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Edley Maurer, responsable de l’ONG Safire : «Le système éducatif est une bombe à retardement sociale»

Tous les enfants doivent être scolarisés jusqu’à l’âge de 16 ans, selon les lois mauriciennes. Mais la réalité est autre. Cela explique en partie l’augmentation du taux de délinquance juvénile, selon Edley Maurer, responsable de l’ONG Safire.

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Selon les chiffres de Statistics Mauritius, le taux de délinquance juvénile a grimpé entre 2022 et 2023. Il est passé de 4,6 pour 1 000 habitants à 7,4 pour 1 000 en 2023. 
Nous attirons l’attention des autorités depuis bien longtemps sur l’échec scolaire, par exemple. Bien que nous reconnaissions que le gouvernement fait tout pour offrir une éducation « de qualité » à tous les enfants mauriciens, malheureusement de nombreux enfants ne sont pas adaptés au système éducatif local.

Autrefois, c’était plus visible avec les examens du Certificate of Primary Education, qui révélaient que 30 à 35 % des enfants échouaient. Avec le Nine-Year Schooling, le problème s’est déplacé vers le secondaire. Ils sont nombreux à arriver au collège sans savoir ni lire ni écrire. Lorsqu’ils passent l’examen du National Certificate of Education (NCE) à l’âge de 15 ans, bon nombre échouent. La plupart se retrouvent alors dans la rue.

À Maurice, parler d’enfants connectés à la rue peut paraître abstrait pour de nombreuses personnes. Nous n’inventons pas ce terme, il est reconnu mondialement que les enfants déconnectés des institutions, qu’il s’agisse de l’école ou de la famille, se connectent à la rue, un espace où ils jouissent d’une autre forme de liberté.

Selon les lois mauriciennes, tous les enfants doivent être scolarisés jusqu’à l’âge de 16 ans. Pourtant, nombreux ne le sont pas. Cela explique en partie l’augmentation du taux de délinquance juvénile.

Aujourd’hui, la ministre tente de trouver des solutions pour les enfants qui échouent au NCE à 15 ans, mais il est trop tard»

Un document déposé à l’Assemblée nationale indique que l’indiscipline dans les écoles, primaires et secondaires, a également augmenté, de 55 cas en 2014 à 294 cette année. Selon le document, les enfants sont irrespectueux, perturbateurs et commet-tent des actes de vandalisme…
Je suis éducateur de rue et j’ai eu une formation spécifique pour cela, contrairement aux enseignants qui ont une formation académique pour enseigner en classe. Nous sommes tous deux des éducateurs, mais ils sont des pédagogues chargés de transmettre des valeurs académiques aux enfants. 

De mon côté, ma formation me permet d’aider les enfants de la rue. Mon objectif, en tant qu’éducateur de rue, est d’en faire des citoyens responsables. Un enseignant à l’école, en plus de l’aspect académique, est-il supposé construire des citoyens responsables, avec des valeurs ? L’enfant doit avoir un sentiment d’appartenance au pays. Le système éducatif permet-il cela ? 

C’est ce qui différencie un éducateur de rue d’un pédagogue dans les institutions scolaires. Le cursus met-il trop l’accent sur le côté académique, au détriment des valeurs sociétales, causant ainsi les problèmes actuels dans la société ?

Vous mentionnez que le cursus scolaire est chargé et trop académique…
Avec la réforme éducative et le Nine-Year Schooling, il y a des « écoles d’élite ». Quels parents ne souhaiteraient pas que leur enfant fréquente une école d’élite, surtout au secondaire ? Quand il y a une compétition pour entrer dans une école d’élite, combien y a-t-il de places disponibles ? Que fait-on des autres élèves qui n’y ont pas accès ?

Aujourd’hui, la ministre tente de trouver des solutions pour les enfants qui échouent au NCE à 15 ans, mais il est trop tard. Il aurait fallu s’attaquer au problème dès l’école primaire. À 12-14 ans, un enfant grandit sans savoir lire ni écrire et apprend des comportements liés à la délinquance. À 15 ans, quand il échoue aux examens, que fait-on pour le pays ?

