Depuis l’annonce par la plateforme de l’opposition des 20 mesures prioritaires si elle venait au pouvoir, la question liée au financement de certaines de ces mesures divise économistes et observateurs politiques. Parmi, Nalini Burn, socio-économiste et chercheuse, qui analyse ces mesures dans la perspective des classes. « Ce qui m’interpelle, c’est dans la façon de taxer ces mesures de démagogie, de surenchère de l’État-providence, de populisme et vues comme redistributives dépensières et « budgétivores », et non comme des investissements des finances publiques », dit-elle.
Maurice a connu encore une fois des inondations dans certains endroits à risques. Y avait-il moyen d’identifier ces régions plus tôt, une cartographie de ces endroits ayant maintenant été déterminée ?
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Oui, et cela depuis après 2013 ! Et cette cartographie, ainsi que des modélisations multicritères combinant les données physiques, sociales existent dans le domaine public.
Comment les autorités doivent-elles maintenant agir, pouvant désormais identifier ces d’endroits à risques ?
Maintenant ? Passé la saison de pluies torrentielles ? Les autorités n’ont juste pas réagi, ni anticipé en temps utile. Plusieurs études ont fait des propositions intéressantes avec une approche « ridge to reef ». Une d’entre elles concerne le Champ de Mars, à Port-Louis. Mais on sait depuis que les visées stratégiques, de facilitation des affaires financières du secteur des jeux ont primé pour cette localité. Les ont-elles travaillées ces études, mobilisé les compétences, en incluant les connaissances locales, qui sont liées au suivi de l’état des lieux en temps réels ? Non ! Les priorités étaient autres. Il y a eu une panoplie de lois, la gestion de risques et de désastre en 2016, sans oublier la Climate Change Act en 2020. Ils ne font que créer des dispositifs de gouvernance, d’opération, les états d’urgence. Il y a peu d’actions visant des résultats concrets. Les cartes, dont le Land Drainage Master Plan, ne sont pas dans le domaine public. Les rapports d’Audit accablants concernant les drains vu comme une panacée, sont là.
Il est effrayant que nos dirigeants aient fait preuve de si peu de gouvernance responsable. Et les lois qu’ils passent pourtant leur donnent les voies juridiques et réglementaires, juste en invoquant ce qu’ils décident de déclarer d’intérêt public et national, contraindre. Or en dépit de bientôt 10 ans d’autocratisation, tout est politisé à outrance dans ces localités menacées, à risque. On ne veut pas céder du terrain électoral en ayant à prendre des mesures difficiles ; les empiètements sur les réserves, un laisser-aller et passer. Ces mesures pourraient mieux aboutir si consenties de manière participative et avec compensation. Beaucoup vivent les séquelles d’avoir beaucoup perdu pour une autre fois. Sauf ces propriétaires qui ont perdu leurs voitures, hyper-vite compensés. Des mesures de protection sociale sont si peu à point et si dérisoires.
(Le) clientélisme électoral, souvent bardé de garanties ou cautions implicites et explicites sectaires, a empoisonné et corrompu notre corps politique… On en est devenu complice"
L’île Maurice a-t-elle réussi à imposer des normes au respect de l’environnement dans ses secteurs économiques et au niveau de l’administration locale ?
Vous avez sans doute pris connaissance du projet de loi, en remplacement de l’Environment Protection Act de 2002. Les autorités ont expliqué dans l’Explanatory Memorandum, qu’elles ont l’évaluée et ont décidé de la remplacer. Cette évaluation n’a pas été rendue publique, ni déposée au Parlement à qui on demande de voter une nouvelle loi. Je viens d’achever la rédaction des commentaires discutés avec des membres de Plateforme Moris Lanvironnman, dont je fais partie.
