Même s’il note un certain mécontentement au sein de la population, Shafick Osman, docteur en géopolitique formé à l’Université de Paris-Sorbonne, affirme que les dernières semaines avant les élections générales seront décisives pour l’avenir politique du pays, car une bonne partie de l’électorat reste silencieuse. Résidant au Canada, il comprend l’envie d’exile des Mauriciens, mais soutient que l’herbe n’est pas nécessairement plus verte ailleurs. Sur la guerre Hamas/Israël, Shafick Osman dit que la solution à deux États reste la seule qui pourrait stabiliser la situation dans cette région de manière durable.
En tant qu’observateur assidu de la scène politique et économique mauricienne depuis le Canada, où vous résidez, quel est votre point de vue sur la situation dans le pays ?
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C’est difficile pour moi de faire un véritable état des lieux vu que j’ai quitté Maurice depuis 2018 et que je me suis retiré de l’actualité politique depuis septembre 2017. Mais quand j’ai visité le pays en mars/avril de cette année, j’ai revu mon pays sous un angle nouveau. On m’avait parlé de choses tellement négatives sur pratiquement tous les plans à Maurice que j’ai été surpris, très surpris même, par les choses tellement positives que j’ai ressenties et vécues en moins de six semaines au pays ! Il y a des choses qui m’ont cependant beaucoup agacé comme la pollution sur les routes, le prix de quelques produits et services (téléphone, essence, tomates etc.), et les « palabres » comme on dit à Maurice, c’est-à-dire les racontars sur la vie des gens, détaillant leurs défauts et manquements etc. venant de pratiquement toutes les strates de la population ! C’est vrai que cela a probablement toujours existé mais je m’étais déshabitué à cela. On peut dire, en général, que ça vole assez bas à Maurice, malheureusement.
Concernant la politique ou plutôt le climat politique, j’avais trouvé que les gens n’étaient pas foncièrement contre le gouvernement du jour – tant dans les villes qu’à la campagne - même s’ils se plaignaient beaucoup du coût de la vie, de la prolifération de la drogue synthétique, de la circulation etc. Mais c’était avant l’alliance PTr/MMM/PMSD, leurs meetings, et surtout avant le dernier sondage Synthèses de l’express. Je réalise que le vent commence à tourner et il y a une impression que l’alliance rouge-mauve-bleu ait les faveurs des sondées/sondés, mais comme j’ai indiqué à un journal dominical mauricien voici quelques semaines, les élections sont loin, très loin même, et qu’on ne connaît jamais la position de l’électorat décisif, c’est-à-dire d’une partie de la circonscription no 4 jusqu’à une partie de la circonscription no 14, avant environ une semaine des élections…
Ne croyez surtout pas que le favoritisme, le népotisme, le copinage, le racisme et le communalisme n’existent pas ailleurs"
On a vu la naissance de plusieurs partis politiques, dont certains ont contracté des alliances entre eux. On parle notamment de One Moris, Linion Pep Morisien, Rassemblement Mauricien, pour ne citer que ceux-là. Quel pourrait être leur place lors des prochaines élections ?
Au vu du dernier sondage de Synthèses, ce serait très négligeable mais je pense que dans certaines circonscriptions urbaines, ils pourront « tirer » quelques centaines de votes, peut-être cruciales, du MMM et/ou du PMSD en leur faveur, et ainsi faire basculer quelques résultats. Je pense notamment à la puissance d’un Bruneau Laurette s’il est candidat, à Nando Bodha, Rama Valayden, Roshi Bhadain etc. Ce serait plus des votes pour ces leaders ou personnalités politiques que pour leurs partis, mais encore une fois, on est à un an des élections, et beaucoup de choses peuvent changer d’ici là. Et le problème de ces « petits » partis, c’est qu’ils n’ont pas un candidat premier-ministrable du type Pravind Jugnauth ou Navin Ramgoolam.
Nando Bodha s’est laissé fait prendre au piège de Paul Bérenger – Pravind Jugnauth a eu raison dessus ! - et maintenant, il est pratiquement isolé, et il ne pourra jamais faire le poids au niveau national car même s’il est un ‘village boy’ comme il le dit, il est beaucoup trop ancré dans le tissu urbain, trop occidentalisé, loin tant des Travaillistes que les MSM pour faire le jeu des organisations religieuses et socioculturelles hindoues qui décident grandement du sort électoral des régions rurales particulièrement.