Si nous ne prêtons pas attention au système éducatif, c’est une bombe à retardement sociale pour le pays. Combien d’enfants quittent le système éducatif à 15 ans, sans savoir ni lire ni écrire, et pour lesquels nous ne trouvons pas de solution, alors qu’ils sont les citoyens de demain ?

Face à cette situation, que peut-on dire de notre jeunesse ?
Nous ne cessons d’attirer l’attention des autorités, et tous les jeunes devraient comprendre que l’île Maurice de demain sera entre les mains des enfants qui entrent à l’école aujourd’hui. Cela concerne tous les enfants, pas seulement ceux des écoles d’élite.

Quand 15 000 enfants entrent en Grade 1, c’est eux-mêmes qui, année après année, constitueront l’avenir de Maurice. Nous ne pouvons pas ignorer le fait qu’il n’y a que 5 000 élèves qui participent aux examens de Higher School Certificate (HSC) alors qu’ils étaient 15 000 en Grade 1. Comment peut-on parler d’appartenance à l’île Maurice de demain, si seulement un tiers d’entre eux atteint la fin du cycle secondaire ? Où sont les autres élèves, et comment peuvent-ils comprendre que l’île Maurice leur appartient également ?

De nombreuses mesures incitatives ont été prises pour aider les enfants ayant échoué aux examens de NCE. Cependant, ce n’est pas suffisant. Il faut vraiment les encadrer, car la délinquance survient à ce niveau-là. On laisse trop les enfants avancer dans un système où ils connaissent échec après échec, et une fois arrivés à l’âge de 15 ans, ils se retrouvent dans la rue.

Dans la société actuelle, si les parents ne sont pas formés, ils ne peuvent pas assumer pleinement leurs responsabilités»

Peut-on dire également que les parents et enseignants ont des difficultés pour exercer leur autorité ?
C’est un autre volet. Aujourd’hui, il y a de nombreux problèmes au niveau des parents également. Nous n’allons pas les blâmer, car il y a un gros travail d’accompagnement qui doit être fait au niveau des parents. 

Il y a deux volets où il faudrait intervenir, mais on pourrait aussi ajouter un troisième volet concernant les écoles et l’accompagnement des enseignants. Il faut essayer de comprendre ce qui ne marche pas et pourquoi les enfants deviennent de petits délinquants dans les écoles. Étant en dehors du secteur de l’école, je pense qu’il serait bon d’adopter une approche holistique. Le système lui-même doit évoluer et englober la famille. Il faut aussi prendre en considération l’environnement dans lequel vit la famille.

Le ministre du Logement annonce beaucoup de projets de logement à travers le pays, mais tant qu’on regroupe toutes les personnes en situation de précarité dans le même quartier, sans role model, c’est un problème. À l’époque où j’étais dans le Trust Fund for Vulnerable Groups, les dirigeants avaient réfléchi à comment intégrer, dans leur projet de logement, des personnes de différentes couches de la société. Si on regroupe toutes les personnes en situation précaire ensemble, cela peut devenir un petit ghetto social. Tout cela doit être pris en considération.

Il n’est pas possible de laisser les problèmes sociaux gagner du terrain là où résident les personnes en situation de vulnérabilité. Même si on leur donne de belles maisons, si l’environnement n’est pas convenable, comment les enfants vont-ils évoluer en constatant dans quel type d’environnement ils vivent ? 

Certains parents auraient-ils démissionné devant leurs responsabilités ?
Ce n’est pas correct de dire que les parents ne prennent pas leurs responsabilités. Dans la société actuelle, si les parents ne sont pas formés, ils ne peuvent pas assumer pleinement leurs responsabilités. 

Il existe de nombreuses facilités pour les parents et des programmes mis en place pour les encadrer, comme la National Empowerment Foundation, mais cela doit être qualitatif et non quantitatif. Les autorités ne peuvent pas s’enorgueillir de toucher 3 000, 10 000 ou 15 000 familles. Il faut se demander quel type de travail est effectué en leur faveur, quels sont les types de formation dont dispose le personnel qui les encadre, afin de pouvoir évaluer l’impact de l’action du gouvernement sur ces familles en fonction des moyens mis en œuvre et comment cela les aide à prendre leurs responsabilités.

