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Sanjay Matadeen : «La Banque de Maurice doit être l’unique responsable de la politique monétaire»

Depuis la nomination de Rama Sithanen comme gouverneur de la Banque de Maurice et en attendant la constitution du conseil des ministres du nouveau gouvernement, les Mauriciens attendent les premières mesures pour atténuer l’érosion de leur pouvoir d’achat. Maurice se posait la question de savoir comment trouver les moyens pour financer les annonces préélectorales. « Avons-nous les finances pour ces promesses ? Nous le saurons bientôt. Le nouveau gouvernement procède à un audit », explique l’économiste et universitaire Sanjay Matadeen. 

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Les deux principaux blocs qui s’affrontaient avant le scrutin du 10 novembre 2024 se livraient à une surenchère d’offres populistes. Aujourd’hui, que vous inspirent celles-ci ? L’État a-t-il la capacité de payer ?

Il est vrai que les principaux blocs d’opposition se sont engagés dans une surenchère. Même l’alliance extra-parlementaire a foncé tête baissée. Est-ce que l’opposition avait le choix ?

Avons-nous les finances pour ces promesses ? Nous le saurons bientôt. Le nouveau gouvernement procède à un audit. Ce qui est clair, pour financer les promesses électorales, le nouveau gouvernement devra réaffecter des dépenses récurrentes évaluées à Rs 210 milliards pour le Budget 2024/2025. Si le gouvernement peut économiser 10 % sur ces dépenses et éviter les gaspillages, il aura une marge de manœuvre.

Que renferme concrètement votre proposition d’une politique monétaire solide et stricte ?

La première mesure a été de nommer un nouveau gouverneur de la Banque centrale. Ce qui a été accompli avec la nomination du Dr Rama Sithanen. 

Avec l’augmentation prévue de la masse monétaire et l’excès de liquidités résultant, notamment en raison du bonus du quatorzième mois, la Banque centrale devra adopter une politique monétaire restrictive en augmentant les taux d’intérêt. Le taux directeur, actuellement à 4 %, devrait passer à 5,5 % – 6 % d’ici à l’année prochaine. Ce qui aidera à absorber l’excès de liquidités, à encourager l’épargne et à attirer les investisseurs étrangers vers la roupie. Sa valeur sera ainsi renforcée et sa dépréciation sera freinée.

Cette hausse des taux affectera directement les emprunteurs, en particulier ceux ayant contracté des prêts immobiliers. Je conseille à ces derniers d’utiliser judicieusement le bonus du quatorzième mois : consacrez 50 % au remboursement du capital de votre prêt, épargnez 25 % et dépensez les 25 % restants. Évitez les dépenses excessives, car une consommation élevée ne ferait qu’alimenter l’inflation. En remboursant une partie de leur capital emprunté, ils pourront mieux maîtriser leurs paiements mensuels d’intérêts.

Bien évidemment, nous espérons également des interventions plus fréquentes et robustes sur le marché des devises par la Banque centrale.

Nous attendons du nouveau gouvernement qu’il garantisse l’indépendance du gouverneur de la Banque de Maurice et l’absence d’ingérence dans la politique monétaire"

Comment augmenter la croissance et la production d’une petite économie comme la nôtre que vous plaidez ? Faut-il passer par une refonte de notre mode de travail avec l’introduction du 24/7 ?

Même si Maurice est une petite économie, elle peut se transformer en un vaste État océanique grâce à la superficie de sa zone économique exclusive. Une vision claire du gouvernement et l’implication des parties prenantes, dont le secteur privé, les universitaires et la société civile, sont essentielles pour développer un plan d’action à moyen et long terme.

À court terme, il est crucial de porter une attention particulière aux secteurs traditionnels pour les redynamiser, accroître leur valeur ajoutée et multiplier les rentrées de devises étrangères. Il ne faut pas oublier les secteurs émergents : le secteur financier, l’industrie informatique, le tourisme médical et le secteur de l’enseignement supérieur. Ils peuvent rapporter beaucoup de devises. Malheureusement, de nombreux obstacles subsistent pour l’épanouissement de ces secteurs. Il y a l’aspect bureaucratique et les problèmes systémiques comme le manque de main-d’œuvre et le niveau de compétence à Maurice.

Concernant le concept de 24/7, Maurice n’est pas encore prêt. Cependant, avec l’augmentation du nombre de touristes et d’expatriés à l’avenir, c’est une option à envisager, car la demande crée l’offre.

Que signifierait une Banque centrale indépendante et ne risque-t-on pas de voir surgir des divergences entre l’organisme et le ministre des Finances ?