Est-ce que notre système électoral, basé sur le ‘First-Past-The-Post’, empêche l’émergence de nouvelles formations politiques ? Est-ce qu’une dose de proportionnelle est nécessaire pour les permettre d’entrer au Parlement ? Y a-t-il un avenir pour les « petits partis » ?
Cela fait des décennies qu’on en parle, et c’est même un combat légendaire du MMM car c’est le parti mauve qui a surtout fait les frais de l’absence de proportionnelle. Navin Ramgoolam avait offert une carotte à Paul Bérenger en 2014 avec une soi-disant réforme électorale, mais c’est resté au niveau d’un livre blanc, et en 2019, le gouvernement MSM a essayé de faire passer une loi mais l’opposition n’a pas permis le vote des trois-quarts requis par la Constitution.
Rama Sithanen, expert de notre système électoral, serait mieux placé que moi pour parler de la technicité de la proportionnelle mais oui, il faut absolument un remaniement du système électoral qui permettrait la représentation des « petits » partis. Je pense à l’idée d’un Sénat, projet de l’alliance PTr/MMM en 1995, qui pourrait les regrouper dans un premier temps – par le biais des élections sénatoriales - afin que d’autres voix puissent être entendues officiellement.
La campagne de 2014 a démontré que quelques semaines suffisent pour faire changer l’opinion publique drastiquement, et en 2019, c’était une question de quelques jours seulement !"
L’enquête menée par Synthèses-Maurice, commanditée par l’express et publiée le 31 octobre dernier, indique que les partis extraparlementaires n’obtiennent pas plus de 3 % d’avis favorables du public. Pourtant, cette même enquête indique que 67,6 % des Mauriciens souhaitent l’émergence d’un nouveau leader politique. Comment l’expliquer ?
Oui, cela peut paraître paradoxal, mais ces petits politiques ou partis extraparlementaires ne sont donc pas ce que l’électorat veut porter au pouvoir ! Les Mauriciennes et Mauriciens veulent probablement d’autres mouvements, d’autres partis, d’autres figures de proue de la politique ! Jean Claude de l’Estrac, sur les ondes de Radio Plus récemment, a parlé de la possibilité qu’un nouveau leader politique émerge d’ici les prochaines élections grâce aux technologies numériques notamment. Il avait déjà dit cela à ION News dans le temps, mais un nouveau leader politique national ne se fabrique pas comme ça, dans les médias sociaux et sur Internet, à moins d’une fabrique d’une personnalité déjà connue et populaire au niveau, disons, de la religion ou du sport ou même de la musique !
On a vu l’acteur Ronald Reagan arriver au pouvoir aux États-Unis, l’autre acteur Arnold Schwarzenegger Gouverneur de la Californie, le ministre de culte anglican Wavel Ramkalawan président aux Seychelles, et plus dans l’actualité, le comédien et acteur Volodymyr Zelenskyy en Ukraine… Mais ce ne sont pas des références en politique, mis à part Ramkalawan qui a un passé politique et qui a abandonné la prêtrise pour la politique depuis un moment. Si un nouveau leader ou une nouvelle formation politique doit émerger et gagner à Maurice, il faut qu’il ou qu’elle ait les faveurs de l’électorat hindou/hindi rural particulièrement. Car celui ou celle qui gagne dans les circonscriptions numéros 5 à 13, avec une partie du no 4, c’est-à-dire Vallée-des-Prêtres, Congomah, Montagne-Longue, Notre-Dame etc., et une partie du no 14, à savoir Surinam, Chemin-Grenier, Baie-du-Cap, et possiblement, La Gaulette, remporte les élections à l’île Maurice. Telle est la réalité électorale du pays.
Ce n’est pas très surprenant car une alliance politique a priori est porteuse d’une dynamique"
Depuis la campagne électorale de 2014, sur Radio Plus particulièrement, je dis cela publiquement et dans mes prédictions et analyses postélectorales de 2019, j’ai répété la même chose et j’ai eu raison. D’ailleurs, sur les médias sociaux, j’ai été le seul à avoir prédit les résultats de 2014 et de 2019, et je suis content de voir que depuis les dernières élections, de plus en plus parlent de l’importance de cette ceinture rurale connue aussi comme la ‘hindi belt’. Mais qui est ce nouveau leader ou cette nouvelle leader qui pourra s’imposer tant dans les régions rurales et faire au moins bonne impression dans les villes en 12 mois ? Une véritable question pour les championnes et les champions !
