Le Dr Khalill Elahee, expert en matière énergétique à l’université de Maurice, se dit intrigué par l’obstination du gouvernement d’aller de l’avant avec le projet de gaz naturel liquéfié. Cela alors que Maurice souffre du manque de « masse critique », selon le rapport Worley-Parson. à son avis, il va falloir « forcer la demande artificiellement ».
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« C’est insensé que nous exportions notre bioéthanol pour des véhicules en Europe (…) alors que nous importons des énergies polluantes à prix fort »
Le Central Procurement Board (CPB) n’a pas approuvé le projet de turbines à gaz à cycle combiné du CEB. Ce revirement de situation vous surprend-il ?
C’est sur une question de procédure que le CPB, semble-t-il, a objecté au projet. Comment peut-on octroyer un contrat alors que l’approvisionnement en gaz pour ce projet est une hypothèse qui demeure floue ? Au fait, le problème est systémique et profond. Notre politique énergétique souffre d’un manque de vision. Hier, c’était CT Power qui nous menaçait d’un lock-in avec le charbon. Aujourd’hui, la stratégie fondée sur le LNG (Liquid Natural Gas, gaz naturel liquéfié) bouleverse tout notre avenir énergétique, et même au-delà.
Quel est le danger du LNG ?
Une étude de Worley-Parson, accessible sur le site du gouvernement, démontre clairement que nous n’avons pas de masse critique pour le LNG. Si on s’obstine à vouloir utiliser le LNG, il faudra forcer la demande artificiellement, non seulement pour l’électricité, mais aussi pour le transport, le commerce et l’industrie. Il faudra même songer au bunkering, se tourner vers La Réunion… C’est une folie, à l’heure où nous parlons de développement durable et de lutte contre le changement climatique. De plus, nous savons que cela sera au détriment des énergies renouvelables et aussi contre nos objectifs d’économie et d’efficacité énergétique.
Les consultants de Worley-Parson soulignent d’ailleurs qu’ils n’ont pas pris en compte les coûts sociaux et environnementaux liés au LNG. Donc, c’est une aberration d’insister sur le LNG, car même sans intégrer ces dimensions, sa viabilité est douteuse. On ne comprend pas pourquoi, malgré le rapport de préfaisabilité négatif de Worley-Parson, les autorités dépensent ensuite des millions de roupies pour une autre étude dite de faisabilité. Surtout quand nous sommes si loin de la route du trafic du LNG et peu de navires convoient ce carburant…
Après la décision du CPB, y a-t-il un risque de black-out ?
Dans le passé, on a brandi ce risque afin de justifier l’injustifiable. Il faut se rappeler qu’un black-out peut arriver surtout en cas de problème technique ou même lors d’une cyber-attaque, comme on l’a vu en Ukraine. Par contre, un déficit entre la demande et la fourniture d’électricité, c’est ce qui arrive lorsqu’il y a eu mauvaise gestion. Quand nous sommes vulnérables à des lobbies, que nous ne savons pas où nous allons et, surtout, que nous dépendons trop de l’importation de nos composantes énergétiques par voie maritime, ce déficit est alors toujours possible. Un défaut de vision ou de planning met en danger notre sécurité énergétique. Mais le pays a les moyens d’éviter une telle situation.
Avons-nous suffisamment d’électricité pour alimenter le Metro Express, les Smart Cities et d’autres projets de développement ?
D’abord, depuis 2011, la croissance de la demande de pointe, comme celle du niveau annuel, ne dépasse pas 2 %. C’est moins que la croissance du PIB. Contrairement aux pays émergents et aux autres pays en voie de développement, nous voyons clairement un decoupling entre notre demande en électricité et notre croissance économique. Il faut que nous continuions dans cette voie, à l’exemple des pays développés, où la demande est en diminution absolue. Un projet de métro, une Smart City ou un projet de développement digne de ce nom, donc sustainable, ne doivent pas être un fardeau pour le CEB et pour l’ensemble des contribuables. Ce doit être une opportunité de décentraliser la production électrique, d’aller vers le renouvelable, vers des smart minigrids, pour plus d’efficacité…
Il y a une autre raison pour laquelle nous avons les moyens de réduire notre demande. Chaque année, entre l’hiver et l’été, il y a une différence d’environ 100 MW de demande aux heures de pointe. Notre problème, c’est la climatisation. Ce sont nos bâtiments qui sont trop énergivores. Pour avoir contribué à mettre sur pied l’Energy Efficiency Management Office (EEMO), je crois que cette instance peut mieux faire, si on lui en donne les moyens. Elle a un plan d’action, mais pas de budget à la hauteur de ce qu’elle doit faire. D’ailleurs, le rapport Mott-MacDonald avait démontré que nous allions vers une baisse de nos besoins en énergies fossiles d’ici 2030. Sans parler de la baisse de la population et de l’intensité énergétique de notre économie, qui devrait aussi décroître.