Il y a un gros problème d’accompagnement et de formation à mettre en place pour les parents vivant dans de telles situations. Beaucoup d’importance a été placée sur les Sustainable Development Goals (SDGs) 2030, l’Organisation des Nations unies (ONU) déclarant qu’il faut faire des efforts dans la lutte contre la pauvreté et la qualité de l’éducation, avec une évaluation d’ici 2030.

En 2024, c’est la dernière chance que nous avons pour mettre en place des mesures au cours des six prochaines années. Si nous ne faisons rien et que nous nous contentons de mesures temporaires, sans nous appuyer sur un plan, nous n’avancerons pas. 

Dans le passé, nous avions évoqué un plan Marshall, mais quel est le résultat aujourd’hui ? On ne sait pas. Si des experts avaient été réunis autour d’une même table avec toutes les compétences, et si des plans d’action avaient été mis en place, nous aurions eu de meilleurs résultats. Sans coordination, nous arriverons à 2030 sans avoir apporté de changements en profondeur, faute de personnes qualifiées pour initier les actions nécessaires.

Il y a une lacune au niveau de la loi qui fait qu’aucune action n’est prise à l’encontre des parents qui n’envoient pas leurs enfants à l’école»

Qu’en est-il des écoles ? Jouent-elles leur rôle en tant que « lanceurs d’alerte » pour avertir les parents de l’absence de leur enfant ?
Il faudrait demander au ministère de l’Éducation une liste des enfants qui ont abandonné l’école. Est-ce que tous les enfants qui sont entrés en Grade 1 en 2019 sont encore à l’école aujourd’hui ? Nous n’aurons jamais les chiffres. Cela signifie qu’il n’y a pas de contrôle sur l’absentéisme des élèves. Initialement, des mécanismes avaient été mis en place, tels que l’envoi d’un SMS pour informer les parents de l’absence de leur enfant. Est-ce que ce système fonctionne toujours ? Est-ce que cela a empêché le drop-out et une aggravation de l’absentéisme ?
D’après les conventions que le gouvernement a signées, c’est son rôle de s’assurer que les enfants puissent avoir une éducation jusqu’à l’âge de 16 ans. Un parent laisse son enfant sous la responsabilité de l’État jusqu’à cet âge afin qu’il puisse être scolarisé durant les heures de classe. Il est du devoir des établissements scolaires, selon la loi, de s’assurer qu’ils sont bien en classe.

Avez-vous une estimation du nombre d’enfants des rues actuellement ?
Il n’y a pas de chiffres récents. Selon la dernière étude effectuée il y a une dizaine d’années, il y avait 6 870 enfants des rues. Je pense que la situation s’est détériorée depuis. 
Il semble qu’il y ait une lacune au niveau de la loi qui fait qu’aucune action n’est prise à l’encontre des parents qui n’envoient pas leurs enfants à l’école. D’un autre côté, il ne s’agit pas que de cas isolés, le nombre est trop important pour que les autorités puissent prendre des actions contre eux. Va-t-on tous les faire payer une amende ou les mettre en prison ? En raison des lacunes existantes dans la loi, il est difficile de prendre des sanctions.

Parlons de la transmis-sion des valeurs. Certains parents semblent s’appuyer sur l’école pour l’instruction de leur enfant, sans forcément s’engager dans ce rôle... 
Dans le passé, nous avons essayé de proposer un modèle de société en forme de triangle pour l’éducation des enfants. Cela comprend, à chaque extrémité, l’école, l’enfant et les parents. Les trois doivent tout le temps marcher ensemble. Mais cela n’a pas vraiment fonctionné. 

Si nous voulons que les parents apportent leur contribution dans l’éducation de leur enfant, nous devons peut-être revoir le modèle dans lequel nous les convoquons ou organisons les réunions avec eux. Certains parents, n’ayant pas un certain niveau d’éducation, ne comprennent pas la nécessité de participer aux réunions et considèrent qu’ils ne peuvent rien apporter. 

Si on veut fonctionner selon le modèle du triangle, il faudrait trouver une nouvelle formule pour inciter les parents à participer aux réunions et les impliquer dans l’éducation de leur enfant, car le but final est de construire des citoyens responsables. L’école seule ne peut être responsable de cela. Elle peut apprendre aux enfants à bien se comporter en classe, mais les mêmes règles doivent être observées à la maison. C’est pour cela que s’il y a un problème dans l’environnement familial de l’enfant, il faut en tenir compte et essayer de l’améliorer. 