En termes de popularité, selon cette enquête, le MSM est premier avec 19,7 % des faveurs contre 11 % pour le PTr, qui est second. Mais, l’alliance PTr/MMM/PMSD a, selon les sondés, 36 % de chance de remporter des élections générales si elles avaient lieu dans l’immédiat contre 24,8 % pour l’alliance gouvernementale. Quelle est votre lecture de ces données ?
Ce qui ressort de ces résultats, c’est que le MSM était le parti politique le plus populaire au moment du sondage, mais que l’alliance PTr/MMM/PMSD aurait bien plus de chances de gagner si les élections avaient eu lieu au moment du sondage. Ce n’est pas très surprenant car une alliance politique a priori est porteuse d’une dynamique, sinon il n’y aurait pas de quoi de faire une alliance ! Je vois que les 36 % de l’alliance rouge-mauve-bleu ne sont pas loin des fameux 37 % du gouvernement du jour tant décriés par l’opposition après les dernières élections. Ce qui me fait dire qu’elle a de bonnes chances de remporter la victoire statistiquement parlant.
Mais comme on a vu en 2014, en politique, et parlant du PTr et du MMM, 30 % + 30 % ne font pas 60 %, ou pire 40 % + 40 % ne font pas 80 % ! Il y a d’autres facteurs qui entrent en jeu, et notamment le facteur temps, car une année est extrêmement longue en politique, et beaucoup de choses peuvent évoluer au cours des 12 prochains moins. Le plus difficile sera au PTr/MMM/PMSD de maintenir le tempo ! Mais l’alliance rouge-mauve-bleu est assez facile à détruire lors d’une campagne électorale et je suppose que le gouvernement attendra la campagne justement pour « finir » l’alliance rouge-mauve-bleu. La campagne de 2014 a démontré que quelques semaines suffisent pour faire changer l’opinion publique drastiquement, et en 2019, c’était une question de quelques jours seulement ! Mais à trop tarder pour rabattre le caquet, la mayonnaise risque de monter à un point de non-retour, un peu comme en 1982 ou 1995, je suppose…
Le Premier ministre Pravind Jugnauth a annoncé, quelques semaines de cela, qu’il a l’intention de revenir avec une réforme électorale et une loi sur le financement politique. Avant les élections de 2019, une première tentative d’introduire des changements au Parlement s’était déjà soldée par un échec faute de consensus des trois-quarts nécessaires pour adopter ces amendements. Est-ce que cela pourrait être différent selon vous cette fois-ci ?
Il faudra attendre les propositions du gouvernement, mais l’opposition pourrait ne pas voter ces changements constitutionnels si elle voit que le MSM et ses partenaires finiront par bénéficier de cela. Ou elle pourrait bouder ces nouvelles législations justement pour que le gouvernement n’obtienne pas ce crédit vis-à-vis de l’histoire. Il y a aussi la possibilité que le gouvernement adopte des amendements de l’opposition dans un esprit consensuel. Tout dépendra du mood politique du moment ainsi que le contenu de ces réformes.
Actuellement, beaucoup de Mauriciens voient leur avenir ailleurs qu’à Maurice. Beaucoup partent ou ont l’intention de le faire. Comment expliquer ce phénomène ? Comment expliquer aussi ce pessimisme ambiant, si l’on se fie aux récents sondages indépendants ?
Oui, il existe ce rêve ou cette nécessité de quitter le pays pour beaucoup de personnes. Ce n’est pas nouveau, on a connu cela dans les années 60 et 70, avant et après l’indépendance, et également en 1981-82 quand le MMM avait le vent en poupe et que les élites blanche et euro-créole, pour reprendre un terme cher du regretté Dev Virahsawmy, craignaient le « communisme ». J’ai perdu pas mal de camarades de classe à cette époque qui sont partis en Australie et en Afrique du Sud surtout. Je donne un conseil très important à mes compatriotes : réfléchissez deux, voire trois fois, avant de quitter le pays, surtout si vous gagnez assez bien votre vie, vous avez une maison, une voiture, une famille etc. Et ne tombez pas dans le piège de la facilité, surtout avec les discours et annonces des agentes et agents d’immigration car elles et ils ne vous diront pas toute la vérité ! Aucune agente ou aucun agent ne vous dira combien la vie est chère ailleurs, combien il est difficile de trouver un travail décent, combien le climat peut-il affecter votre santé physique et/ou mentale, combien de sacrifices familiaux il faudrait faire, combien vos enfants seront déracinés et déculturalisés etc. Mais, si on gagne peu d’argent à Maurice ou si vous avez des compétences techniques ou manuelles, qui sont très demandées en Occident, ou que vous êtes vraiment mal à Maurice, cela vaut le coup de tenter sa chance ailleurs, mais choisissez bien le pays ou la région aussi.
