L’industrie cannière à Maurice est à bout de souffle. Usiniers et planteurs tirent la sonnette d’alarme. Selon les calculs du Joint Technical Report du gouvernement et du secteur privé, quelque Rs 1,3 milliard seront nécessaires pour remettre ce secteur à flot. Lourde tâche pour le Premier ministre et ministre des Finances, Pravind Jugnauth, dans le Budget 2018-19.
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"Critiques, c'est grave"… Tels sont les qualificatifs utilisés par Jacqueline Sauzier, secrétaire générale de la Mauritius Chamber of Agriculture (MCA), pour décrire la situation de l’industrie cannière. Mais, plus que des mots, ce sont les bilans financiers présentés par plusieurs compagnies du secteur, dit-elle, qui montrent bien l’étendu de la situation. En effet, alors que le prix payable aux producteurs a baissé de plus de 30 % sur les dernières années, les coûts liés à la masse salariale ayant un impact direct sur le coût de production ont, eux, augmenté de plus de 60% entre 2010 et 2017.
Afin d’assurer la survie de cette industrie, notre interlocutrice est d’avis qu’il est essentiel de revoir à la hausse les revenus payables aux producteurs en complément à des actions qui doivent réduire significativement leurs coûts de production. « Statistiquement, l’industrie cannière représente à ce stade moins de 3 % du produit intérieur brut (PIB). Mais nous ne devons pas oublier qu’il existe des activités économiques parallèles à cette industrie, qui ont une importance capitale dans notre économie. Si nous culminons ces diverses activités économiques, nous dépasserions probablement la barre de 10 % du PIB. Cette industrie a son importance dans notre économie locale », souligne-t-elle.
Comment est-ce arrivé ? À cette question, Jacqueline Sauzier explique que deux grandes actions sur le plan mondial ont particulièrement secoué l’industrie sucrière à Maurice. La première survient en 2009, avec la fin du Protocole sucre. La deuxième, plus récente, a été la libéralisation des quotas de production de betteraviers en Europe, en septembre 2017. Et leurs répercussions nous ont été néfastes. « La première fut la chute régulière de plus de 30% du prix du sucre au cours des cinq dernières années et la perte de notre marché garanti en Europe », indique-t-elle. Toutefois, notre interlocutrice considère que ce sont les conséquences de la deuxième décision de l’Europe, qui ont été les plus drastiques. « Cela est dû à un concours de circonstances entièrement à notre détriment: une surproduction des betteraviers en Europe, une surproduction mondiale de sucre de canne (Inde et Thaïlande) et un réal brésilien plus favorable à l’exportation par rapport au dollar », soutient la secrétaire générale de la Chambre d’agriculture.
Les prix sur les marchés européen et mondial ont fortement chuté
La principale contrainte de l'industrie, selon Jacqueline Sauzier, réside aujourd’hui dans le fait que le marché local n'absorbe que moins de 10 % de la production sucrière nationale. « Ce qui fait que nous sommes entièrement dépendants des marchés d'exportation pour le développement durable du secteur. La baisse de prix sur le marché mondial ainsi que sur nos marchés traditionnels ont donc une incidence directe sur la rentabilité de nos activités sucrières », explique-t-elle. Et la nouvelle décision européenne de libéraliser la production des betteraviers en Europe n’arrange guère la situation. « Les prix sur les marchés européen et mondial ont fortement chuté. Nous devons donc encore nous réinventer pour baisser nos coûts de production et augmenter notre efficacité industrielle et par la même occasion, augmenter nos revenus. Le statu quo n’est pas possible », affirme-t-elle.
Jugdish Bundhoo : « Ne surtout pas abandonner l’industrie cannière »
Malgré les menaces, l’abandon de l’industrie cannière n’est nullement une option. Tel est l’avis de Jugdish Bundhoo, Chief Exetive Officer de la Mauritius Cane Industry Authority (MCIA), qui indique que même un statu quo signerait la mort de cette industrie qui emploie quelque 4 500 personnes.
Jugdish Bundhoo dit craindre un abandon des terres sous culture de canne, aussi bien par les petits que les gros planteurs, si rien n’est fait. Ce qui serait néfaste, selon lui, pour les usines ayant besoin d’un 'critical mass' pour opérer. « La situation est dictée par les revenus que nous percevons. Pour la coupe de 2016 par exemple, le prix était de Rs 15 000 environ la tonne alors qu’en 2017, le prix du sucre tournerait autour de Rs 11 000», précise-t-il.
Mais pour notre interlocuteur, il n’est pas question d’abandonner cette industrie à vocation multifonctionnelle. En effet, outre le sucre produit à partir de la canne, la mélasse est utilisée pour la fabrication de rhum pour l’exportation. Ce qui rapporte des devises étrangères au pays. Au niveau environnemental, la canne est importante pour palier au problème d’érosion. « La canne est aussi la plante la plus performante en termes de séquestration du carbone, nous donnant ainsi une meilleure qualité d’air qu’ailleurs », ajoute-t-il.
