En 2023, notre Parlement n’est composé qu’à peu près de 20 % de femmes, un pourcentage bien en deçà de nombreux autres pays en Afrique, en Asie et en Europe, ce qui place Maurice au 104e rang mondial en termes de représentation féminine en politique. L’avocate et ex-ministre de la Justice, des Droits de la Femme et de la Famille, Shirin Aumeeruddy-Cziffra, partage son point de vue sur les raisons derrière cette situation et propose des suggestions pour progresser dans ce domaine. De plus, forte de son expérience en tant qu’ancienne Ombudsman pour les Enfants, elle souligne également l’importance accrue de la lutte contre le trafic de drogue, qui a des répercussions croissantes sur les enfants et les adolescents.
Le 20 septembre dernier, le Lok Sabha (Parlement indien) a adopté, avec 454 voix pour et deux voix contre, le Women’s Reservation Bill. Le lendemain, le Rajya Sabha, qui est la Chambre haute du Parlement de l’Inde, l’a adopté à l’unanimité. Ce texte de loi clôt un débat long de 27 ans et permet d’allouer 33 % des sièges du Lok Sabha et des assemblées législatives des différents États de l’Inde aux femmes. Faudrait-il aussi une telle loi à Maurice pour favoriser les femmes en politique ?
L’exemple de l’Inde doit, certes, nous inspirer. Notre État a pris des engagements pour qu’il y ait plus de représentantes de la gent féminine en politique et dans les instances de décision. Toutefois, à part la représentation locale, nous avons très peu progressé. La question de la parité est d’actualité depuis plusieurs décennies. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) de 1979 met l’accent sur la nécessité de permettre aux femmes « de prendre part à l’élaboration de la politique de l’État et à son exécution ». De plus, pour atteindre le 5e Objectif du développement, il faut « parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser les femmes et les filles ».
Maurice a ratifié le 8 septembre 1997, la Déclaration sur le genre et le développement de la SADC et s’est engagé à atteindre en 2005 le niveau de 30 % de femmes dans la politique et dans les instances de décision. Puis en 2008, le pays a signé le Protocole de la SADC qui porte cette proportion à 50 %, mais nous sommes encore loin du compte.
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Pourquoi est-ce ainsi, puisque Maurice a un ministère dédié aux droits de la femme depuis 1982 et que vous-même en avez jeté les bases ?
En 1982, on en était pratiquement au niveau zéro en matière des droits de la femme. En ce qui concerne le processus électoral, l’urgence était d’amender la Constitution afin d’éviter tout report futur des élections générales. Comme nous avons un système majoritaire trinominal à un seul tour, le fameux « first past the post », il était clair pour tous qu’il fallait une réforme électorale. Cependant, malgré de nombreux débats, les tentatives de réforme ont échoué.
Même au sein de ce système imparfait, pourrait-il y avoir eu une éventualité d’avoir davantage de candidates ?
S’il n’y a pas de candidates, il n’y a pas d’élues. Au cours de notre histoire, les progrès ont été très lents. En 1948, Emilienne Rochecouste, candidate indépendante, a été la première femme élue au Conseil législatif. Dix ans plus tard, une deuxième femme, Noëlle La Chicorée, a été élue à l’Assemblée législative. Après l’Indépendance, en 1976, j’avais été candidate et nous étions trois élues sur 70 députés, soit 4,3 %. Il a fallu attendre 2019 pour qu’il y ait 14 femmes, dont quatre best losers, ce qui correspond à 20 %.
En réservant des sièges aux femmes, ne risque-t-on pas de voir les dirigeants politiques choisir des candidates uniquement en raison de leur sexe, sans pour autant porter l’attention nécessaire à la capacité et aux aptitudes de ceux qui doivent représenter le peuple au Parlement ?
Pourquoi cette question ne se pose-t-elle pas pour les hommes ou quand on choisit quelqu’un en fonction de son appartenance « communautaire » ? Bien sûr, il faut des personnes compétentes et c’est l’électeur qui doit choisir sans qu’on lui impose de voter pour une députée ou une personne qui appartient à telle communauté – une classification qui perdure à cause du best loser system.
Je suis contre le système de quota simple. Il faut imposer aux partis politiques de présenter des candidates valables en grand nombre. À Rose-Hill, j’ai été élue sept fois, dont quatre pour les législatives, avec de très forts pourcentages des voix, et mon sexe n’a pas été un avantage ou un désavantage. Pourtant, dans mon parti, certains pensaient qu’une musulmane n’aurait aucune chance d’être élue, comme quoi les électeurs ne sont pas des robots manipulables.
Mais à cette époque, les femmes en politique étaient très rares. Dans mon livre, Femmes de l’ombre à la lumière : l’évolution des droits de la femme à Maurice, j’explique pourquoi les femmes sont enfermées dans des rôles subalternes, prisonnières de stéréotypes perpétués au fil des siècles. Le patriarcat ne date pas d’hier et il est encore très puissant aujourd’hui. Être à la fois mère, maire, députée ou ministre n’est pas évident pour les femmes elles-mêmes. On les culpabilise, d’où la réticence de beaucoup d’entre elles de se porter candidate.