C’est très important, et ne croyez surtout pas que le favoritisme, le népotisme, le copinage, le racisme et le communalisme n’existent pas ailleurs. Vous serez surpris de voir les réalités du jour en Amérique du Nord et en Europe !
Si l’on se fie aux déclarations du gouvernement, les négociations entre la Grande-Bretagne et Maurice sont en très bonne voie. Pensez-vous que la situation en Israël et en Palestine pourrait compliquer la donne ?
Pas nécessairement, à moins d’un embrasement régional qui pourrait faire tourner la base étasunienne de Diego Garcia à fond, mais à ce jour, il n’y a aucune indication que le conflit s’étendra, mais on ne sait jamais comment les choses vont évoluer dans les jours et semaines à venir.
Ceux qui sont contre la rétrocession des Chagos à Maurice, dont l’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson, soutiennent que la proximité de Maurice avec la Chine pourrait être un danger pour la base militaire américaine sur Diego Garcia. Est-ce que ces craintes ont un sens ?
Comme aurait dit Paul Bérenger, bullshit ! C’est un argument des plus bas niveaux et complètement infondé. Soit Boris Johnson est vraiment de mauvaise foi, soit il est un parfait imbécile !
Est-ce que les infrastructures à Agaléga, entièrement financées par l’Inde et pour lesquelles l’Inde enverra des ressources humaines ainsi que de l’argent pour les opérer, pourraient avoir un impact sur notre neutralité sur la scène internationale ?
Même si la devise de la politique étrangère mauricienne a été et reste, je suppose, « amie de tout le monde et ennemie de personne », Maurice n’a jamais été neutre. Maurice a toujours joué dans différents camps opposés que ce soit avec l’Occident et l’URSS dans le temps, que ce soit avec l’Afrique du Sud blanche et avec les Non-Alignés et l’Organisation de l’Unité africaine au temps de l’apartheid, et même avec la République populaire de Chine et Taiwan dans les années 80, par exemple !
Concernant l’Inde, Maurice est la « Chota Bharat » (Petite Inde) par excellence, comme on le sait, et je crois que la communauté internationale ne changera aucunement sa position vis-à-vis de Maurice à ce sujet. De toute façon, les grandes puissances du jour ont toutes d’excellentes relations avec l’Inde, (sauf la Chine), y compris la France qui a des accords militaires de très haut niveau avec le gouvernement de Narendra Modi depuis quelques bonnes années.
En parlant de géopolitique, est-ce que la guerre Israël/Hamas pourrait provoquer un conflit d’ampleur régional, voire mondial ?
Comme je vous ai dit, il n’y a aucune indication à ce stade, car l’Iran reste sage, les pays arabes sont dans l’attente, et la Russie et la Chine restent militairement à l’écart. Je pense que le rapprochement de l’Arabie saoudite avec l’Iran ces derniers temps pourrait façonner le nouveau Moyen-Orient car les deux leaders sunnite et chiite ont compris que c’est dans leurs intérêts de coopérer, et c’est tant mieux pour la stabilité de la région et pour le monde musulman. Mais ce n’est pas certain que les États-Unis aient la même lecture des choses…
Quelle issue à ce conflit justement ? La création de deux États pourrait-elle résoudre le problème une fois pour toutes ?
Il faut absolument que ce soit le cas ! Comme j’ai dit à l’hebdomadaire Star voici quelques semaines, la paix devra passer obligatoirement par la création de l’État palestinien. Mais quelles seront les frontières de cet État ? C’est la grande question que les Nations Unies devront résoudre avec toutes les parties prenantes, tant orientales qu’occidentales. Dans tout mal, il y a un bien, et espérons que ce massacre sans précédent à Gaza mènera vers la création – enfin – de cet État palestinien comme demandé par les Nations Unies depuis 1948 !
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