Il revient au gouvernement de réfléchir à la manière de faire en sorte que tous les acteurs puissent avancer ensemble dans la même direction, afin que l’enfant ne se retrouve pas à vivre dans deux mondes différents : l’un à l’école et l’autre chez lui. Il y a un gros travail à faire dans ce sens.

Il faut faire en sorte que cela n’existe plus dans l’île Maurice de demain et que le pays soit transformé par les enfants eux-mêmes, car ce sont eux les adultes de demain»

Vous dites que l’école a un gros travail à faire, tout comme la famille. Est-ce que le problème de délinquance découle justement de l’absence de transmission des valeurs ?
Notre société a bien changé. Autrefois, les enfants se retrouvaient dans des familles étendues avec les grands-parents, parents et enfants vivant sous le même toit, ce qui favorisait les échanges. De nos jours, les gens ont besoin de travailler et n’ont pas le temps de s’occuper vraiment de la famille. Face à une telle situation, il y a forcément une perte de valeurs. 

Pour combler ce vide, certains parents donnent à leur enfant un téléphone portable, ce qui peut être pire dans la mesure où il risque d’avoir accès à diverses informations à travers les réseaux sociaux, où il n’y a malheureusement pas de contrôle. Cela peut être un des facteurs poussant les enfants vers la délinquance et une certaine agressivité. Mais l’outil informatique a aussi ses avantages.

Quand il n’y a pas d’équilibre entre l’économie et le social, nous avons une situation telle que celle que nous connaissons actuellement. Le développement économique est important, mais le travail ne doit pas se faire au détriment de la vie familiale, de l’éducation des enfants et de la famille.

Qu’est-ce qui peut être fait pour accompagner ces familles et prévenir les problèmes susmentionnés ?
Ce que nous avons constaté parmi les enfants avec qui nous travaillons, c’est qu’ils sont issus de familles où il y a des séparations. Le nombre de divorces a augmenté, selon les chiffres, et ce n’est pas seulement à Maurice.  

Quand il y a un malaise, il arrive souvent que l’enfant se détourne. C’est ce qui fait que l’enfant se connecte plus souvent avec la rue, où il va trouver des personnes qui vont peut-être mieux le comprendre, contrairement à un beau-père ou une belle-mère. C’est un problème grave. 

Dans des familles recompo-sées, les conjoints doivent impliquer l’enfant dans leur prise de décision et dialoguer avec lui afin que tout se passe bien. 

Pouvons-nous renverser l’indiscipline dans les écoles et la délinquance juvénile ?
Il y a des solutions. Il faut, par exemple, revoir le système éducatif et bien comprendre ce que signifie une éducation de qualité. Si l’école joue son rôle et que les enfants bénéficient d’une éducation non seulement académique mais aussi holistique, ils pourront s’épanouir selon leurs potentiels. Cela permettra de construire des citoyens responsables.

Il faut aussi faire en sorte que les parents et les familles se retrouvent dans un environnement où ils peuvent évoluer sainement. Avoir un toit, c’est important, mais les parents doivent aussi avoir un emploi convenable. Ce qui est important également, c’est que les enfants aient des role models. S’il y a dans la société des comportements néfastes et contraires à la loi, cela aura une mauvaise influence sur les enfants. Mais s’ils vivent dans un bon environnement où il fait bon vivre, tout devrait bien se passer.

Quel est votre rêve pour l’île Maurice de demain ?
Mon rêve est que nous arrivions à transmettre toutes les valeurs à tous les enfants afin qu’ils comprennent qu’ils ont une grande mission : rehausser le niveau de Maurice. Notre génération a conduit le pays là où il est aujourd’hui, nous devons préparer les enfants afin qu’ils apportent des améliorations.

Nous avons vu que les enfants vivent dans des conditions difficiles, il faut faire en sorte que cela n’existe plus dans l’île Maurice de demain et que le pays soit transformé par les enfants eux-mêmes, car ce sont eux les adultes de demain.

 

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