Des dizaines de milliards de roupies carburent le trafic de drogue à Maurice annuellement. À coup sûr, les présumés trafiquants pris dans le filet de l’Adsu et de la MRA ne sont que des maillons d’une chaîne chapeautée par des puissants bailleurs de fonds. Qui sont ces parrains ? Pourquoi les autorités n’arrivent-elles pas à remonter jusqu’à eux ? Quel est leur profil ? Autant de questions que notre enquête s’évertue à élucider.
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Hommes d’affaires, commerçants et professionnels, entre autres, constituent les principaux bailleurs de fonds des trafiquants de drogue mauriciens. C’est ce qui ressort de notre enquête auprès des proches des trafiquants, des travailleurs sociaux, de l’Anti Drug and Smuggling Unit (Adsu), de la Mauritius Revenue Authority (MRA) et de l’Independent Commission against Corruption (Icac), entre autres. Ils sont considérés comme les maillons-forts du trafic de drogue pour trois raisons principales : ils disposent de l’argent liquide ; ils peuvent facilement se procurer des devises étrangères sans éveiller les soupçons ; ils ont les moyens de transférer de façon légale de l’argent à l’étranger à travers un circuit fermé.
Sociétés-écran
La grosse majorité des accusés ou des suspects ne financent pas eux-mêmes le trafic de la drogue. D’autant plus que ces derniers temps, les saisies de drogue se chiffrent à coups de milliards de roupies. C’est ce que l’on pense dans les milieux de l’Adsu, de la MRA et de l’Icac. « Ce n’est pas possible qu’une personne d’un milieu défavorisé ou même de la classe moyenne puisse réunir une dizaine de millions de roupies entre amis ou proches pour se lancer dans ce business à très haut risque », s'accordent à dire des hauts cadres de ces trois institutions, tout en insistant qu’il faut faire la différence entre les petits poissons les ‘tazars’ et les requins.
À leur avis, les petits poissons, voire les petits trafiquants, vont s’échiner pour recueillir Rs 2 ou Rs 3 millions entre amis, proches et complices. Les ‘tazars’ vont certainement avoir recours au financement des parrains pour récolter des dizaines de millions de roupies. Et les requins nagent en eaux profondes avec des investissements de centaines de millions de roupies. « Il doit y avoir des hommes de l’ombre puissants qui tirent les ficelles. Soit avec leurs épargnes, les profits de leurs compagnies ou pire avec du black money provenant d’activités illégales ou d’évasion fiscale. Avec la force de leur argent, ils peuvent acheter le silence de ceux qui sont pris dans les filets de l’Adsu ou de la MRA », considèrent-ils.
Au col blanc
Dans ces institutions, on soupçonne que ces « parrains au col blanc » jouent un rôle important également dans le transfert d’argent. « Vu la surveillance stricte à l’aéroport, il n’est plus possible pour qu’une ou quelques personnes transportent de grosses sommes d’argent dans leurs valises ou sur elles. Ainsi, il est plus probable que ce soient ces bailleurs de fonds qui fassent le transfert d’argent à travers leurs compagnies à des sociétés-écrans étrangères opérant pour les fournisseurs de drogue », soutiennent-ils.
Ces soupçons sont confirmés par des proches de trafiquants contactés par Le Défi-Plus. « À quoi sert-il de balancer leurs noms alors que notre avenir est assuré par l’omerta ? Si mon père avait dénoncé le cerveau de son réseau, nous nous serions retrouvés sur la paille peu de temps après. L’argent de mon père aurait disparu en quelques années seulement. Or, son boss nous assure une rente mensuelle conséquente tant que mon père est en vie », explique le fils d’un Portlouisien arrêté pour trafic de drogue. Cette dépendance financière, nous diront pas mal de proches de trafiquants qui sont derrière le barreau, est très importante. D’une part, il n’y aura pas de changement drastique dans leur mode de vie et d’autre part, ils ne cèderont pas à la tentation de dénoncer le parrain pour se venger du sort de leurs proches. « C’est une win-win situation », ajoute ce jeune homme.
