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Adila Diouman-Mosafeer : «Les systèmes de rémunération internes conduiront vers une spirale inflationniste»

Alors que nous assistons à un début de conflit dans le monde du travail entre le patronat, l’État et les syndicats, concernant la relativité salariale, Adila Diouman-Mosafeer, directrice de Talent Lab, spécialisée en ressources humaines explique sa position sur cet enjeu : « Il y avait un besoin de réguler les salaires dans une poignée de secteurs. Bien que je ne conteste pas la décision, j’ai de fortes réserves sur la manière dont elle a été prise, le préavis donné pour la mise en œuvre et l’exigence d’un paiement rétroactif. » Dans l’interview qui suit, elle met en relief d’autres enjeux, notamment la formation, le « mismatch » et la réforme du marché du travail, ainsi que la pénurie de main-d’œuvre, entre autres.

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Est-ce que l’emploi a-t-il bien repris à Maurice après les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19 et celles, encore présentes, du conflit militaire en Ukraine ?

Si l’on se limite au nombre de demandes de recrutement que nous recevons au Talent Lab, en tant qu’agence de recrutement, la réponse est sans aucun doute affirmative. Il y a une hausse constante dans la demande. Pas mal d’entreprises enrôlent activement depuis un certain temps, que ce soit localement ou à l’échelle internationale. Cependant, les PME ont, tout dernièrement, dû ralentir leurs campagnes de recrutement, voire les geler complètement, en raison du récent ajustement de la parité salariale. Sur le terrain, ces entreprises ont du mal à augmenter encore les salaires, d’autant plus qu’elles doivent verser des arrérages de deux mois. Ce secteur est l’employeur principal du pays, mais aussi le plus vulnérable face aux coûts, surtout ceux imprévus.

Quant aux conséquences de la pandémie, je peux concevoir qu’il existe des séquelles qui perdurent dans certains secteurs. Nous nous retrouvons surtout face à un renouvèlement de l’environnement du travail et donc des façons inédites de faire, de nouvelles approches par rapport à l’équilibre vital. Sous cet angle, nous travaillons toujours sous l’effet de la Covid, mais en termes purement économiques, je ne pense pas que l’on subit encore des effets. S’agissant du conflit en Ukraine, je ne vois pas comment cela peut affecter notre économie aussi. Certaines personnes, surtout des alarmistes, ont cette tendance à brandir un drapeau d’alerte dès qu’il y a un conflit. Une aubaine pour beaucoup que de veiller à tout conflit géopolitique pour le clamer comme excuse. 

Renverser la situation d’exode des Mauriciens prendra des décennies, même plus.  Cela nécessitera un profond changement systémique et nécessitera des décisions audacieuses.  Malheureusement, nos décideurs n’ont ni le temps ni l’intérêt de le faire"

Quels sont les secteurs qui ont renoué avec le plein emploi et ceux qui peinent à recruter ? 

Les secteurs des TIC, soins hospitaliers et pharmaceutiques ainsi que les services tels que la restauration et le commerce connaissent une dynamique positive. Cependant, le manque de personnel freine cette croissance. Nous faisons face à une crise importante au niveau de notre main-d’œuvre due en grande partie au phénomène du « skills mismatch ».  Tant qu’il n’y aura pas de collaboration solide entre les employeurs, notre système d’éducation et la politique de l’emploi dans son ensemble, le « mismatch » perdura pour des effets encore plus sonores sur notre système socio-économique.

Les employeurs sont constamment à la recherche de nouveaux talents pour répondre à la progression de leurs activités. L’employabilité reste un facteur limitatif de la croissance. Le capital humain ne progresse pas aussi vite que les entreprises. Ceux qui ont recours aux personnels étrangers ont pris une certaine avance. Dans le service de l’administration et de la gestion, entre autres, nous voyons davantage d’externalisation et l’utilisation de plus en plus commune des logiciels.

