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Cédric de Spéville : «Le développement du pays devra passer par la transition énergétique»

Les producteurs locaux ont tous les éléments en main pour être aussi bons, sinon meilleurs, que le reste du monde, affirme Cédric de Spéville. Cependant, le manque d’économie d’échelle résultant de la taille exigüe de notre marché intérieur et l’absence de « level playing field » entre produits locaux et importés, ne jouent pas en leur faveur. Dans cet entretien, le CEO du groupe Eclosia insiste sur le fait que « nous devons produire, créer, exporter et ensuite consommer » tout en évoquant les opportunités rendues possibles par l’économie circulaire et l’importance de la décarbonation. 

Le Budget sera présenté le 7 juin prochain. Il sera question de capital humain, de résilience économique et d’environnement, selon le ministre des Finances. Dans une telle conjoncture, ces thèmes sont-ils pertinents ? 

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C’est certain. Soyons directs. Le capital humain reste un défi majeur pour beaucoup d’industries. À Maurice, nous avons toujours fait preuve d’ouverture et c’est ce qui a aidé à construire le pays – l’accueil, les échanges d’idées, le fait d’apprendre des autres, ailleurs. Aujourd’hui, avec une pyramide des âges qui s’est inversée et une population vieillissante, nous avons un besoin urgent de plus de personnes en soutien à nos industries. Mais nous devons aussi, et surtout, donner envie à nos jeunes de se mobiliser pour des métiers et des industries qui ont du sens. Nous devons leur montrer qu’il est possible de construire ici à Maurice et dans la région en revalorisant certains métiers et en créant des parcours de carrière. En un mot, garder nos jeunes et créer de la valeur ajoutée locale.

Quand on parle de résilience économique, il est question de la capacité à traverser des chocs et de construire durablement notre indépendance. Il s’agit donc de continuer à développer les secteurs importants comme l’agroalimentaire ou la production énergétique et continuer de consolider la production locale. Attention, quand je dis indépendance, je ne dis pas isolement. Toutefois, il faut clairement pouvoir réduire notre vulnérabilité aux chocs extérieurs et pouvoir nous tenir sur nos deux jambes.

L’environnement est devenu un « buzz word » et j’ai envie de dire, c’est tant mieux. C’est une telle évidence de répéter qu’un de nos atouts les plus précieux (pour nous Mauriciens, mais aussi les visiteurs) réside dans la qualité de notre environnement. Pour notre santé et notre attractivité touristique, mais aussi simplement pour la beauté de la Nature qui nous entoure… Il y a beaucoup à faire et il n’est pas trop tard pour agir. Je sens comme un réveil chez beaucoup de personnes, grâce notamment au travail de nombreuses ONG, d’entreprises et d’individus sur le terrain. La préservation de notre environnement est un sujet motivant, engageant, et qui n’est plus un « nice to have », mais une nécessité. 

Dans l’Opposition et même au sein du gouvernement, on parle d’un Budget « la bouss dou ». Peut-on se permettre des largesses dans le contexte actuel ? 

Je pense qu’il est important de voir les choses dans leur ensemble plutôt qu’à travers des slogans qui peuvent sonner creux. L’exercice budgétaire reste un moment important de politique générale et représente bien plus qu’un simple exercice comptable d’allocation de ressources. Certes, nous sommes dans une année électorale et l’expérience nous a montré que ce n’est pas durant ces périodes que les réformes les plus audacieuses sont faites. Pour moi, il n’y a pas de débat possible sur ce qui touche à l’inclusion sociale ou l’amélioration des conditions des plus vulnérables : tout ce qui peut être fait pour aider ou soutenir les Mauriciens les moins bien lotis doit être fait. Mais – et j’insiste sur ce, mais – cela doit se faire de manière responsable, c’est-à-dire sans remettre en cause la résilience que nous souhaitons renforcer et surtout sans faire porter le fardeau des décisions actuelles aux générations futures. 

L’emploi est un enjeu de taille dans un contexte où l’industrie doit passer à une autre étape. Il est primordial que les métiers soient revalorisés afin de répondre à cela"

Quelles sont les attentes des acteurs de l’industrie ? 

