Au moment où l’industrie sucrière semble être à l’agonie, il est bon de rappeler au bon mémoire des Mauriciens la contribution de ces milliers d’anonymes qui ont permis à ce secteur de se développer. Parmi eux, le couple Rajen et Addama Thoplan, âgés de 73 et 72 ans respectivement et domiciliés à La Sourdine, L’Escalier. Issus tous deux d’une famille de laboureurs du Sud, leur vie a été rythmée par le travail dans les champs de canne. Témoignage.
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« Nous avons de la chance de n’avoir pas été marqués par le travail, par la vie difficile dans les années 60 », reconnaissent Rajen et Addama. En ce fin de matinée, ce jeudi 3 octobre 2019, ils nous ont rejoint au Day-care centre de Lallmatie, un endroit qu’ils connaissent bien, car c’est ici que se tiennent les réunions de l’association des seniors dont ils sont membres. À côté, se trouve le centre social de la localité, ici même, où plus de 50 ans plus tôt, Rajen était venu s’inscrire pour prendre la carte délivrée par le ministère du Travail l’autorisant à travailler dans les champs de cannes. Une des premières tentatives du gouvernement de régulariser le travail manuel dans les sucreries. La mémoire fait rarement défaut au couple, même si dans la tête de son épouse, certains faits sont encore plus frais.
Comme de nombreuses familles pauvres des régions rurales où ‘le tablissement’ a été au centre de la vie professionnelle, les Thoplan sont issus, eux-mêmes, d’une famille de laboureurs au service d’une sucrerie, celle de Mont Désert Mon Trésor. « On était très pauvre, on a arrêté l’école très tôt, c’était le seul emploi qu’il y avait », confie Rajen, natif de Rivière-des-Anguilles. Son père, employé à la sucrerie Savannah, était affecté dans la cour d’un cadre de Savannah, où il s’occupait de l’alimentation des canards, une tâche nettement moins éreintante que sa mère, elle, rompue au labeur dans les champs. Le salaire journalier était de Rs 3.50 pour les hommes et de Rs 2.75 pour les femmes, la différence s’expliquant par la durée de la corvée, qui était plus courte pour les femmes, « mais c’était le même travail, qui exigeait la même force », précise Addama Thoplan. Comme les salaires étaient versés en fin de semaine, cela obligeait les familles à faire leurs courses à la même date.
On était pauvre et on a arrêté l'école très tôt.
« On avait toujours des dettes à la boutique, mais l’alimentation était de bonne qualité et en abondance, se rappelle-t-elle avec nostalgie. Comme il n’y avait pas de réfrigérateur, il fallait cuire les repas au feu de bois tous les jours. On mangeait du poulet de notre petit élevage une fois tous les deux mois, il n’était pas question de viande. Lorsqu’on achetait des boîtes de tomate, tout le monde se disait qu’on avait des invités. On trouvait le bois facilement et pour l’eau, tout le monde faisait la queue à la fontaine publique, la lessive se faisait à la rivière. Le soir, on se servait des lampes à pétrole pour éclairer la maison. »
Le cyclone Carol
Lorsque survient le cyclone Carol vers la fin des années 60, leur maison, située dans le camp sucrier, est complètement détruite, contraignant la famille à déménager. Un deuxième coup du sort frappe la famille lorsque le père fait une chute mortelle d’un pont, laissant leur mère seule pour nourrir les deux garçons. Devenue veuve, la sucrerie l’oblige à déménager, ne lui offrant que des clous, des boulons et des poutres pour construire une autre maison. À l’Escalier, un bon samaritain lui offre un terrain à bail à Rs 10 la perche. Seule, elle se démène pour compléter l’achat à crédit des matériaux déjà offerts par la sucrerie ainsi que des feuilles de ‘ravenal’, qui servent de murs. Mais au passage d’un deuxième cyclone, Alix, cette fragile demeure ne résistera pas. À ce moment-là, Rajen, qui a arrêté ses études en seconde, a commencé à travailler pour la sucrerie Savannah pour la somme journalière de Rs 1.05, un petit pécule qui vient s’ajouter au maigre salaire de sa mère « J’étais affecté à ‘l’écurie’, où j’allais chercher le pâturage. Les bœufs faisaient tout le travail dans les champs, transportant la canne, l’herbe et traçant les sillons. Il fallait qu’ils soient bien nourris », fait-il ressortir.
