Le Senior Lecturer & Head of Law Department à l’université de Maurice, Rajen Narsinghen, analyse la séparation des pouvoirs et la crise constitutionnelle entre la présidence et le gouvernement.
Publicité
Il rappelle que la première crise institutionnelle a eu lieu en 2013 lorsque le Président d’alors, sir Anerood Jugnauth, s’est démarqué à plusieurs reprises des décisions du gouvernement en place.
« La crise constitutionnelle n’est pas une nouveauté, car en 2013, le Président sir Anerood Jugnauth s’est démarqué à plusieurs reprises du gouvernement de l’époque »
C’est quoi la séparation des pouvoirs ?
C’est une théorie constitutionnelle qui a été élaborée par des philosophes comme Aristote, Calvin et Montesquieu. Essentiellement, ils préconisent une séparation entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Dans certains pays, la séparation est stricte, comme aux états-Unis. Dans d’autres, elle est plus souple, surtout dans les régimes parlementaires comme l’Angleterre et Maurice, car il y a une « osmose » entre le législatif et l’exécutif et une séparation assez stricte entre le judicaire et les deux pouvoirs précités. Le juge Glover avait utilisé le terme « juxtaposition des pouvoirs », qui reflète plus la réalité contemporaine et mauricienne, surtout dans le cadre d’un régime parlementaire. La théorie de check and balances vient complémenter la théorie originale.
Quels en sont les objectifs ?
L’objectif primaire de la théorie, c’est d’empêcher la confusion et la concentration des pouvoirs, qui mènent souvent au despotisme et à la dictature. La séparation des pouvoirs est le pilier d’une démocratie libérale. Maurice a une « démocratie libérale », comme précisé par la Cour suprême, où la voix de la majorité prime, mais où celle de la minorité doit être respectée et non brimée.
La séparation stricte, surtout fonctionnelle, peut entraver la gouvernance d’un État, menant à une paralysie. Il faut aussi un élément de contrôle, le check and balance. C’est ainsi que le judiciaire a un rôle clé, comme aux États-Unis et à Maurice, pour exercer le monitoring de l’exécutif à travers le Judicial Review ou le contrôle de la constitutionnalité des lois, ce pour mieux encadrer le pouvoir législatif. D’autres pays comme la France, l’Allemagne et l’Italie préfèrent des juridictions d’exception, usant d’organes juridico-politiques comme le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel pour exercer cette supervision.
Dans le contexte moderne, des pouvoirs autres que les trois identifiés par Montesquieu ont émergé et parmi, on retrouve les nouveaux pouvoirs non-exécutifs d’un président, qui s’ajoutent aux trois précédents. Les politologues se réfèrent à la presse comme d’un quatrième pouvoir, mais cela n’est pas un principe juridique et même en science politique, c’est plutôt un contrepouvoir.
Quel type de pouvoir exerce le Président ?
La séparation des pouvoirs a été affinée et améliorée dans certains pays, comme Maurice et l’Italie. Ainsi, en sus des trois pouvoirs classiques – législatif, exécutif et judicaire –, on a vu l’émergence d’un autre type de pouvoir « constitutionnel et institutionnel » pour garantir une neutralité et une indépendance vis-à-vis de l’exécutif politique, loin des passions et querelles politiques d’ordre partisan. On retrouve un Président, qui est au-dessus de la mêlée politique, avec de nouveaux pouvoirs. Il est le garant et le gardien de la Constitution, comme stipulé dans l’article 28 (1) (b) de la Constitution mauricienne.
Il y a donc une différence singulière entre chef de l’État et chef de l’exécutif ?