Le Local Government Act interdit déjà aux partis ou alliances politiques de présenter plus que deux personnes du même sexe dans chaque ward. Il en est de même au niveau des conseils de village. C’est d’ailleurs ce qu’avait proposé le Constitution Amendment Bill de 2018 qui n’avait pu être adopté faute de majorité de ¾ au Parlement… Devrions-nous suivre cette direction ?
En 2018, le gouvernement a présenté une proposition de réforme qui aurait fait progresser la parité. Il prévoyait de supprimer l’obligation pour les candidats de déclarer leur communauté - une affaire qui a été portée devant le Comité des Nations unies sur les droits humains. Il était également question que 12 sièges soient pourvus à la proportionnelle, plus un maximum de dix sièges supplémentaires pour rééquilibrer les résultats. Un siège additionnel était aussi proposé pour Rodrigues. La parité découlait de la même formule que pour les élections locales, tant au niveau de l’élection que pour la liste des candidats et candidates au scrutin proportionnel.
Si l’opposition avait adhéré à cette proposition ou au moins une partie, on aurait pu avancer sur toutes les questions importantes ?
On ne pouvait espérer obtenir l’adhésion de l’opposition, car il y avait toujours de sa part une certaine méfiance à cause de l’intensité des tensions politiques à cette époque. Dans ces cas-là, le dialogue s’avère quasiment impossible. On a buté sur les dix sièges supplémentaires, qui auraient pu modifier les résultats. L’Inde a pris du temps avant le nouveau Women’s Reservation Bill, mais cette fois, le texte est là et il est simple. Notre amitié avec la Grande péninsule devrait nous pousser à nous en inspirer sans copier. Déjà en 1983, en tant qu’Attorney General, j’étais allée à Delhi pour discuter de la création de notre première République avec des juristes indiens. Une réforme malencontreusement repoussée à cause de la cassure du premier gouvernement d’Anerood Jugnauth. Dans tous les pays démocratiques, la politique partisane est malheureusement souvent un frein à l’élargissement de la démocratie. On est pour le multipartisme, mais ce n’est jamais simple.
Est-ce que l’expérience dans les municipalités concernant la proportionnalité des femmes a pu faire avancer les choses au niveau de la qualité des représentants des citadins dans les villes et villages ?
Je l’espère, mais je ne peux juger qu’en fonction de mon expérience à Beau-Bassin/Rose Hill. Je ne crois pas au one person show. Nous avons eu des conseillers et des maires très engagés, dont les qualités de leadership étaient incontestables. Cependant, c’est le travail d’équipe, hommes et femmes ensemble, qui a fait que notre ville a connu un développement très important dans les années 1970-80. J’habite et je vote à Rose-Hill. Le service de voirie, par exemple, est assez régulier et la ville est toujours aussi éclairée qu’à notre époque. Néanmoins, on voit aujourd’hui, notamment, des cimetières de voitures en plein centre-ville et des installations d’infrastructures illégales. J’espère que l’actuelle mairesse sera sensible à ce type de questions.
Alors qu’on se targue d’être un exemple pour l’Afrique dans plusieurs domaines, force est de reconnaitre qu’au niveau de la représentativité des femmes au Parlement et dans des postes de responsabilité dans les partis politiques, nous sommes loin derrière bon nombre de nos compères du Continent.
C’est vrai. Nous sommes classés 104e au niveau mondial pour la représentation des femmes en politique. Il y aura peut-être un sursaut aux prochaines législatives avec des candidates d’envergure qui n’ont pas froid aux yeux. Car au fond ce qu’on veut, c’est pouvoir compter sur elles non seulement pour être des role models qui inspirent toutes les femmes, mais aussi qu’elles puissent débattre des questions fondamentales au sein même de leur parti et ensuite au parlement. Je me souviens encore que certains d’entre nous avaient demandé et obtenu le droit de voter contre la ligne du parti au sujet de la peine de mort et du mariage des petites filles. Cette dernière question qui interpelle en priorité les femmes est revenue sur le tapis avec l’adoption du Children’s Act. Même au niveau de l’opposition, on a bien vu les enjeux et entendu les discours pour et contre.
Même au niveau du conseil des ministres, les femmes sont en très large minorité avec quatre représentantes uniquement - la quatrième, Dorine Chukowry, vient de rentrer au Parlement le 30 août dernier. Pourtant dans certains pays africains, à l’instar de l’Éthiopie, où la moitié du pouvoir exécutif est composée de femmes, ou encore au Djibouti où le nombre de femmes au Parlement est passé de 0 en 2000 à 26 % en 2018, les femmes sont bien représentées. Comment expliquer que l’on progresse très peu à Maurice dans ce domaine ? Est-ce que c’est un problème sociétal ou bien politique ?