« Les voitures électriques demeurent énergivores et polluantes, surtout en gaz à effet de serre »
Comment pouvons-nous réduire notre dépendance des produits pétroliers et du charbon ?
Il faut se rappeler que le transport dépend uniquement de carburants fossiles importés. Par exemple, chaque année, nous avons besoin d’importer 10 % de plus en volume d’essence. Qu’adviendra-t-il des automobilistes, comme du CEB, qui dépendent du plus en plus du fioul, si le prix du baril flambe demain ?
Récemment, l’importation de petites voitures, comme celle de grosses cylindrées, a tout simplement explosé. Même si les véhicules hybrides sont visibles sur nos routes, ils sont plus chers et il n’y a pas suffisamment d’incitations à les utiliser. Les voitures électriques demeureront énergivores et polluantes, surtout en gaz à effet de serre causant le changement climatique, aussi longtemps que notre réseau électrique sera principalement alimenté par le charbon et le fioul.
Encore une fois, il faut éviter les solutions simplistes. Nous avons besoin d’une approche holistique sur le long terme, en ce qui concerne notre avenir énergétique. On doit intégrer, dans notre vision, ce que nous voulons faire des secteurs clés comme l’industrie cannière et le tourisme, qui se doivent d’être durables, comme l’aménagement du territoire, qui doit prendre en compte notre réalité d’État insulaire face au changement climatique, comme notre industrie océanique à fort potentiel, comme la création de petites et moyennes entreprises autonomes ou presque en énergie et en eau, et qui gèrent leur déchets, etc. Au moment aussi où les contrats des Independent Power Producers (IPPs) arrivent à terme, il est propice d’appeler à des assises nationales pour un avenir énergétique durable impliquant toutes les parties concernées.
Comment faire pour pallier l’intermittence du solaire ou de l’éolienne d’un côté et de l’autre, l’abandon des terres sous culture cannière menant à une réduction de la quantité de bagasse ?
Concrètement, il faut changer d’approche et, sans doute, prendre en exemple ce qui se fait ailleurs, au Cap Vert, au Portugal, en Écosse, en Californie ou même à Rodrigues. La gouvernance énergétique y est solution-oriented, alors que nous nous focalisons trop sur le problème et n’arrivons pas à avancer. À Maurice, sur 20 MW d’énergie photovoltaïque prévue sous forme décentralisée à petite échelle, nous n’en avions que 5 MW en opération en 2017. Par contre, à Rodrigues, les projets aussitôt approuvés sont en opération. Pourquoi est-ce ainsi ? Même chose pour l’éolienne, que le CEB a introduite avec succès.
Les solutions techniques pour le stockage et la régulation des intermittences deviennent abordables aujourd’hui. La vente de batteries a augmenté de 50 % l’année dernière sur le plan mondial, avec des coûts plus compétitifs, moins d’impact sur l’environnement et plus d’efficacité sur un cycle de vie. Il nous faut aussi moderniser notre réseau, le rendre plus intelligent. La maîtrise de la demande est indissociable de tout cela.
Pour ce qui est de la bagasse, cela fait des décennies qu’une centrale produit moins de 50 kWh par tonne de canne, alors que les autres en font trois fois plus. Comment peut-on permettre une telle « inefficience » ? Pire, les contrats favorisent toujours le recours au charbon, au lieu de se tourner vers d’autres biomasses. Il faut impérativement plus d’équité et d’encouragement, particulièrement pour les petits planteurs. Cela s’applique aussi pour le bioéthanol. C’est insensé que nous exportions notre bioéthanol pour des véhicules en Europe ou des turbines à La Réunion, alors que nous importons des énergies polluantes à prix fort pour nos propres besoins.
Finalement, il faut comprendre que la décentralisation, que ce soit de notre production d’électricité comme au niveau de la gouvernance, nous apportera des solutions novatrices. Voyez comment Rodrigues avance plus vite que nous ! Imaginez maintenant que nos collectivités locales soient empowered afin de gérer leurs énergies, les nouveaux bâtiments dans les Smart Cities ou ailleurs, devenant des producteurs et consommateurs d’électricité (des prosumers). Il faut un vrai sursaut avant qu’il ne soit trop tard !
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