Jugdish Bundhoo cite aussi le côté « carte postale » de la canne, important pour le secteur touristique. « Les 1,3 million de touristes que nous accueillons ne viennent pas uniquement pour le soleil ou la mer », précise le CEO de MCIA. De plus, le recours à la bagasse pour la production d’énergie est aussi souligné. D’ailleurs, entre 15 à 16 % de notre énergie proviennent de la bagasse. « Au cas contraire, nous aurions dû importer environ 200 000 tonnes de charbon additionnelles par an pour produire de l’électricité », affirme-t-il. Et, enfin, toutes les activités liées à l’industrie cannière génèrent quelque 4 500 emplois directs et des centaines d’autres indirects.
Autant de raisons, selon Jugdish Bundhoo, de trouver des mesures humainement possibles, financières et autres, afin de garder tout le monde dans le circuit de la production. « Pour cela, nous allons devoir prendre des mesures pour combler ce fossé entre le prix de vente et le prix de viabilité. Cela passera par des mesures aussi bien temporaires que permanentes », dit-il. L’une des mesures consiste à miser davantage sur le sucre spécial qui rapporte davantage.
Mahen Seeruttun : «Des mesures pour assurer la viabilité et la durabilité de l’industrie»
Coût de production en hausse, baisse des revenus, vieillissement des planteurs et des travailleurs, la réticence des jeunes à s’engager dans la culture de la canne sont autant de défis auxquels doivent faire face l’industrie cannière. C’est ce qu’indique le ministre de l’Agro-industrie, Mahen Seeruttun, au Défi Plus.
Pourquoi avoir mis sur pied un comité ministériel ?
C’est pour répondre aux problèmes urgents auxquels est confrontée l’industrie cannière, que le gouvernement avait institué un Joint Technical Committee (JTC) en août 2017. Ce comité m’a soumis son rapport et ses recommandations, il y a une quinzaine de jours. Je l’ai par la suite remis au Conseil des ministres. Compte tenu que ce dossier concerne plusieurs secteurs, le Conseil des ministres a décidé de mettre sur pied un comité ministériel, sous la présidence du Premier ministre, pour étudier les recommandations faites par le JTC. Et d’apporter des décisions et mesures appropriées pour permettre à l’industrie de rester viable et durable.
Quel constat faites-vous de l’industrie cannière ?
L’industrie a un rôle multifonctionnel important dans l’économie. L’abolition des prix garantis dans le cadre du Protocole sucre en 2009 et la libéralisation subséquente des quotas de production en octobre 2017 au niveau EU, ont entraîné une réduction des revenus du sucre mauricien. Le revenu du sucre est maintenant basé sur le prix du cours mondial. Le prix est à son niveau le plus bas au cours des deux dernières décennies, tandis que le coût de production n’a cessé d’augmenter. Cela a un impact direct sur la profitabilité et la viabilité de l’industrie cannière.
Est-ce que la survie de l’industrie cannière est menacée ?
Avec une approche statu- quo, le secteur est vraiment menacé avec de vrais risques, tels que l’abandon des champs sous culture, le manque de cannes à l’usine pour le broyage, la production de sucre et autres coproduits de la canne. Mais surtout pour la production d’énergie à partir de la bagasse et, sans oublier, le manque de main-d’œuvre.
Est-ce que la baisse de la superficie de la canne n’est pas alarmante ?
La superficie sous culture de canne a diminué en moyenne de 1 500 hectares par année durant la dernière décennie. L’annonce du Syndicat des sucres pour un revenu de Rs 11 000 la tonne de sucre va probablement accentuer la baisse de la superficie sous culture de canne, si rien n’est fait. Les raisons principales de diminution de la superficie sous culture et l’abandon des terres par les planteurs sont l’augmentation du coût de production, la baisse des revenus, le vieillissement des planteurs et des travailleurs, la réticence des jeunes à s’engager dans la culture de canne, l’absence d’économie d’échelle des opérations pour les petites parcelles dispersées et les problèmes liés à la succession. La raison pour laquelle un exercice d’identification des terres abandonnées est mis en place pour les réhabiliter dans les plus brefs délais.
L’industrie cannière aurait besoin de Rs 1, 3 milliard sur cinq ans pour sa survie, est-ce réellement le cas ?
Le comité technique a soumis ses recommandations par rapport à certaines mesures qu’on doit appliquer immédiatement, sur les court et moyen termes. Des mesures et des propositions financières ont été faites afin d’assurer la viabilité et garantir la profitabilité des revenus des producteurs au cours des cinq prochaines années. Ces mesures et recommandations visent à assurer la rentabilité de l’industrie, tout en maintenant son rôle dans la sécurité alimentaire et sa contribution à la production énergétique, durant les cinq prochaines années.