Il faut faire une distinction entre chef de l’État et chef de l’exécutif. Dans des régimes présidentiels, comme les États-Unis ou l’Afrique du Sud, ou dans un régime semi-présidentiel comme la France, un Président est à la fois le chef de l’exécutif et de l’État. Or, dans le cadre d’un régime parlementaire comme l’Angleterre ou l’Australie, le chef d’État, qui est la Reine ou le Gouverneur général ou encore un Président, n’a aucun pouvoir exécutif. C’est un chef d’État beaucoup plus cérémoniel, avec des pouvoirs résiduels. Entre les deux extrêmes, un Président avec des pouvoirs exécutifs comme en France ou les États-Unis, et un monarque ou Gouverneur général qui n’a aucun pouvoir exécutif, il y a une autre variante.
Qu’en est-il de Maurice ?
Chez nous, l’actuel Président ou l’ancien Gouverneur, tout en n’ayant pas de pouvoirs exécutifs dans le cadre d’un régime parlementaire rationalisé et adapté, possède certains pouvoirs, comme celui de nommer un Premier ministre après des élections ou celui de dissoudre le Parlement après une motion de censure, si les conditions sont réunies en vertu de l’article 57 (1) (a), ce qui est important. Maurice se situe entre les deux extrêmes. Le Président, à Maurice, n’a pas de pouvoirs exécutifs, malgré le libellé de l’article 58, car ici ce n’est que pur formalisme. C’est un chef d’État qui exerce le pouvoir exécutif sur l’avis du Premier ministre ou du Cabinet. Par contre, il a un champ de pouvoirs propres à lui.
Comment exerce-t-il ses pouvoirs ?
« La séparation des pouvoirs est le pilier d’une démocratie libérale »
En gros, la Constitution utilise trois formules. Il peut agir in his own deliberate judgement, after consultation with ou encore on the advice of the Cabinet or Prime Minister or other authority. Quand la formule deliberate judgement est utilisée, il n’y a aucune controverse pour dire que le Président a une prérogative absolue. Par contre, quand l’autre formule est utilisée, after consultation, il y a une obligation légale de consulter et non de se plier à une recommandation. Encore et souvent, le Président a l’obligation de consulter le Premier ministre et le chef de l’opposition en même temps. Logiquement et aussi sur la base de l’article 64(4), il peut prendre sa propre décision après l’obligation de consultation.
Est-ce que le chef de l’État est redevable au chef du gouvernement ?
« Le Président est en quelque sorte redevable envers cette même majorité gouvernementale »
Le Président n’est pas tenu de suivre à la lettre la recommandation du Premier ministre et encore moins celle du chef de l’opposition, à titre d’exemple. Cependant, dans la majorité des cas, comme le Président est en réalité un « nominé politique », puisqu’il est proposé par le Premier ministre et soutenu par une majorité simple, il est en quelque sorte redevable envers cette même majorité gouvernementale.
Diriez-vous que c’est un semblant de séparation des pouvoirs ?
C’est encore une contradiction inhérente à notre Constitution, qui fait de lui le garant et gardien de la Constitution et en même temps, le prisonnier d’une majorité politique simple. Pour compliquer et amplifier les contradictions, le législateur, en 1991, exige un vote de deux tiers pour le destituer pour mauvaise conduite et institutuer, au préalable, un tribunal. Pourtant, le Président n’a pas de légitimité politique propre à lui.
Fallait-il lui donner une légitimité plus large ?
Si on reste dans le cadre d’un régime parlementaire, je dirai que non. Par contre, oui si on bouge vers un régime semi-présidentiel, avec le modèle proposé en 2014. On peut aussi penser au modèle italien ou allemand, qui institue un collège électoral élargi. L’élection par suffrage national est incompatible avec un régime parlementaire. à l’état actuel, le Président n’a pas de légitimité politique directe, quoi qu’il ait une légitimité indirecte, mais très limitée. Il me semble qu’il y a une sorte de contradiction, le Président étant un « nominé politique » tout en détenant des pouvoirs constitutionnels et institutionnels aussi importants, comme celui de nommer les membres de l’Electoral Services Commission (ESC), de l’Electoral Boundaries Commission, etc.