Durant le confinement et les mois qui ont suivi, la question de la formation dans les technologies nouvelles de communication, dont le digital, s’est posée. Est-ce que cet enjeu a-t-il été traité ?

Maitriser les outils numériques, la technologie, mais surtout savoir naviguer sur des schémas de travail à distance ; des compétences à développer aussi vite que possible sont des priorités. Pour garantir sa pérennité, le secteur privé a non seulement développé des programmes de formation, mais il a également investi dans des infrastructures afin d’intégrer le télétravail de manière systématique au sein de son organisation. Des investissements dans les logiciels et les mesures de sécurité pertinentes ont aussi été réalisés dans les grandes boites.

L’avènement de l’Intelligence artificielle (IA) générative a également ouvert la voie à de nombreux programmes de formation visant à améliorer la communication et la productivité. Les milléniaux et la génération Z sur le marché sont des « digital natives » et stimuler leurs penchants numériques sur le lieu de travail ainsi que dans l’éducation est désormais quelque chose que la plupart des acteurs du domaine de la formation examinent.

« Les générations montantes veulent désormais bien plus qu’un travail décent, elles aspirent à une carrière qui leur permettent de réaliser leurs rêves et leurs ambitions. Elles exigent l’équité, la transparence, l’égalité des chances et le respect"

La problématique de ce qu’on a pu désigner comme « l’exode » de certaines compétences, surtout dans l’hôtellerie, reste encore de mise. Comment cet enjeu doit-il être traité afin de retenir le savoir-faire local ?

Renverser la situation d’exode des Mauriciens prendra des décennies, même plus.  Cela nécessitera un profond changement systémique et nécessitera des décisions audacieuses.  Malheureusement, nos décideurs n’ont ni le temps ni l’intérêt de le faire.  

Les générations montantes veulent désormais bien plus qu’un travail décent, elles aspirent à une carrière qui leur permet de réaliser leurs rêves et leurs ambitions. Elles exigent l’équité, la transparence, l’égalité des chances et le respect. Elles ont tendance à se retirer du népotisme et de toute forme d’injustice sur le lieu de travail.

L’exode n’est pas seulement limité au secteur de l’hôtellerie. Demandez à n’importe quel employeur dans les finances, les TIC ou le commerce, c’est le même refrain. Dans l’intervalle, il n’y a pas d’autre choix que de combler le vide avec des talents étrangers.

Nous devrons également nous habituer à un marché du travail qui est désormais global. La numérisation et la mobilité, couplées aux besoins évolutifs de la main-d’œuvre, continueront d’accentuer le cycle des départs des locaux et de l’arrivée d’étrangers pour combler le vide.

Renforcer le sentiment d’appartenance au pays prendra des décennies, ainsi que la valorisation des métiers que les Mauriciens ne souhaitent plus prendre.

« La question de la réforme du monde du travail est un enjeu crucial qui ne peut être ignoré plus longtemps.  Le statu quo ne suffit plus face aux défis posés par la mondialisation, la digitalisation et les changements sociétaux"

L’essor de Maurice a toujours été attribué à la formation en ressources humaines. Faut-il en ces années post-Covid des investissements massifs dans d’autres types de formation ?

Oui. Les technologies émergentes et la formation dans tout ce qui touche au concept de développement durable sont essentielles. Parallèlement, pour faire face à un monde caractérisé par le VUCA (volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté), il est crucial que notre capital humain soit renforcé de l’intérieur, qu’il soit équipé des outils nécessaires pour le développement personnel et les compétences générales pour faire face à la vitesse à laquelle les décisions doivent être prises et le travail doit être accompli.  Naviguer avec succès dans ce monde hautement complexe et comprendre comment utiliser les multiples intelligences que l’on possède afin de mener une carrière remplie est essentiel.

La question des salaires, leur ajustement, les diverses augmentations sont au cœur de l’actualité. Y avait-il ou non une raison légitime de rehausser les salaires dans certaines catégories et jusqu’où l’État peut-il soutenir les entreprises en incapacité de payer ?