Je dirai les deux. Je crois que c’est le Rwanda qui a la plus grande proportion de femmes ministres avec 51,9 %, suivi de l’Afrique du Sud avec 48,6 %. Aux Seychelles, l’Union Interparlementaire en a compté 45,5 % en 2019. Pour chacun de ces pays, il y a de bonnes et de mauvaises raisons qui expliquent cette avancée. À Maurice, je dis bravo pour la nomination d’une quatrième femme ministre et souligne qu’on lui a donné le portefeuille du Commerce et de la protection des consommateurs, comme pour Radha Poonoosamy en 1975. Comme quoi on pense qu’une femme, et mère de surcroit, comprend bien les problèmes « de la ménagère ».
La nouvelle ministre devra mettre en place un système viable, car elle devra se concentrer sur la politique et les stratégies indispensables pour que son mandat soit fécond à tous les niveaux et lutter contre les pourfendeurs du commerce équitable, ainsi que ceux qui seraient tentés de faire des profits déraisonnables sur le dos des consommateurs. Je l’invite, par ailleurs, à s’inspirer des Women’s Empowerment Principles (WEP) de l’Organisation des Nations unies, qui montrent que l’autonomisation des femmes est indispensable pour qu’elles réussissent dans les affaires. Avec les autres femmes ministres, elle pourrait constituer une équipe capable de faire avancer ses autres collègues sur certaines décisions et soutenir la ministre de l’Égalité des genres. En 1982, j’étais la seule ministre femme. Mais ma force était d’avoir sur le terrain des femmes très engagées, qui m’ont soutenue, d’autant plus que j’avais été une féministe de terrain à leurs côtés.
Dans le secteur privé aussi, les femmes sont sous-représentées aux postes de responsabilité. Le budget 2023/24, présenté le 2 juin dernier, oblige les sociétés cotées en Bourse d’inclure un minimum de 25 % de femmes sur leurs comités d’administration. Est-ce un bon début ?
C’est un progrès et les autres entreprises peuvent aussi faire un gros effort. Le rapport Korn Ferry, rédigé pour le Mauritius Institute of Directors, évalue à 13 % la proportion de femmes qui siégeaient en 2019 au sein des conseils d’administration des entreprises privées. Je ne sais pas si la situation s’est beaucoup améliorée en 2023. Le National Committee on Corporate Governance, créé en 2004, travaille sur le Code de bonne gouvernance et encourage tous les employeurs à mettre l’accent sur l’inclusion. Chez Dentons, mon cabinet d’avoués et d’avocats, nous prenons tout cela très au sérieux et il y a un débat constant sur la non-discrimination ainsi que l’inclusion. Nous sommes tous concernés et pas seulement en ce qui concerne la parité hommes-femmes.
Vous avez également occupé le poste d’Ombudsperson for Children. Récemment, il y a eu de nombreux incidents impliquant des enfants, notamment dans des affaires liées à la drogue. En quoi notre approche éducative pourrait-elle présenter des lacunes ?
La drogue est un gigantesque problème international. Pour lutter contre ce fléau, il faut une politique très pointue en lien avec les autorités d’autres pays, surtout ceux de la région. Je n’aime pas abuser des « il faut que ». J’ai été Attorney General et je connais les ramifications et les difficultés de ce phénomène. Chacun sait aujourd’hui que c’est une activité extrêmement rentable. On parle de l’économie de la drogue. Les trafiquants qui utilisent des enfants comme petits dealers sont toujours gagnants, car ces mineurs sont eux-mêmes souvent drogués et en manque, donc très faciles à manipuler. De plus, ils sont payés juste assez pour obtenir leur dose et ne risquent pas la prison s’ils sont arrêtés par la police.
Je ne suis pas une spécialiste de la question, mais je peux quand même dire que ces enfants viennent de familles qui vivent dans une grande précarité. Alors, comment parler de l’éducation des enfants et de la responsabilité parentale ? Certaines ONG sont engagées auprès des personnes concernées, mais ce ne sont que de petites mains. C’est donc au gouvernement, quel qu’il soit, à mener le combat indispensable pour sauver notre population, et ne pas se tromper de cible, surtout avec l’arrivée des drogues de synthèse.
Malgré l’obligation légale de maintenir les enfants à l’école jusqu’à l’âge de 16 ans, en vigueur depuis 2004, le problème concernant le nombre d’enfants non scolarisés est toujours d’actualité. Qu’en pensez-vous ?
Il est difficile de connaitre les chiffres réels. En principe, les deux ministères concernés, celui de l’Éducation et celui en charge des droits des enfants, doivent collaborer pour s’assurer que tous les enfants sont scolarisés. La Brigade de la famille a de quoi faire. Maintenant que le préscolaire est aussi gratuit, la tâche est plus lourde, mais c’est une obligation. En même temps, il faut qu’à l’école, on insiste davantage sur le civisme et l’éducation aux droits, de manière continue et non une fois de temps en temps. Il faut également être vigilant sur ce que vivent certains enfants et ne pas fermer les yeux sur leur détresse à tous les niveaux, en particulier le manque de nourriture, la maltraitance et le harcèlement.
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