Il faut aussi souligner que le Président agit normalement avec le gouvernement en place. S’il est à cheval sur ses prérogatives, cela nous mène vers une crise constitutionnelle comme vécue la semaine dernière. La crise n’est pas une nouveauté car, en 2013, le Président sir Anerood Jugnauth s’est démarqué à plusieurs reprises de la politique du gouvernement en place publiquement. C’était lui qui avait nommé les membres de la PSC, à la veille de son départ, en ne tenant pas en compte les recommandations du Premier ministre en place.
Si le gouvernement d’alors n’a pas contesté cette décision, cela signifie qu’elle était du ressort du Président. Qu’en dites-vous ?
« En sus des trois pouvoirs classiques – législatif, exécutif et judicaire –, on a vu l’émergence d’un autre type de pouvoir ‘constitutionnel et institutionnel’ »
Sur le plan juridique, il avait le droit. Cependant, cela aurait pu déboucher sur une crise institutionnelle, voire constitutionnelle. Quant à la formule acting in accordance with the advice of the Cabinet or Prime minister, qui est une stipulation de l’article 64(1) de notre Constitution, il y a une indication à première vue que le Président est tenu de suivre les avis du Cabinet ou du Premier ministre. Est-ce que cela s’applique aussi pour les décisions non exécutives ou pour toutes les décisions ? Rien ne l’indique.
Ainsi, l’article 64 dans son ensemble peut s’avérer contradictoire. Au sommet de la crise constitutionnelle de la semaine dernière, personne n’a fait mention de l’alinea 5 (a) de l’article 64, qui stipule que « subject to paragraphs (b) and (c) when the President is required by this Constitution to act in accordance with the advice of or after consultation with any person or authority, the question whether in fact he has so acted shall not be called in question in any court of law ».
Or, pendant la crise, on se demande comment on aurait pu contester la décision de mettre en place la commission d’enquête par la Présidente, même si elle n’avait pas agi sur l’avis du Cabinet. Il aurait été intéressant de voir la solution donnée par notre Cour suprême ou par le Conseil privé.
L’article 64 doit être lu conjointement avec l’article 28 (1) (b), qui stipule que « there shall be a President who shall uphold and defend the Constitution and ensure that the institutions of democracy and rule of law are protected ». Le législateur est censé légiférer pour des choses effectives et non poser seulement des principes idéologiques et encore que l’article 28 n’est pas un préambule.
Donc, Ameenah Gurib-Fakim a une porte de sortie devant la Commission d’enquête instituée par le gouvernement ?
Sur la base de cette disposition, la Présidente peut arguer que la commission d’enquête est un acte non-exécutif et ne tombe pas sous l’emprise de l’article 64 (1) et deuxièmement, qu’elle a agi selon la lettre et l’esprit de l’article 28 (1) (b), qui lui conférait le pouvoir de nommer une telle commission d’enquête, et finalement en vertu de l’article 2 de la Commission of Inquiry Act. C’est la thèse de la Présidente et de certains avocats et autres juristes, quoique minoritaire. Une thèse néanmoins plausible.
Qu’en est-il de l’antithèse ?
L’antithèse, soutenue par quelques ténors du barreau ainsi que par le Bureau du Premier ministre à travers un communiqué, soutient que l’acte de la Présidente est illégal ou anticonstitutionnel. Certains ont aussi évoqué la thèse d’un coup d’état. Bien que ce soit une thèse tout aussi possible, il serait présomptueux ici de parler de coup d’état. à la limite, c’est une mauvaise lecture de la Constitution. Il faut que ces personnes revoient la définition légale d’un coup d’état.
Y a-t-il eu une tentative de coup d’état ?
« Certainement, il n’y a pas eu de tentative de coup d’état »
Le droit, qui est toujours dialectique par nature, donne souvent lieu à deux ou trois interprétations. Au vue des articles cités, la limite et l’ambigüité de la Commission of Inquiry Act et l’esprit de la Constitution, on doit accepter l’existence de deux lectures.