Ratio 70 : 30
La grosse majorité de la quinzaine de nos interlocuteurs ne cachent pas que le trafic de drogue est financé par « des gros bonnets », dont des hommes d’affaires, des commerçants et des professionnels véreux. « Kan ou get sa bann dimoun la lor lari, pli prop ki zot pena. Se bann Mr Clean ki bien respekte dan le monde des affaires », fait ressortir un interlocuteur. « En public, il se font passer pour des saints. Mais dans l’opacité, ils veulent faire fructifier leur argent à un rythme vertigineux », poursuit-il. Un autre se montre très cynique : « Comment pouvez-vous imaginer qu’un habitant de cité pourra réunir au bas mot Rs 25 millions pour importer de la drogue tout en sachant qu’il court le risque de tout perdre ? Sans compter qu’il faut encourir les frais d’une mule étrangère. Nous ne sommes que des ‘wholesalers’ qui distribuent aux ‘retailers’. »
L’un d’eux ne se gêne pas pour admettre qu’ils sont « l’arbre qui cache la forêt ». Ce sont eux seuls qui sont en première ligne. Selon nos recoupements, pour un business aussi délicat et périlleux, chacun a un rôle spécifique contre des rémunérations « à hauteur des risques ». En général, le profit est partagé à la proportion 70:30 entre le ou les parrains et le trafiquant. « C’est tout à fait normal que les parrains se taillent la part du lion. Imaginez-vous qu’ils risquent de perdre toute la mise au cas où la drogue est saisie. Ce sont des dizaines ou même des centaines de millions de roupies qui partiront en fumée », justifie-t-il.
Retour sur investissement
Dans le milieu des affaires, l’implication des acteurs économiques dans le trafic de drogue reste tabou. Pratiquement, personne ne veut se mouiller pour partager des informations ou leur opinion. « Reste à prouver car, à ce jour, nous ne nous souvenons pas qu’un homme d’affaires a été dénoncé ou arrêté pour trafic de drogue. Ça a plus l’air de spéculation. C’est chercher une aiguille dans une botte de
foin », lancent des membres d’une association du secteur privé qui ont requis l’anonymat.
Un Asset Manager n’écarte pas la possibilité que quelques hommes d’affaires ou gros commerçants se laissent tenter par le financement du trafic de drogue, dont la marge de profit oscille autour de 500 % de la somme investie. « C’est le retour sur l’investissement le plus élevé de toute transaction financière à Maurice, car le risque est trop élevé. L’investissement dans des transactions licites ne rapporte pas gros car le marché est en contraction. Les Assets Managers privilégient les investissements à l’étranger qui rapportent à leurs clients un retour d’environ 5 % en dollars », explique-t-il.
Plus de place à l’amateurisme
Tous nos interlocuteurs proches des trafiquants sont unanimes à dire que face à la croisade soutenue des autorités contre le trafic de drogue, « il n’y a plus de place à l’amateurisme». Aux dires de l’épouse d’un trafiquant qui purge une longue peine d’emprisonnement, « c’est très risquant de quitter le pays avec des dizaines de millions de roupies en devises étrangères car ces liasses peuvent être détectées par les scanners à l’aéroport. »
Un trafiquant, qui a retrouvé la liberté après une vingtaine d’années de servitude pénale, dira qu’il ne vaut plus la peine d’opérer en solo comme c’était le cas dans le passé. « Autrefois, c’était plus facile de transporter de grosses sommes. La surveillance à l’aéroport n’était pas aussi serrée – du parking jusqu’à la porte d’embarcation. Ce sont les Mauriciens majoritairement qui transportaient de la drogue. Les mules étaient des Mauriciens », fait-il ressortir.
Mais lorsque l’Adsu a resserré les mailles du filet, il a fallu dépenser plus en s’offrant les services des mules étrangères. « C’est là où les trafiquants pèchent encore. Ces mules sont des amateurs qui ne peuvent maîtriser leur stress et leurs craintes pour ne pas éveiller les soupçons à l’aéroport. C’est pour cette raison que quelques trafiquants ont opté pour le transport de drogue par voie maritime, comme dans le cas de la tractopelle », dit-il.