Difficile de m’exprimer sans paraphraser l’Association of Mauritian Manufacturers, Business Mauritius ou la Chambre de Commerce et d’Industrie de Maurice : le « ease of doing business », le « cost of doing business », l’ouverture et la bonne gouvernance sont les priorités. Je pense que nous avons déjà un cadre légal et des incitations qui, en règle générale, sont très bons. Cependant, il arrive que la machine se grippe... Pour certains permis, les délais peuvent être très longs et le processus n’est pas toujours parfaitement clair. Certes, notre économie se complexifie, toutefois, chaque niveau administratif doit avoir son pouvoir de décision et donner le maximum de transparence au public. L’autonomisation et la responsabilisation de tous les partenaires sont essentielles pour faire bouger les choses. Car au final, en tant qu’entrepreneurs, nous ne demandons qu’à créer, innover, et avancer. 

Les producteurs locaux ont, à maintes reprises, fait des plaidoyers pour une réduction de notre dépendance à l’importation et pour miser davantage sur la sécurité alimentaire locale. Où le bât blesse-t-il ? En tant qu’acteur de l’industrie locale, que recommandez-vous comme solutions ? 

Nous avons tous les éléments en main pour être aussi bons, sinon meilleurs, que le reste du monde. Là où le problème se pose, c’est essentiellement sur deux points. D’abord, sur le manque d’économie d’échelle au vu de la taille exigüe de notre marché intérieur. Ensuite, l’absence de « level playing field » entre produits locaux et ceux importés. En effet, nous ne jouons pas selon les mêmes règles, car les conditions de production sont différentes. C’est pourquoi les autorités pourraient promouvoir au mieux ce qui existe et donner des facilités à la production locale afin qu’elle reste compétitive face aux articles importés, et garantir ainsi des produits de qualité, une traçabilité et une empreinte carbone réduite. 

Consommation et investissement doivent aller de pair"

L’industrie fait face à d’autres enjeux comme l’économie circulaire, la crise de l’emploi qui touche aujourd’hui quasiment tous les secteurs ou encore la décarbonation de l’industrie. Quelle est votre position sur ces sujets ? 

L’économie circulaire peut être définie comme un enjeu, mais elle représente surtout une opportunité pour Maurice. Le potentiel de création de valeur locale dans les filières de recyclage et de circularité est énorme, sans compter les effets sur l’emploi, la balance commerciale et l’empreinte carbone. Au sein du groupe Eclosia, on collabore auprès d’entreprises, notamment WeCyle engagée dans le recyclage du carton et La Déchetèque qui assure la circularité des matériaux de construction – ou on investit dans des projets comme l’usine de transformation d’Avipro. Ce sont des preuves vivantes que ça peut fonctionner à Maurice.

L’emploi est un enjeu de taille dans un contexte où l’industrie doit passer à une autre étape. Il est primordial que les métiers soient revalorisés afin de répondre à cela. Nous ne pouvons plus produire aujourd’hui comme nous le faisons hier. Il faudrait réaliser des investissements conséquents pour réussir ce passage : la transformation digitale, les innovations technologiques et les énergies renouvelables sont au cœur de ce changement. Du coup, les emplois doivent être repensés pour plus de valeur, d’efficience… Eclosia a d’ailleurs lancé une initiative dans ce sens. Il s’agit d’« Horizon Industrie » qui offre aux employés de la maintenance et des secteurs techniques, tout un « package » pour une carrière sur le long terme : formation, reconnaissance de l’expérience terrain, mentorat, coaching, mobilité au sein du groupe, tout cela pour une vraie évolution de carrière.

Quant à la décarbonation, c’est un énorme sujet pour le pays et la balance commerciale. La logique est si simple : produire plus localement à partir d’énergies renouvelables, au lieu de se jeter sur des produits importés qui ont fait des milliers de kilomètres et qui viennent se rajouter aux potentiels déchets que nous devrons ensuite traiter. La mise en œuvre est complexe, car elle doit réunir tous les acteurs du privé comme du public. Le développement du pays devra passer par la transition énergétique. CNIS (Carbon Neutral Industrial Sector) est un pas dans la bonne direction. À l’échelle du groupe, nous nous sommes engagés dans cette démarche avec la construction de deux fermes photovoltaïques à Amaury qui devrait démarrer en juin de cette année. Ces fermes couvriront 100 % des besoins de nos usines. Il serait d’ailleurs pertinent que ce ‘scheme’ soit étendu à d’autres secteurs d’activités à l’avenir…

Dans le Budget 2021-22, il était question de la mise sur pied de deux nouveaux piliers économiques : l’industrie des énergies vertes et la biotechnologie et industrie pharmaceutique. Mais, on tâtonne encore à ce niveau. Que recommandez-vous pour booster ces deux industries émergentes ? 