La Banque de Maurice doit être l’unique responsable de la politique monétaire. Et elle doit avoir pour objectif principal la stabilité des prix. Il est impératif de cesser de mélanger la politique monétaire avec la politique budgétaire. Dans le passé les réserves de la Banque de Maurice ont été utilisées pour financer le budget gouvernemental et créer la Mauritius Investment Corporation. La Banque de Maurice doit agir en tant que régulateur et non en tant qu’opérateur.

Même si des divergences peuvent survenir, le gouverneur de la Banque centrale doit prioriser la lutte contre l’inflation, qui est la responsabilité principale de toute banque centrale. Nous attendons du nouveau gouvernement qu’il garantisse l’indépendance du gouverneur et l’absence d’ingérence dans la politique monétaire.

Cependant, nous avons aussi des attentes vis-à-vis de la Banque centrale et du nouveau gouverneur : plus de transparence et de rigueur. Il suffit de visiter le site web de la Banque de Maurice pour se rendre compte qu’elle n’est pas bien organisée. Des rapports statistiques mensuels ou trimestriels n’ont pas été publiés. Il y a eu rétention d’informations et de statistiques, un manque de rapport technique sur l’économie mauricienne et d’analyse sectorielle et même d’éventuelles projections de croissance. Y a-t-il eu une tentative délibérée de retenir des informations dans le passé ? En tant qu’économiste, je reste perplexe quant à la non-publication en temps opportun d’informations pour l’analyse économique.

L’ère post-covid-19 préconise un monde plus connecté, capable d’utiliser les nouvelles technologies et de se tenir au courant des progrès dans les secteurs de l’automatisation des processus robotiques et de l’intelligence artificielle"

– Le nouveau gouvernement ne court-il pas le risque de voir diminuer ses recettes avec la baisse annoncée du coût des carburants ?

Il y aura évidemment un manque à gagner, sachant qu’au moins 50 % du prix de l’essence à la pompe représente des taxes et différents prélèvements. Cependant, si la baisse est suffisamment importante, elle apportera un soulagement à la population. Même si on espère une répercussion sur les coûts d’exploitation des entreprises, je doute que cela suffise à réduire les prix de manière significative. Il reviendra donc au gouvernement de combler ce déficit.

Vers quels pays le nouveau gouvernement devra-t-il se tourner pour établir des partenariats à long terme en vue de créer de nouveaux piliers de développement porteur d’emplois durables et rémunérateurs ?

Le monde se tourne vers l’Est. La géopolitique et la géoéconomie dominent, avec de nouvelles alliances comme le Quad, l’axe Chine-Russie, Inde-Moyen-Orient, et l’expansion des BRICS, regroupant des pays émergents. Nous sommes passés à un monde multipolaire où les relations multilatérales ne sont plus d’actualité. Les grandes puissances vont mener une bataille économique en utilisant des pays tiers comme des ‘proxies’, comme on le voit déjà avec la situation au Moyen-Orient. Maurice a un rôle stratégique dans l’océan Indien qu’elle devra exploiter pour tirer parti des opportunités à venir. Dans les années à venir, l’Inde, les Émirats arabes unis, la Russie et les pays d’Asie du Sud-Est seront de plus en plus au centre de l’attention mondiale. Notre pays devra renforcer ses relations commerciales et diplomatiques avec ces nations pour profiter de leur dynamique de croissance.

Il faut plus de méritocratie, mais aussi plus d’opportunités à Maurice. Plutôt que des mots, le renforcement des lois et leur application judicieuse sont indispensables pour garantir l’absence de discrimination et l’égalité de traitement pour tous"

Quelles sont les mesures à prendre afin de retenir les personnes qui ont des compétences et qui sont tentées par l’émigration ?

Il faut plus de méritocratie, mais aussi plus d’opportunités à Maurice. Plutôt que des mots, le renforcement des lois et leur application judicieuse sont indispensables pour garantir l’absence de discrimination et l’égalité de traitement pour tous. Certaines des mesures proposées par le nouveau gouvernement vont dans la bonne direction. Il y a l’élimination de l’impôt sur le revenu pour les personnes âgées de 18 à 28 ans et l’exemption d’impôt pour les revenus inférieurs à un million de roupies par an.

On espère qu’avec une formation adéquate et un encadrement approprié, de plus en plus de personnes, y compris les jeunes, lanceront leur propre entreprise. En même temps, étant donné que le marché mauricien est assez limité, faire des affaires dans la région et à l’échelle mondiale deviendra une priorité.

Le défi que représente l’autosuffisance alimentaire se pose depuis 2020. Faut-il que l’État acquière de l’industrie cannière ou une partie des terres de celle-ci afin de mettre sur pied une filière agroalimentaire ? Et celle-ci sera-t-elle viable, compte tenu de l’étroitesse de notre marché ?