Parmi les carences qu’on déplore, il y a la négligence du suivi et des actions et mesures à prendre pour obliger les promoteurs à respecter les conditions de l’EIA. Si les autorités censées les surveiller ne font pas preuve de diligence et de vigilance et ne sévissent pas en dépit des alertes des riverains et membres du public, peut-on espérer que ces promoteurs le fassent de leur propre gré ? C’est cela le « business facilitation », notre modèle économique tant vanté de l’Ease of Doing Business. Cette dérive politico-économique, si ancrée dans nos mœurs culturelles ne date pas d’hier ; ce clientélisme électoral, souvent bardé de garanties ou cautions implicites et explicites sectaires, a empoisonné et corrompu notre corps politique. On en est devenu complice. « Now since a decade, it’s become a consummate art form. » C’est un bond qualitatif en avant de déliquescence. Toute la chaîne de valeur d’économie politique est minée, voire gangrénée par les accommodements, la peur, l’appât du gain…
Que vous inspirent les récentes propositions de la plateforme de l’Opposition dont celles qui concernent la gratuité du transport en commun à toute la population, les congés de maternité, la gratuité de l’internet ? Ces projets sont-ils réalisables et voyez-vous dans la liste des 20 projets une place centrale à l’environnement ?
Avait-on soumis cette démarche d’attirer les votes en 2014 et 2019, avec des effets d’annonce de pensions pour les seniors, de salaire minimum etc. par le pouvoir aux mêmes interrogations ? Je ne m’en souviens pas trop. Cette surenchère avait eu un effet électoral efficace, hélas. Bien sûr que ces projets sont réalisables. « Government is and government does. » Et ce gouvernement va vers un dernier Budget. Ce sont les effets induits, attendus et non attendus auxquels on doit penser, démailler, suivre.
Que faire face à un pouvoir en place, « an incumbent » redoutable et sachant sans vergogne franchir ligne rouge après ligne rouge ? Faire du chiffrage pour convaincre ou se dire juste on ne veut pas de troisième mandat ? Pourvu une alternance. Je l’ai dit en long et en large dans un interview à un hebdomadaire l’année dernière. Il faut essayer de découpler les mesures électorales « quick-win » des mesures et démarches post électorales.
Avant de venir à quelques-unes des mesures phares de l’Opposition, y a-t-il eu des bilans/évaluations des mesures post-Covid, des mesures électorales de pensions et de salaires minimums ? Les a-t-on réclamées avec insistance ? L’économie s’en accommode, n’est-ce pas ? Personne n’a parlé d’irresponsabilité et de démagogie. Et qui a entraîné une partie des 20 mesures, dont la dépréciation de la roupie, le fardeau des taxes sur la consommation, notamment le carburant, la cherté des médicaments etc.
Pense-t-on qu’on gagne des élections par des bons points ou par des cumuls de votes par circonscription, avec un ciblage judicieux dont le régime détient toutes les clés et qui va certainement les exploiter à fond sur tous les registres ?
Les largesses de la Mauritius Investment Corporation (MIC) ont été oubliées dans la création des fortunes dont beaucoup ont bâti sur notre littoral, soi-disant de domaine public imprescriptible et inaliénable"
Mais votre argument semble exclure l’aspect financier de ces mêmes propositions…
Ce qui m’interpelle, c’est dans la façon de taxer ces mesures de démagogie, de surenchère de l’État-providence, de populisme et vues comme redistributives dépensières, « budgétivores » et non comme des investissements des finances publiques. Comme quoi ce serait la démocratie électorale et une posture ‘socialiste’ visant les moins riches - d’office taxés de populisme. On entend ceci par ceux et celles prônant toutes sortes d’idéologies. L’idéologie néolibérale a si bien incrusté les manières de penser et de voir, s’articulant sur l’austérité budgétaire assortie de profitabilité privée investissant judicieusement dans les secteurs porteurs et productifs créant la richesse qu’on veut vilainement et irresponsablement taxer ! Mais on ne voit pas que ce système est le plus extractif – le plus irresponsable, cruel et mortifère - dilapidant notre tissu naturel et social, en feignant de croire qu’elle ne compte pas dans l’économie capitaliste.
Voyons ces biais idéologiques et de classes. Qui sont ceux et celles qui parlent de budgétivore - ce manque à gagner de la mobilisation des ressources des finances publiques sur le volet revenus, richesses, héritages transactions foncières et financières ? De déséquilibres grotesques des inégalités ? Qui pointe le doigt vers le fait que le « Gross Operating Surplus » dans nos comptes nationaux sont la plus grande part que celle de la compensation des employés ? Et sans grand effet vertueux sur les investissements productifs novateurs ? Les largesses de la Mauritius Investment Corporation (MIC), ont été oubliées dans la création des fortunes que beaucoup ont bâti sur notre littoral, soi-disant du domaine public imprescriptible et inaliénable.