Oui, il y avait un besoin de réguler les salaires dans une poignée de secteurs. Bien que je ne conteste pas la décision, j’ai de fortes réserves sur la manière dont elle a été prise, le préavis donné pour la mise en œuvre et l’exigence d’un paiement rétroactif.  

Depuis l’introduction en 2018, les salaires minimums ont augmenté de plus de 100 %. Et encore une fois avec ce dernier cycle d’augmentations, cela a eu un effet d’entraînement organique sur les salaires à tous les niveaux, afin que les employeurs restent compétitifs surtout dans un environnement où il y a un manque grandissant de main-d’œuvre. 

Qu’en est-il donc des systèmes de rémunération internes de la plupart des entreprises ? Cette nouvelle imposition, sans aucune mesure pour améliorer la productivité et la croissance micro/macroéconomique, conduira certainement vers une spirale inflationniste. Prenons la France comme exemple. 

La question de la réforme dans le monde du travail est constamment remisée par le patronat, mais combattue par les organisations syndicales. Est-ce que cet enjeu vous parait-il indispensable ?

Absolument ! La question de la réforme du monde du travail est un enjeu crucial qui ne peut être ignoré plus longtemps.  Le statu quo ne suffit plus face aux défis posés par la mondialisation, la digitalisation et les changements sociétaux. D’autant plus que les modèles traditionnels d’emploi sont remis en question par l’essor du télétravail, de l’économie des plateformes et de l’intelligence artificielle. Il est impératif que les réglementations et les pratiques professionnelles s’adaptent à ces nouvelles réalités pour garantir des conditions de travail justes et durables.  Aussi un monde du travail moderne et flexible peut contribuer à renforcer la compétitivité des entreprises et à stimuler la croissance économique. En favorisant l’innovation, la formation et la mobilité professionnelle, on peut attirer les talents et créer de nouveaux emplois.  Il ne faut pas non plus sous-estimer les jeunes générations qui ont des attentes différentes en matière de travail. Elles recherchent des emplois significatifs, un environnement de travail collaboratif et des possibilités de développement personnel.

Êtes-vous en faveur de la remise en question de notre modèle de développement, où certains souhaitent une répartition sélective de nos prestations sociales – à celles et ceux qui les méritent-, moins d’interventionnisme et de taxes sur les entreprises ?

Je soutiens pleinement l’idée d’une réflexion approfondie sur notre modèle de développement actuel, ce qui inclut également notre système de redistribution des prestations sociales. Une réforme approfondie de ce système est essentielle pour assurer une protection sociale plus efficace et plus équitable. En nous inspirant des meilleures pratiques internationales et en adaptant les solutions aux spécificités de notre contexte, nous pouvons construire un système de protection sociale qui favorise encore plus l’inclusion, la mobilité sociale et la croissance économique durable.  Il est essentiel aussi de lier les droits et les devoirs, en encourageant les bénéficiaires de prestations sociales à participer à des programmes d’activation, tels que la formation professionnelle ou l’accompagnement vers l’emploi. Des études ont montré que ces programmes peuvent être très efficaces pour favoriser l’insertion professionnelle et réduire la dépendance à l’assistance sociale.

Quels sont les pays sur lesquels Maurice doit-il compter pour son développement futur, notamment en vue de sa transition vers le numérique et la mise sur pied de nouveaux piliers de développement ?

Les pays nordiques (Suède, Finlande, Danemark) sont reconnus pour leur expertise dans les domaines du numérique, de l’innovation et du bien-être social.  L’Afrique du Sud et le Rwanda font face à des défis similaires à ceux de l’île Maurice et ont développé des solutions innovantes. Des partenariats Sud-Sud peuvent aussi permettre d’échanger les « best practices » et de renforcer la coopération régionale. L’UE est un partenaire important pour Maurice, offrant des programmes de coopération et des financements pour soutenir le développement durable.  La Chine est un acteur économique majeur en Afrique et dans le monde. Elle continue donc à offrir des opportunités d’investissement dans des secteurs clés comme les infrastructures et les technologies.