Une certaine autosuffisance alimentaire est cruciale. Nous avons vu l’impact des perturbations de la chaîne d’approvisionnement avec la covid-19. Des événements mondiaux, comme la guerre entre la Russie et l’Ukraine, peuvent entraîner une flambée des prix alimentaires dans le monde et à Maurice. Le pire serait la non-disponibilité des produits alimentaires, utilisés comme points de pression par les pays producteurs. Nous assistons à une possible militarisation des produits alimentaires avec le nouvel ordre économique mondial.

Le secteur privé et l’industrie cannière doivent collaborer avec l’État mauricien. Avec une production accrue, nous espérons une stabilisation des prix. Il ne faut pas oublier que nous accueillons près de 1,4 million de touristes par an. Et ce chiffre devrait encore augmenter, ce qui rend la question de l’étroitesse de notre marché moins pertinente. Cependant, il est impératif de résoudre la grave pénurie de main-d’œuvre et de développer un schéma directeur pour l’utilisation des terres.

La question de la formation de compétences nouvelles et pointues est au cœur des problématiques afin d’affronter les enjeux de l’ère post-covid-19. Dans quels domaines faut-il agir à court terme et dans le long terme, à votre avis ?

La pandémie de covid-19 a révélé de nombreuses faiblesses dans notre système actuel, qu’elles soient gouvernementales ou privées. L’ère post-covid-19 préconise un monde plus connecté, capable d’utiliser les nouvelles technologies et de se tenir au courant des progrès dans les secteurs de l’automatisation des processus robotiques et de l’intelligence artificielle. L’État mauricien doit prendre les devants en assurant la numérisation de ses services et en utilisant toute la panoplie technologique pour améliorer la vie de nos citoyens.

Parallèlement, il est essentiel d’améliorer la formation des enfants, des jeunes et des moins jeunes dans ces domaines avancés.

Dans les années à venir, l’Inde, les Émirats arabes unis, la Russie et les pays du sud-est de l’Asie seront de plus en plus au centre de l’attention dans le monde. Notre pays devra renforcer ses relations commerciales et diplomatiques avec ces nations pour profiter de leur dynamique de croissance"

Durant ces dernières années, certains économistes ont prôné une certaine rigueur budgétaire, mais ce souhait est-il conciliable avec des dépenses en aides sociales en croissance et nécessaires avec l’érosion du pouvoir d’achat des classes populaires et moyennes ?

Ces économistes étaient préoccupés par la direction que prenait le pays, qui risquait de le conduire au gouffre. Il est important d’aider ceux qui sont dans le besoin, mais affirmer que ces mesures vont réduire l’inflation est un mensonge flagrant. Le gouvernement précédent n’était pas intéressé à réduire la hausse des prix et la dépréciation de la roupie. En distribuant de l’argent de manière dispersée, l’ancien ministre des Finances créait une spirale d’inflation salariale, entraînant davantage d’inflation et de recettes fiscales. Les économistes ont tiré la sonnette d’alarme, car ce n’était pas un modèle durable.

L’autre problème était le niveau de la dette nationale, qui commençait à susciter des inquiétudes sur les fronts internationaux. Le Fonds Monétaire International a réprimandé Maurice, conseillant au pays de contrôler ses dépenses et d’augmenter ses revenus.

Au contraire, en mettant l’accent sur l’amélioration de la production et l’augmentation de la richesse nationale, il sera plus facile d’aider ceux qui sont vraiment dans le besoin sans alimenter l’inflation et la dette publique. Espérons que le nouveau gouvernement ne répétera pas les mêmes erreurs et œuvrera pour une véritable croissance et une meilleure répartition de la richesse nationale.

Tout nouveau gouvernement dispose d’un mandat de cinq ans pour mettre en œuvre son projet, dont de grands chantiers qui consomment des ressources. Ce délai vous parait-il suffisant ?

Avec la quantité de travail à accomplir, la refonte des secteurs existants et la mise en place d’une base solide pour le développement de nouveaux secteurs, je doute qu’un mandat de cinq ans soit suffisant. Le gouvernement est non seulement confronté à un défi économique, mais aussi à de nombreux changements pour renforcer la démocratie, la gouvernance et la protection de l’environnement. Cependant, il doit bien planifier, avoir des objectifs à court, moyen et long terme, et assurer la mise en œuvre de ce qui est prévu. Dans cinq ans, la population jugera du bien-fondé de l’action du nouveau gouvernement et décidera s’il peut se voir confier un second mandat en fonction de ses résultats. Nous ne pouvons qu’espérer que le gouvernement proposera une Vision 2040. Et nous espérons que Maurice atteindra le statut d’économie développée, où règnent l’État de droit et le mérite, et où il fait bon vivre.

 

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