeunes et nos enfants ? Faciliter le trafic de ce substitut addictif ?
La drogue synthétique représente une menace d’une tout autre ampleur, une véritable arme de destruction massive»
Parlons de l’afflux massif de drogues dures par voie maritime. Nos côtes sont-elles réellement surveillées ?
C’est une blague ! Les trafics évitent les points d’entrée officiels et passent par la mer. Notre territoire est devenu une véritable passoire. Les barons agissent en toute impunité, sans crainte de la National Coast Guard ou d’autres autorités.
La drogue est comme le pain, elle ne connait pas de saison. Contrairement aux produits de première nécessité qui connaissent des pénuries - gaz ménager, riz ration et autres - la drogue reste disponible en permanence. C’est un commerce qui fonctionne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, sans interruption.
La drogue synthétique fait des ravages, comme en témoignent les récentes tragédies : le meurtre d’une fillette de 18 mois par un proche sous l’emprise de cette drogue, et le cas de la fillette de Cassis. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Autrefois, nous faisions face au gandia, à l’opium, à l’héroïne, au Brown Sugar et à la cocaïne. Mais la drogue synthétique représente une menace d’une tout autre ampleur, une véritable arme de destruction massive.
Cette substance bon marché, introduite délibérément sur notre territoire, pousse notre jeunesse au désespoir et au suicide. Récemment, un jeune de 17 ans s’est pendu sous son influence. Plus alarmant encore, dans deux écoles primaires de Port-Louis, on a découvert un enfant de 10 ans en possession de drogue synthétique dans les toilettes.
Est-il vrai de dire que la drogue synthétique coûte moins qu’un pain kebab ?
C’est une comparaison frappante, mais bien réelle. La drogue synthétique coûte effectivement moins cher qu’un pain kebab, se vendant parfois à moins de Rs 50 la dose. À une époque, je combattais l’héroïne, qui se vendait à Rs 7 la dose. Aujourd’hui, cette même dose coûte plus cher qu’un gramme d’or.
De quoi est composée la drogue synthétique ?
La drogue synthétique est connue sous divers noms : Black Mamba, Ben Laden, Tap dan latet, pour n’en citer que quelques-uns. Sa composition varie, mais elle contient des substances toxiques comme de la mort-aux-rats et d’autres produits dangereux, parfois mortels. Pour les trafiquants, la vie humaine n’a aucune valeur. Cette drogue se vend sous forme de petites doses, similaires à des petits pâtés, à des prix défiant toute concurrence.
Vous avez des anecdotes ?
Je connais une mère de famille dont le mari est cloué au lit par un handicap. Pour subvenir à leurs besoins, elle prépare et vend des « gato delwil ». Mais chaque soir, son fils prend tout l’argent qu’elle a gagné et part s’acheter de la drogue.
Une autre histoire tout aussi triste concerne une jeune femme qui venait de se marier. Quatre jours après le mariage, elle a découvert que son mari était accro à la drogue synthétique. Elle a approché le centre Idrice Goomany et a déclaré qu’elle était prête à le soutenir s’il faisait un effort. Savez-vous ce que le mari a répondu à mon collègue ? « Si je devais choisir entre la synthétique et ma femme, je choisirais la drogue. »
Le Premier ministre Navin Ramgoolam a parlé de remettre sur pied la NATReSA (National Agency for the Treatment and Rehabilitation of Substance Abusers). Est-ce une bonne initiative ?
Relancer la NATReSA serait une excellente chose, mais il ne faut pas s’arrêter là. Il faudrait envisager d’implanter plusieurs antennes à travers le pays, adaptées aux réalités actuelles, car tout a changé. Aujourd’hui, nous observons un rajeunissement et une féminisation des consommateurs de drogue. Parallèlement, la création d’une Drug Court est indispensable pour traiter rapidement et efficacement les affaires liées à ce fléau.
Je lance un appel aux jeunes : « Si zot touse, zot tase. » Alors, n’essayez jamais.
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