On parle de plus en plus de l’intelligence artificielle comme palier de développement inévitable dans les entreprises. Comment celles-ci doivent-elles envisager cette étape ? Est-ce qu’il y aura des salarié-e-s qui seront « fatalement » exclu-e-s durant ce processus ?

L’IA ne doit pas être vue comme une solution miracle, mais comme un outil au service d’une stratégie d’entreprise plus large. Il est essentiel de définir les objectifs précis de son implémentation, d’identifier les domaines d’application les plus pertinents et de mettre en place une gouvernance solide.  Les entreprises doivent investir dans la formation de leurs employés pour leur permettre de travailler en collaboration avec les machines et d’acquérir de nouvelles compétences. L’utilisation de l’IA soulève néanmoins des questions éthiques importantes, notamment en matière de biais algorithmiques, de protection des données personnelles et de responsabilité. Les entreprises doivent mettre en place des garde-fous pour garantir une utilisation responsable.  Il est essentiel d’impliquer les employés dans le processus de transformation numérique. Cela permettra de favoriser l’acceptation des changements et de minimiser les résistances.

« Une réforme en profondeur du système de redistribution des prestations sociales est nécessaire pour garantir une protection sociale plus efficace et plus équitable"

Voyez-vous l’écart des salaires en train de se réduire entre hommes et femmes dans les entreprises mauriciennes ?

Il s’agit d’un sujet récurrent et préoccupant à Maurice et même à travers le monde. Bien que des progrès aient été réalisés ces dernières années, notamment grâce à une prise de conscience accrue et à des initiatives législatives, la réduction de cet écart reste un défi de taille.  Selon les Nations Unies, il nous faudra plus de 250 années pour que le « gender pay gap » soit éradiqué.  Nous constatons qu’à Maurice, nous avons fait beaucoup de progrès dans le monde corporatif, où les compétences priment.  

Est-ce que de manière générale la parité parvient-elle à se faire accepter dans le monde du travail à Maurice ?

C’est un sujet qui suscite de nombreux débats et qui fait l’objet de plusieurs initiatives. Malgré les progrès indéniables, la parité reste un objectif encore loin d’être pleinement atteinte. Les rôles traditionnels de genre persistent et influencent les choix de carrière, les rémunérations et les opportunités de promotion. Par exemple, les hommes sont perçus comme plus adaptés aux postes techniques ou de direction.  Les femmes assument souvent une part plus importante des tâches ménagères et familiales, ce qui limite leur disponibilité pour des postes à temps plein et à responsabilités. Une étude récente de l’Organisation internationale du Travail (OIT) a montré que les femmes consacrent en moyenne deux fois plus de temps aux tâches ménagères et familiales que les hommes. De nombreuses entreprises mettent en œuvre des politiques de diversité et d’inclusion.   En conclusion, la parité n’est pas encore une réalité à Maurice, mais les efforts déployés par les pouvoirs publics, les entreprises et la société civile vont dans le bon sens. Il est essentiel de poursuivre ces actions et de renforcer les mécanismes de contrôle pour garantir une application effective des lois en faveur de l’égalité des sexes.

Maurice s’apprête à vivre des élections générales déterminantes d’ici peu. Qu’attendez-vous de la classe politique en vue de la mise sur pied de conditions concrètes destinées à relancer pleinement la croissance ?

Je m’attends à ce que les élus présentent un programme clair et ambitieux pour relancer la croissance économique.  Il est essentiel de diversifier notre économie pour réduire notre vulnérabilité aux chocs externes.  Nous avons aussi besoin d’un capital humain qualifié pour faire face aux défis du 21e siècle et je retiens mon souffle en attendant des mesures sures.  La lutte contre la corruption est un enjeu majeur pour notre développement.

 

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