Maurice a su, au fil du temps, adopter des stratégies de diversification payantes. Pour les énergies vertes : nous l’avons dit, c’est un énorme potentiel et on avance vite. Pour les biotechnologies, ce n’est pas si simple, car il y a la nécessité de déployer à la base tout un écosystème afin que les effets boule de neige de création d’entreprises puissent se faire. Probablement, nous devrions essayer d’attirer un grand nom qui jouera un rôle de locomotive pour la filière. Je sais que beaucoup efforts sont faits par l’Economic Development Board, la Mauritius Institute of Biotechnology Ltd et je pense qu’il faut continuer. Ce sont des secteurs à haute valeur ajoutée et les résultats ne seront pas là après seulement un ou deux ans. Il faudra persévérer. L’industrie Pharma relève de la même problématique que la biotechnologie. Ceci dit, c’est un secteur que je ne connais pas très bien, il est donc difficile pour moi de commenter davantage…

Après la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine qui ont provoqué une flambée des prix et des disruptions dans les chaînes d’approvisionnement, la consommation semble avoir repris ses droits. Selon les prévisions de Statistics Mauritius, les dépenses de consommation finale dans le pays croîtront de 2,5 % en 2024, contre 1,5 % en 2023. Le fret qui reprend l’ascenseur, la hausse des matières premières, la dépréciation de la roupie risquent-ils de jouer les trouble-fête ? 
L’augmentation de la consommation ne peut pas être une fin en soi. Je pense que pour un individu ou un ménage, il est important tout d’abord d’avoir un salaire, des revenus avant de pouvoir consommer, sinon on vit à découvert et on sait comment ça peut se terminer. La consommation et l’investissement doivent aller de pair. Nous devons produire, créer, exporter et ensuite consommer. D’ailleurs, le taux de change s’ajuste en général pour nous dire ce que nous pouvons acheter, en fonction de nos revenus. 

Tout ce qui peut être fait pour aider ou soutenir les Mauriciens les moins bien lotis doit être fait. Mais – et j’insiste sur ce mais –  cela doit se faire de manière responsable"

Les salaires ont été revus à la hausse cette année. Quel est l’impact sur les prix des produits alimentaires et sur la consommation en général ? 

Je comprends à 100 % le choix fait. En effet, il est essentiel d’augmenter le pouvoir d’achat des Mauriciens au bas de l’échelle. Attention toutefois à la chronologie : logiquement, ce devrait être l’augmentation de la productivité et des revenus qui permet une hausse des salaires... Je suis bien conscient que le sujet n’est pas simple et on ne peut qu’être d’accord sur le fait de favoriser ceux qui ont du mal à joindre les deux bouts. Mais ces choix ne sont tenables qui si nous trouvons, ensemble, des moyens de faire augmenter la productivité. Sinon, il est évident qu’une majoration des salaires entraine obligatoirement une hausse des coûts de production, et donc des prix de vente d’articles locaux, ce qui entraine une baisse de compétitivité du pays. Les entreprises peuvent absorber certains coûts, mais cela n’est absolument pas tenable sur le long terme. 

Il semble qu’il y ait un effort de la part des autorités à valoriser le Made in Moris. Dans le dernier Budget, on retient surtout deux mesures : la création d’un espace dédié aux produits mauriciens à l’aéroport et le financement d’un programme d’accompagnement « En route vers Made in Moris » en faveur de 120 nouvelles entreprises. Comment booster davantage les produits locaux ?  

Nous l’avons détaillé plus haut, mais d’autres propositions complémentaires pourraient aider : des facilités et des initiatives sur la production locale face aux produits importés (comme les programmes de financement pour la modernisation d’équipements et des techniques de production inédites), contrer efficacement le dumping ou prendre en compte les coûts environnementaux via une éventuelle taxe carbone sur les produits finis importés.  

Parlons d’Eclosia. D’une simple start-up, le groupe figure aujourd’hui dans le Top 5 des groupes mauriciens avec un chiffre d’affaires qui atteindra cette année 20 milliards, une vingtaine d’activités, autour de 5 000 employés et une présence régionale à Madagascar, aux Seychelles, en Afrique du Sud, au Kenya ou encore au Rwanda. Qu’est-ce qui fait votre succès ? Et quels vos objectifs sur le court, long et moyen terme ? 