Grèves générales historiques
Après le passage des deux cyclones et endettée par l’achat des maigres matériaux de construction, la veuve n’a guère d’autre choix que d’emménager dans une des maisons de la CHA dont personne ne voulait à cause de sa mauvaise qualité. Des années plus tard, une action de grève, menée par le syndicaliste Sharma Jugdambi allait sensiblement améliorer les conditions de travail des laboureurs, leur faisant bénéficier d’une augmentation salariale, entre autres. Mais c’est grâce à une deuxième grève, en 1976, après les grèves générales historiques de 1971, que leurs conditions allaient connaître un véritable bond en avant. L’action, initiée par la Sugar Industry Workers Union (SILU), affiliée à la General Workers Federation, le bras syndical du MMM, obligera les usiniers à faire de concessions de taille aux artisans et laboureurs.
« C’était une très longue grève, qui avait eu lieu durant la coupe et qui avait finalement fait plier les barons sucriers, se souvient Rajen. Paul Bérenger a été extraordinaire comme négociateur, en faisant payer les ‘sick’ et ‘local leaves’, un boni de 18 %. »
Après de bons et loyaux services, Rajen et Addama, comme des centaines d’autres laboureurs et artisans du secteur sucrier, ont opté pour la préretraite en vertu du programme VRS, chacun ayant obtenu sa compensation et un lopin de terre. « Nous y cultivons des légumes essentiellement pour notre consommation, puis nous avons la pension universelle que nous dépensons avec beaucoup de prudence afin d’économiser en cas de maladie », indiquent-ils. Aujourd’hui, ce qui compte le plus à leurs yeux, c’est l’harmonie familiale et le souhait de voir les petits-enfants, sept au total, grandir. « À chaque fin d’année, tout ce beau monde se réunit chez nous, on compte presque une vingtaine de personnes, c’est suffisant pour faire la fête sans excès, et pour nous combler de bonheur », se réjouit le couple.
L’alcool : ce mal qui a rongé Rajen
Aujourd’hui, il peut en parler sans complexe. Durant des années, avant la naissance des enfants et même après celle de trois d’entre eux, Rajen a fait vivre un cauchemar à sa famille en raison de son addiction à l’alcool. Et à l’idée même d’en penser, sa femme indique que s’il n’avait pas mis fin à cette accoutumance, il y aurait certainement laissé la vie. En y réfléchissant, Rajen raconte n’avoir aucun souvenir des faits qui l’ont conduit vers la porte des bars de la localité. « Peut-être à cause de mauvaises fréquentions », se hasarde-t-il. En tout cas, il a écumé tous les bistrots de l’Escalier, y dépensait presque tout son salaire en vins et au retour dans la nuit, se disputait avec la brave Addama. « Je ne pensais qu’à moi, à mes amis, à faire la fête », se désole-t-il aujourd’hui. Les conséquences de cette vie se sont, bien entendu, fait ressentir sur la famille. « On manquait terriblement d’argent, se souvient son épouse. Ça s’est aggravé avec la naissance des enfants. Je suis reparti travailler dans les champs à 40 ans ».
À la naissance du troisième enfant, un fait va avoir un déclic sur Rajen. Un jour de Maha Shivaratree, son épouse lui demande d’aller rejoindre leurs enfants qui revenaient du pèlerinage. « Au lieu de l’obéir, raconte-t-il, je suis parti au bar, et je suis revenu ivre. Ma femme, en me voyant, a prononcé ces quelques mots sur un ton grave, sérieux mais sans aucune colère : ‘Ouais, ou ena lecoeur.’. Je ne sais plus ce qui m’est arrivé, mais ça m’a touché. Du jour au lendemain, j’ai arrêté la bouteille, mes amis m’ont dit que je n’allais pas tenir. Je me suis rendu compte qu’à cause de l’alcool, le parcours de deux de mes enfants a quelque peu échoué. Le dernier a pu réussir ses études, mais me fait encore de la peine pour les autres. »
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