Au sein de la brigade anti-drogue, on concède ne pas avoir les moyens pour remonter la filière. « Notre priorité, c’est la saisie de drogue. Nous essayons toujours de savoir qui finance les suspects, mais ils dévoilent très rarement leurs acolytes et encore moins leurs boss. Ils prennent l’entière responsabilité même après les avoirs informés qu’ils courent le risque de passer des longues années derrière les barreaux. La loyauté prime », déclare un haut gradé de l’Adsu. Du côté de l’Icac, on abonde dans le même sens : « Il est très difficile, voire impossible, de faire un suspect dévoiler le nom de son boss, l’homme qui finance le trafic. Dans les cas de blanchiment d’argent, c’est notre service de renseignements qui permet de dénicher des prête-noms. Ce n’est pas facile de leur tirer les vers du nez. Ils maintiennent toujours qu’ils opèrent en solo. Nous savons bien que ce n’est pas vrai. »
L’axe bookmakers-cambistes-maisons de jeu
L’Icac, qui mène des enquêtes très serrées sur le blanchiment de l’argent provenant d’activités louches, voire illicites, se prépare à lancer une offensive contre un axe de trafiquants de drogue-bookmakers-cambistes-maison de jeu. Il ressort de ces enquêtes qu’ils sont de mèche dans des opérations pour blanchir l’argent sale.
« Ils sont déjà dans notre collimateur. Notre enquête avance à grands pas. Bientôt, nous passerons à l’offensive », annonce-t-on.
Leurs soupçons se portent sur cet axe étant donné que les suspects se présentent toujours comme des veinards. « Pour essayer de nous convaincre que leurs biens ne sont pas financés par l’argent sale, ils produisent une série de reçus gagnants aux courses et dans des casinos. L’adage « Le trop nuit » s’applique bien dans leur cas. Ce faisant, ils éveillent des soupçons », relate-t-on dans le milieu des enquêteurs de l’Icac. On y passe au peigne fin ces reçus pour d’abord établir leur authenticité et ensuite faire un classement des bookmakers et des maisons de jeu.
Quelques cambistes sont également dans le collimateur de l’Icac étant soupçonnés d’échanger l’argent sale des trafiquants. « Nous disposons d’informations d’une manipulation des registres. L’argent sale des trafiquants serait enregistré au nom des citadins intègres. Au fait, les cambistes disposent d’une banque de données des pièces d’identité de leurs clients. Les cambistes véreux blanchiraient l’argent sale sur les noms de ces gens », indique-t-on. Un travail de fourmi sera mené pour établir si c’est bien le cas. « Selon nos renseignements, une partie des trafiquants et leurs parrains ne passent pas par le circuit bancaire. Ils échangent leurs roupies en dollars chez des cambistes-complices pour ne pas laisser de traces », fait-on ressortir.
Ally Lazer : « C’est une économie parallèle »
Contacté par Le Défi-Plus, Ally Lazer, de l’Association des travailleurs sociaux de l’île Maurice (ATSM), dit avoir dénoncé des parrains au col blanc depuis des lustres. « Ce n’est certes pas facile de remonter jusqu’à eux. Ils verrouillent les étapes d’abord en n’ayant aucune communication avec le trafiquant directement. Il y a toujours un intermédiaire. Ensuite, ils ne s’associent en aucune façon avec la marchandise. Leur finalité, c’est d’avoir un retour faramineux sur leur investissement », dit-il.
À son avis, c’est une économie parallèle qui prend de l’épaisseur. « Tant que le trafic se faisait à coups de millions de roupies, ce n’était pas aussi dangereux pour notre économie et par extension pour le pays. Les leaders politiques doivent ouvrir grands les yeux face aux menaces qui nous guettent. C’est une économie parallèle très puissante qui se fortifie. Qu’ils réagissent avant qu’ils ne soient les otages de cette mafia », prévient-il.
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