Notre modèle économique y est-il pour quelque chose ?
Oui, parce nous passons à côté du fait que notre modèle économique est un modèle surtout financiarisé et voué à la consolidation des grosses fortunes dans la chaîne de valeur d’appropriation ; pas de revenus « peanuts », mais de la richesse accumulée. Il faut savoir que la gestion du Wealth Planning dans le circuit de Global Wealth Chains profite en « local substance » à nos gestionnaires locaux d’actifs et de portefeuilles, de Global Business, de « shell companies », à des avocats d’affaires, notaires et comptables. À nos super riches qui achètent dans les PDS huppés exclusifs aussi. C’est pour cela que l’immobilier et le foncier, nos « financial Wealth mountains ridge to reef » sont des secteurs les plus porteurs de notre Investissement Direct Étranger.
On ne chiffre pas les coûts économiques et écologiques et sociaux du « manque à gagner » de ces subventions (qu’on sait si bien marchander dans les coulisses le temps des montages et transactions publique-privées d’affaires entre deux élections), c’est-à-dire les exonérations en matière de conversion de terres agricoles - terres historiques de concessions et de transactions coloniales. C’est le béton qui est budgétivore. Et ce n’est pas le département de recherches de notre illustre Banque centrale ni les institutions de recherche économique qui nous le dira. Encore moins celles des institutions multilatérales. Car ces dernières n’ont une entrée chez nous que si le gouvernement fait appel à elles tout en veillant au grain sur leur communication mettant en avant leur profit mutuel de bonne coopération et de gouvernance. Tout est verrouillé. Cela n’est pas taxé de démagogie irresponsable par nos faiseurs d’opinion experte si bien rodée et formatée par des schémas économiques hégémoniques si complaisants et fautifs, à la source de nos problèmes. D’esprits indépendants et d’institutions indépendantes, on n’en a point. C’est ce qu’on a appelé la gouvernementalité néolibérale. Une discipline redoutable qui vous tient par votre poche.
Ces gens-là ne votent pas ou peu. Depuis des siècles, certains dans le circuit ont irrigué le financement privé de nos élections de res publica, chiffrant ces votes et dépenses électorales en partie sur les finances publiques et en partie sur les caisses privées. C’est cela notre démocratie ou autocratie électorale. La gestion prévisionnelle des caisses électorales sur la durée.
Venons aux mesures. Il est naturel que les femmes aient des enfants et ont des règles. Il faut vivre et composer avec. Après tout, il faut savoir s’adapter si on a la témérité de faire de la compétition aux hommes dans leur espace politique et économique. Sauf qu’on se rend compte que beaucoup ne veulent plus se marier, ni avoir des enfants. Donc ce n’est pas naturel ce dispositif de subvention à l’économie, de protection sociale - qui est au fait familiale - depuis des siècles. Qui paie les coûts d’investissement, de maintenance de la reproduction sociétale ? Et de poser mes mêmes questions pour la nature non-humaine, par ailleurs ? Nos enfants ont grandi depuis notre miracle économique surtout quasiment laissés à eux-mêmes. Une famille nucléaire et/ou recomposée, deux salaires ou monoparentale/salariale. On leur donne des choses consommables, des produits de consommation jetables, ou peu ou pas, des voitures privées. Et ils s’endettent. Puis on s’inquiète de la drogue, de la perte de valeurs, de vivre ensemble, que notre société s’individualise sur fonds de sociétés capitalistes, de plateformes pénétrées par l’intelligence artificielle. On est anxiogène devant les crises du dérèglement climatique. « Broken nature ; broken society ».
Est-ce que si on venait avec un bilan qu’on pouvait certes chiffrer, si on avait les moyens/systèmes/dispositifs de fournir les données pertinentes, cela ferait gagner des votes par centaines de milliers ? Si on proposait une démarche inclusive pour évaluer ces mesures dans une première itération/assise, est-ce que ce serait un « game changer » ? Certes, on doit les proposer, les suggérer. Mais après les élections. Surtout lettre morte dans un 3e mandat !
L’argent en poche sonne fort. On ne gagne pas les élections en disant qu’on devrait plutôt dépendre moins sur les médicaments pour les maladies non transmissibles, en investissant dans un bon service de santé public (pas leur privatisation par dotations publiques), d’hygiène de vie et d’éducation, d’assainissement d’eau, de sécurité publique, en restaurant la fertilité de nos sols, nos écosystèmes interconnectés et interagissant avant que les nature-based solutions ne soient plus possible. Car il n’y a plus de nature effective… Nos paysages, montagnes, berges, lagons ont été pris d’assaut par les fortunés de notre planète.
L’État-providence ? Oui, un État de droits, de la primauté de droits humains et de droits de la nature. Il faut lui redonner ses lettres de salut, de sagesse, de justice, de vie et de libertés fondamentales si menacées ? Ce serait une gageure comme à la fin du 19e siècle. C’est l’urgence politique existentielle.
Nous passons à côté du fait que notre modèle économique est un modèle surtout financiarisé et voué à la consolidation des grosses fortunes dans la chaîne de valeur d’appropriation ; pas de revenus ‘peanuts’, mais de la richesse accumulée"
À ce jour, quels sont les secteurs qui ont fait l’effort d’intégrer des stratégies éco-soutenables dans leur développement et celles qui restent à la traîne ?
Ce ne sont pas les secteurs qui sont à cibler de prime abord pour notre résilience et adaptation face à la triple crise : disparition de la biodiversité, climat et pollution. Il faudrait voir l’état des écosystèmes et travailler vers les effets conjugués des secteurs en fonction de cette crise. À ce jour, on n’a ni adopté le Système de Comptes Économiques et Environnementaux de 2021, ni imaginé une approche droits humains et droits de la nature. Notre modèle extractif-destructif est archaïque et rapace. La mise en place de l’économie circulaire, d’économie verte n’est que des mesures palliatives ou amélioratives à la marge. Atténuer est moins notre problème que s’adapter avec une résilience juste.
Nos paysages, montagnes, lagons ont été pris d’assaut par les fortunés de notre planète"
Avec recul, que faut-il penser du projet Maurice Ile Durable ?
Pourquoi l’a-t-on abandonné ?
Avec recul, c’est parce qu’elle priorisait l’environnement plus que ne le souhaitaient non décideurs d’alors et encore au pouvoir. Tout comme on a aboli le Programme-Based Budgeting au lendemain des élections de 2014. Goldfinger, bingo ! Et bonjour l’opacité et les frasques dans les finances publiques.
Existe-t-il une coopération effective et organique entre les pays de la région de l’Océan indien face aux enjeux liés au climat ?
Pas assez et sans que ce soit orchestré ou instrumentalisé de sorte à servir les intérêts des partenaires ex-coloniaux.
Sur le plan géopolitique, quelles seraient les conséquences à Maurice des résultats des élections en Inde – en ce moment -, aux États-Unis – où Trump pourrait redevenir Président -, et en Angleterre, où les Conservateurs perdraient au profit des travaillistes ?
Je suis très alarmée, anéantie. Me voilà avoir quasi trois quarts de siècle d’existence et je vois un génocide en Palestine. Ceux qui le cautionnent, le célèbrent sont en passe de se faire réélire. Le capitalisme débridé méga-milliardaire-populiste de Modi, instaurant un État théocratique sectaire, raciste et suprémaciste ne présage rien de bon pour nos petits états du sud-ouest de l’océan Indien. Il est consacré chef de file de la sécurité antichinoise. Les bases et dispositifs militaires feront-ils le segment de « real estate » qui va financer notre État-vassal populiste ? À ce jour, on fournit gratuitement et gracieusement avec dérogation écologique « for good measure » ! L’avenir s’annonce très sombre, dangereux. Je pense que je commence aussi à percer hélas, l’énigme des civilisations disparues. On ne peut que continuer à dénoncer à proposer des alternatives auxquelles on doit croire.
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