Ça peut paraître bateau, mais je pense que la culture d’entreprise est la clé. Notre mission depuis presque 60 ans est la production locale et l’autosuffisance, elles restent au cœur de toutes nos activités aujourd’hui encore. Nous avons diversifié les secteurs d’activité et regroupé nos 20 entreprises autour de trois piliers centraux : Nourrir, Servir et Faire grandir. Nos derniers investissements se concentrent sur l’économie circulaire – WeCycle et PPI – et les énergies renouvelables. De même que nous contribuons à la sécurité alimentaire du pays, nous pensons à l’heure actuelle qu’il est important de contribuer à sa sécurité énergétique. C’est pourquoi nous avons poussé plus loin notre engagement et investi dans Reneworld, une entreprise 100 % mauricienne engagée dans l’énergie solaire. 

Peu importe le pays dans lequel nous opérons, nous nous assurons que nos activités fassent sens. C’est pourquoi nous avons choisi un business model qui repose sur le business inclusif – en s’assurant que les PME ou entrepreneurs mauriciens, malgaches, seychellois, kenyans, rwandais ou sud-africains soient dans la chaîne de valeur de nos sociétés. L’intégration régionale et l’ouverture internationale sont des moteurs de création permanents pour nos entreprises de production comme pour les services – par exemple pour Charles Telfair Education, Odysseo ou encore Circus. 

Le groupe est un pionnier de la production de volaille à Maurice. Quels sont les défis auxquels fait face cette industrie ? 

Les défis sont multiples pour cette industrie. Tout d’abord, le respect de la biosécurité pour protéger notre île et éviter les épidémies de type grippe aviaire, avoir de la place pour produire dans des endroits retirés, mais connectés, faire évoluer les standards vers toujours plus d’excellence. L’industrie est très dépendante des intrants qui viennent de loin et il nous faudrait des approvisionnements régionaux. Enfin, le manque de main-d’œuvre reste un souci majeur.  

Odysseo, le premier oceanarium de l’océan Indien, a ouvert ses portes en septembre 2021. Quel bilan faites-vous ? Est-ce que la hausse des arrivées touristiques influe-t-elle positivement sur ses recettes ? 

L’Odysseo- oceanarium (Mauritius) LTD a connu un réel succès auprès du public mauricien, comme nous le montre le nombre de visiteurs. Au total : en 2 ans et demi, plus de 450 000 Mauriciens l’ont déjà visité. Odysseo joue pleinement son rôle éducatif via des visites scolaires (plus de 110 écoles et 4 250 élèves), des événements de sensibilisation, des partenariats scientifiques internationaux – dont certains seront annoncés prochainement. Nous venons d’ailleurs de clôturer une tournée de sessions de sensibilisation dans les écoles ZEP. La devise « Connaitre-Aimer-Protéger » est assimilée auprès des visiteurs. D’un point de vue commercial, on se heurte néanmoins à une fréquentation touristique insuffisante, ce qui a un effet sur nos revenus. Nous devons mettre plus d’accent sur la spécificité de cet aquarium mauricien par rapport à tout ce que les touristes peuvent voir ailleurs. Nous savons qu’installer un nouveau produit dans les circuits touristiques prend un certain temps, mais nous sommes confiants que dans l’avenir avec les actions mises en œuvre, notamment tous les projets en gestation de la Mauritius Ports Authority visant à rendre cette zone des salines plus attractive, il y aura du mieux côté touristes également. 

Concluons par la politique. À l’époque où vous étiez président de Business Mauritius, vous avez déclaré que l’absence de réglementation du financement politique était « une honte ». Un projet de loi est en cours. Quelles sont vos propositions à cet effet ?   

Nous sommes un pays moderne, cochant pratiquement toutes les cases au niveau international. J’ai dit à plusieurs reprises et je le répète aujourd’hui, que nous ne pourrons être pleinement fiers de nous que lorsque nous aurons une télé privée et aussi une loi pertinente sur le financement des partis politiques. 
Je suis plus que jamais convaincu par la nécessité de cette réglementation et cela me rassure de voir un projet de loi à l’étude, d’autant plus que le gouvernement comme l’Opposition semblent s’accorder sur la nécessité de réglementer plutôt que de garder le vide juridique actuel. Une loi-cadre cette année serait la bienvenue.
 

 

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