La Présidente aurait fait, à la limite, une mauvaise interprétation des lois, mais certainement, il n’y a pas eu de tentative de coup d’état. On comprend la thèse de certains ténors du barreau, qui pensent que la lecture de la Présidente est erronée. Mais de là à vouloir imposer leur interprétation comme une vérité absolue... C’est un peu pédant et cela frise le « terrorisme intellectuel ». Certains refusent un débat sain et utilisent leur réputation ou leur charisme pour imposer leurs opinions, ce qui risque d’être perçu comme un manque de respect envers la Cour suprême.
Le communiqué du bureau du Premier ministre a surpris plus d’un. Toutefois, personne n’a osé commenter, avec une menace sous-jacente d’être inquiété par une enquête policière ou poursuivi pour complot ! Est-ce que la capitulation de la Présidente après ce communiqué peut aussi être mis sur le compte de la peur ?
Le gouvernement a un droit légitime d’avoir son interprétation, mais émettre un communiqué officiel pour donner un certificat d’illégalité ou d’anti-constitutionalité à l’acte du Président est dangereux dans un État de droit. Certains peuvent l’interpréter comme une usurpation des pouvoirs de la Cour suprême. Les articles 83 et 81 de la Constitution donnent un pouvoir d’interprétation de la Constitution à la Cour suprême et au Conseil privé. Les thèses des avocats, du gouvernement ou des académiques ne sont que des opinions et rien de plus.
Quoi qu’il en soit, c’est le Premier ministre qui est le plus puissant ?
Le Premier ministre est incontestablement le chef de l’exécutif et, malgré la formule de l’article 58, qui stipule que « the executive authority of Mauritius is vested in the Président », il y a presque unanimité pour dire que les pouvoirs exécutifs dans les faits sont détenus par le Premier ministre.
Cependant, les pouvoirs non-exécutifs, « constitutionnels ou institutionnels » d’un Président à Maurice sont importants. En outre, comme l’indiquent plusieurs exemples précités, le Président a une discrétion relative pour nommer un Premier ministre après les élections. Là où il y a une majorité claire et nette, la discrétion du Président n’est qu’académique.
Cependant, dans le cadre d’un Hung Parliament, où la majorité est ambigüe, la discrétion d’un Président ou même de l’ancien Gouverneur général prend toute son importance.
Le débat autour du conflit de la semaine dernière dépasse le cadre du droit pur, pour entrer dans le champ de la science politique et éthique. Avec le départ de la Présidente et les reculs de sir Anerood Jugnauth et de Vishnu Lutchumeenaraidoo, plébiscités en 2014, se pose une grave question de légitimité politique. Autre question qui reste en suspens : le sort de la Commission d’enquête mise en place. A-t-elle été proclamée et gazetted ? Si oui, quelle sera la marche à suivre par le Président suppléant ?
La vraie question derrière la crise, c’est aussi l’institution d’une Commission pour clarifier toutes les zones d’ombre du « Sobrinhogate ». La démission de la Présidente, forcée, négociée ou obtenue à coups de chantage, ressemble à l’arbre qui cache la forêt. Certains se demandent si la démission est effective, surtout que le Parlement est toujours en longues vacances et n’en a pas pris acte.
Une autre question intéressante est de savoir si la Présidente bénéficiera de tous les avantages et privilèges d’un Président à la retraite, avec pension et gardes de sécurité, etc. Suite aux allégations de misconduct, la Présidente a choisi la porte de sortie sans l’institution d’un tribunal. Il faut noter qu’un travailleur qui a fauté perd tous les avantages, tels que severance allowance et pension. Les lois du travail sont claires à ce sujet.
Dans un État de droit, où notre Constitution fait référence à la sauvegarde du Rule of Law par la Présidente, le peuple serait surpris de constater qu’une Présidente est traitée différemment. Serait-ce un package deal spécial qui bafoue le principe de Rule of Law ?
Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !