Le journaliste, écrivain et observateur de la société mauricienne, Alain Gordon-Gentil, jette un œil critique sur les événements du pays. Il soutient que plus que jamais c’est l’homme qui fait la fonction et demande un changement de mentalité des politiciens.
La séance parlementaire de mardi dernier a été une nouvelle fois marquée par des expulsions ainsi que des suspensions de députés de l’opposition et d’un député de la majorité, mais aussi par le fait qu’il n’y a pas eu de questions parlementaires car le gouvernement a programmé un budget supplémentaire. Qu’est-ce qu’il faut changer pour avoir une Assemblée nationale qui fonctionne convenablement ?
Je suis journaliste depuis 1977. Comme beaucoup de confrères, la couverture des travaux de l’Assemblée législative faisait partie de nos « assignments » hebdomadaires. Jamais je n’aurais imaginé qu’un jour nous aurions atteint un tel niveau de médiocrité… un niveau de caniveau devrais-je dire.
Publicité
Quand j’entends les hurlements de celui qu’on qualifie de « Speaker » et ses arguments, je me demande si un jour ce pays redeviendra un pays normal. En même temps, il suffit d’avoir la personne qu’il faut à la place qu’il faut pour que tout change. Je suis tombé l’autre jour, en travaillant aux archives pour mon émission de radio « Rétroscopie » sur un entretien d’un journaliste avec sir Radamohun Gajudhur qui parlait des qualités que devrait posséder un Speaker.
Il disait : « C’est un homme qui doit protéger les faibles et la minorité contre les abus de la majorité. Il ne doit jamais accepter de subir la moindre pression politique. Il doit avoir de l’humour et de par son comportement, il doit inspirer la confiance à tous les membres du Parlement. » Je préfère m’arrêter là pour ne pas être trop cruel.
Pour répondre à votre question, c’est la qualité intrinsèque d’un Speaker et la probité de son caractère qui font qu’il sera respecté ou pas. Pour le moment, nous ne sommes pas au bord d’un gouffre, mais plutôt au fond du gouffre lui-même dans cette Assemblée nationale.
Le Cardinal Piat a fait une sortie très forte dans son message à l’occasion du Dimanche des Rameaux. A-t-il été trop loin et comment est-ce que le gouvernement devrait réagir à ce cri du cœur ?
Quand on dit la vérité, on ne va jamais trop loin. Surtout quand il s’agit de l’avenir de votre pays et que vous êtes perçu – à juste titre – comme une autorité morale. Il faut quand même dire une chose. Vous pensez que c’est en écoutant l’Évêque de Port-Louis évoquer le pourrissement de notre démocratie que le Premier ministre, ses ministres et les députés de la majorité ont su que ce pays est pourri ? Vous pensez qu’ils ne le savaient pas ?
La question la plus importante serait plutôt la suivante : pourquoi cela ne les intéresse-t-il pas ? Chacun a sa réponse. Mgr Maurice Piat a été remarquable de patriotisme et de courage. Dans sa voix, il y avait celle de la majorité des Mauriciens qui aiment leur pays et qui pleurent de le voir ainsi s’effriter.
En écoutant la courageuse prise de parole de l’Évêque, je me suis demandé comment a réagi l’abbé Grégoire qui sait si bien cirer les sandalettes des puissants du jour et faire rouler sa cuisine. La vie sait être cruelle quelques fois. N’est pas Roger Cerveaux ou Jean-Claude Véder qui veut.
La semaine a aussi été marquée par le rapport du département d’État américain rendu public mardi, lequel a été extrêmement critique envers Maurice. Rarement on aura vu ce département aussi sévère envers le pays. Qu’est-ce que cela traduit, d’autant que ce n’est pas la première institution qui émet des critiques sur Maurice ces derniers mois ?
Quand nous regardons tomber un à un les rapports de tous ces organismes qui clouent au pilori notre démocratie épuisée, nous n’apprenons rien en tant que Mauricien. Quand un Directeur des poursuites publiques (DPP), poste protégé par la Constitution, doit être évacué de chez lui pour ne pas être arrêté par la police sur les ordres de l’État, on comprend « kot nou pei inn arive ».
Les Mauriciens savent que le fonctionnement de notre démocratie est entre les mains de personnes pour qui la notion même de démocratie n’a aucune importance. Construire des drains, des routes, des ponts et des fly-overs, ça c’est intéressant ! Ça rapporte ! Ce nouveau rapport de l’audit que nous venons de découvrir nous montre l’étendue de la corruption dans notre pays. Un ami me disait l’autre jour : Quand on voit quelque chose qui défie la logique et qu’on se demande pourquoi cela a été fait, neuf fois sur dix, il y a derrière une affaire de corruption.
N’y a-t-il pas suffisamment de garde-fous dans notre système pour empêcher les dérives ?
Arrêtons de croire que ce sont des lois de plus en plus nombreuses qui y changeront quelque chose. Ce pays a bien fonctionné avec les lois existantes pendant très longtemps. Bien sûr qu’avec l’évolution des techniques on doit revisiter certaines lois pour les adapter à l’évolution. Mais vous pourrez renforcer autant que vous voulez les lois, le corrompu trouvera toujours le moyen de se remplir les poches et celles de ses amis.
Il s’agit ici de l’intégrité de chacun. De la probité de chacun. Prenons le cas de l’Assemblée nationale. Sous Harilall Vaghjee, il y avait les mêmes lois, le même Erskine May, la même Constitution. Jamais cet homme n’a élevé la voix. En 40 ans de journalisme, je n’ai pas le souvenir de l’avoir vu empêcher les députés de l’opposition de poser des questions ou de l’avoir vu avoir des crises « tambaves » en direct. J’ai un souvenir : celui de sir Harilall Vaghjee « ordering out ». Qui ? le leader de la Chambre, c’est-à-dire le Premier ministre sir Seewoosagur Ramgoolam. Essayez d’imaginer cela aujourd’hui…
L’actualité du pays concerne aussi l’opposition qui réclame le départ de Maneesh Gobin et celui du Parliamentary Private Secretary Raj Dhaliah, et cela alors même qu’il n’y a pas eu d’inculpation, d’interrogatoire ou d’accusation provisoire. Réclamer leur démission, n’est-ce pas mettre la charrue avant les bœufs ?
Si nous étions dans un pays normal, avec des dirigeants normaux, il n’y aurait rien eu à demander. Ils seraient partis d’eux-mêmes. On a vu un ministre des Transports, c’était en Inde je crois, démissionner à la suite d’une catastrophe ferroviaire qui avait fait plusieurs morts. Mais ça, ça n’arrive que dans une démocratie respectable. Ce que le public comprend mal, c’est, par exemple, cette différence de traitement entre le cas Collendavelloo et ce qui se passe en ce moment.
Il est un fait cependant qu’il y a un silence au niveau du gouvernement autour de cette affaire. Est-ce que cela aurait été dans l’intérêt du Premier ministre de mieux communiquer ?
Communiquer ne changera rien quand la population n’a plus confiance en votre parole. On met toujours sur le dos de la communication beaucoup de problèmes. Cela me fait penser au président français Emmanuel Macron qui pense qu’il n’a pas su expliquer et communiquer sur les avantages de sa retraite. Ce n’est pas une question de communication. La majorité des Français a bien compris, mais elle n’en veut pas ! C’est assez simple à comprendre. Quand on ne vous fait plus confiance tout devient difficile.
Est-ce que vous pensez que dans le contexte actuel, où on voit pas mal de nouvelles formations politiques, une nouvelle force politique peut émerger ?
Je vais vous dire quelque chose qui, je sais, n’est pas du tout dans l’air du temps et qui, même pour certains, n’est pas politiquement correct. Je crois dans le concept de la femme ou de l’homme providentiel. Ce sont des hommes et des femmes qui inspirent un pays qui font naître la ferveur dans une population.
Il va sans dire que des garde-fous démocratiques, notamment une opposition forte, un judiciaire indépendant et une presse libre, doivent être là pour sanctionner les dérives. Mais ce ne sont pas des lois, des collectifs ou des institutions qui inspirent un pays et qui lui passent cette flamme qui le fait se dépasser. Ce sont des âmes particulières qui y arrivent à un moment donné. Pour moi, nous en avons eu deux. Sir Seewoosagur Ramgoolam et sir Gaëtan Duval. Ce sont deux personnes qui sont arrivées dans notre histoire à un moment où nous avions besoin de gens comme ça.
Aujourd’hui, nous cherchons confusément celui qui pourra nous inspirer et nous redonner ce courage pour retrouver un chemin qui nous mènera vers « enn simin lalimier » comme le chantait Kaya. Mais c’est à l’être humain qu’on doit faire confiance. C’est lui qui porte la flamme. En attendant, on doit faire avec ce qu’on a.
Avez-vous l’impression que les électeurs en ont assez des mêmes politiciens qui se succèdent à la tête du pays ?
Oui et non. Nous protestons, nous faisons beaucoup de bruit, mais à chaque élection, nous votons comme des petits moutons bien dressés. Celui-là pour sa communauté, celui-là pour sa caste et celui-là pour sa religion. Celui-là parce qu’on lui a jeté à la figure Rs 1 000 de pension en plus. Alors il s’en fout de l’avenir de son pays et il est prêt à tout renier, y compris l’avenir de ses enfants. C’est cela, paraît-il, la sagesse des aînés.
Beaucoup de gens parlent de politisation à outrance de nos institutions. Est-il vraiment possible de dépolitiser. Si oui, comment le faire ?
Il n’y a pratiquement plus d’institutions qui fonctionnent dans notre pays. Les Mauriciens le savent maintenant. Sans compter les organismes internationaux qui nous le rappellent souvent. Les institutions sont pires que politisées. Elles sont gangrénées. Car après tout, mettre à la tête d’une institution quelqu’un de la même sensibilité politique que le gouvernement du jour n’est pas vraiment condamnable.
Ce qui est criminel, c’est de placer quelqu’un sans aucune compétence à la tête d’une institution importante, et ce pour des raisons qui relèvent davantage du remplissage de poches. C’est cela qui est criminel.
Pour répondre à la deuxième partie de votre question. Quoi de plus simple que de dépolitiser. Il suffit d’avoir la volonté de le faire. J’en reviens à ma réflexion de tout à l’heure : c’est une question de qualité humaine… d’intégrité personnelle.
Il est aussi un fait que la Constitution confère énormément de pouvoirs au Premier ministre et aux ministres, contrairement à beaucoup de pays, dont les Scandinaves, où le pouvoir du chef du gouvernement et du Conseil des ministres est très limité. Doit-on s’inspirer de ces modèles ?
Oui et non. C’est vrai que le Premier ministre dans notre pays détient beaucoup de pouvoirs. Mais en même temps, il ne dispose pas plus de pouvoirs que le Premier ministre britannique dans ce système westministérien. Je n’ai jamais entendu dire dans les débats politiques en Angleterre que le Premier ministre avait trop de pouvoirs.
C’est donc l’usage qui en est fait ici par nos différents premiers ministres qui pose problème. Cela dit oui, nous pourrions revoir certains pans de notre Constitution pour aller vers un partage de pouvoirs plus équilibré. Mais je vous le redis : c’est la personne qui occupe les fonctions qui rendra son poste respectable ou au contraire, en fera une caricature.
Le directeur de l’Audit a rendu son rapport public mardi de la semaine dernière. Une fois de plus, il critique les milliards de roupies de fonds publics gaspillés. Il est aussi « particulièrement inquiet de l’échec de certains organismes publics qui ne parviennent pas à se conformer aux règles et régulations, surtout ceux qui concernent les appels d’offres ». Comment expliquer qu’année après année, et cela à travers les différents gouvernements, pas assez d’efforts ne soient faits pour assainir les dépenses publiques ?
Le rapport de l’Audit est, depuis très longtemps, comme une parole dans le désert de l’indifférence. Pas seulement des hommes politiques, mais aussi des syndicats, de nous, journalistes, et des citoyens. Nous ne sommes plus vraiment scandalisés par le gaspillage. Sans nous rendre compte que c’est le fruit de notre travail à chacun qui est ainsi gaspillé.
Mais c’est vrai que cette année, le rapport de l’Audit démontre des sommets de corruption jamais atteints. Pendant la COVID-19, il y a eu un vrai massacre. Ceux qui se sont enrichis ont été sans pitié pendant que nous étions, nous citoyens, tenaillés par la peur de tomber malade ou de voir mourir nos proches.
Est-ce que cela vous interpelle qu’aujourd’hui, tout un réseau soit démantelé (même uniquement pour blanchiment d’argent) ?
Ces personnes ont opéré depuis des années sans que ni l’Independent Commission against Corruption (Icac), ni la Financial Intelligence Unit (FIU) n’interviennent. Il a fallu que la presse mette la pression pour que l’enquête Franklin avance.
Un jour, avec le recul de l’histoire, on se rendra compte du rôle considérable qu’aura joué et que joue toujours la presse mauricienne comme chien de garde de la démocratie. Il faut aussi parler du bureau du DPP qui fonctionne encore comme une institution consciente de ses immenses devoirs. Il faut se rendre à l’évidence : l’impunité est devenue, sous ce gouvernement, la norme qui a été imposée à la population.
Si on voulait nommer ici tous les scandales étouffés, le journal tout entier ne suffirait pas. Voilà où en est notre pays. Je ne peux pas résister à évoquer l’hommage, ou devrais-je dire le fromage, rendu par le président Roopun à ce grand, cet immense Mauricien qu’a été Serge Lebrasse. Nous savons tous le mépris que porte ce gouvernement aux artistes, mais de là à ne pas savoir qui est Serge Lebrasse et le prendre pour Michel Legris me laisse sans voix. Tout cela est pitoyable.
Notre service WhatsApp. Vous êtes témoins d`un événement d`actualité ou d`une scène insolite? Envoyez-nous vos photos ou vidéos sur le 5 259 82 00 !