Est-ce que cela veut dire que le gouvernement compte venir de l’avant avec des mesures et des facilités afin d’atteindre cet objectif ?
Le comité ministériel va étudier les recommandations du JTC avant d’annoncer les mesures retenues, améliorées ou modifiées pour l’industrie cannière. Les mesures et recommandations du gouvernement seront probablement prises en compte dans l’exercice budgétaire 2018-19 qui est déjà à un stade avancé.
Il est question d’augmenter le droit de douane sur l’importation de sucre, de l’imposition d’un Environnent Protection Fee de même que la mise sur pied d’un Sugar Cane Sustainability Fund, entre autres. Cela veut-il dire que les contribuables seront appelés à venir à la rescousse de l’industrie cannière ?
Le gouvernement a pris note des recommandations faites par le JTC. Le comité ministériel étudie le rapport et agira en conséquence.
Kreepalloo Sunghoon : «Les petits planteurs ne recevront que des miettes»
Si le gouvernement place Rs 1,3 milliard dans le secteur cannier, les petits planteurs ne recevront que Rs 140 par tonne. C’est ce que déplore Kreepalloo Sunghoon, secrétaire du Mauritius Sugar Syndicate (MSS). D’où l’importance, selon lui, d'un nouveau mécanisme de paiement en faveur des petits planteurs. « Si les planteurs sont payés correctement, ils ne perdront pas d'intérêt. Ainsi, une somme de Rs 2 000 la tonne si la canne est prise de leurs champs et Rs 2 500 la tonne s'ils doivent la transporter à l'usine serait une somme appropriée », avance-t-il. Une mesure nécessaire, selon lui, si l’on souhaite garder dans le circuit les petits planteurs, actuellement au nombre de 13 000. Au cas contraire, soutient-il, tous ces planteurs disparaîtront d’ici trois ans. Une situation qui avait d’ailleurs été prédite depuis 2006, selon Kreepalloo Sunghoon, dans le Multi Annual Adaptation Report. « Mais aucune mesure n'a été prise », fustige-t-il. Raisons évoquées par le secrétaire du MSS : le manque de consultation d’une part et, de l’autre, le manque de considération du gouvernement à l’égard des petits planteurs.
Devesh Dukhira : «Cette situation ne perdurera pas»
Une amélioration de la compétitivité et une optimisation des sources de revenus. Ces deux éléments seraient essentiels pour la survie de l’industrie cannière, selon Devesh Duhkira, Chief Executive Officer du Mauritius Sugar Syndicate.
Même si la situation est sombre actuellement, Devesh Dukhira se montre optimiste pour l’avenir. Cette situation, dit-il, ne durera pas éternellement car il s’agit d'un cycle. « La raison principale de cet effondrement étant des facteurs externes. Lorsque les prix sont rémunérateurs, les producteurs du monde entier ont tendance à investir dans des capacités supplémentaires, ce qui entraîne vraisemblablement des excédents de production, qui à son tour exerce une pression sur les prix », explique-t-il. Pour y faire face, en attendant des jours meilleurs, le CEO de MSS, estime que l'industrie cannière devrait améliorer sa compétitivité et optimiser ses autres sources de revenus, à savoir les coproduits de la canne à sucre comme sa biomasse.
Subvention aux producteurs
Pierre Dinan : «Une erreur majeure du gouvernement»
Pourquoi et quelle est l’utilité ? C’est ce que se demande l’économiste, Pierre Dinan, à propos d’une éventuelle subvention aux producteurs de canne à sucre. Pierre Dinan est catégorique. Le gouvernement ne peut se permettre d’accorder des subventions pour la production du sucre uniquement. Ce serait selon l’économiste « une erreur majeure ». Il serait préférable, dit-il, d’investir dans d’autres alternatives. L’une d’elles, préconise Pierre Dinan, serait la production de l’énergie. « Nous avons besoin d'énergie et pourquoi ne pas produire plus d'énergie pour notre propre usage ? Alors que le prix du pétrole connaît une hausse chaque année, l'énergie comme alternative serait une solution pour nous », suggère l’économiste. Une autre alternative, selon lui, serait la production de sucres spéciaux. « Il existe une demande pour des sucres spéciaux, pourquoi ne pas aller dans cette direction ? De plus, des recherches ont montré que la canne à sucre peut être très utile dans l'industrie pharmaceutique », avance-t-il. Par ailleurs, Pierre Dinan déplore l’inaction du gouvernement au sujet de l’industrie cannière. « Depuis trois ans, le gouvernement savait que la situation allait empirer, mais rien de concret n'a été fait (…). Et maintenant nous sommes confrontés à une détérioration de la situation. Vivement une réforme de ce secteur », est-il d’avis.
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